Mots-clefs ‘vocation artistique’

Martin Eden de Jack London (EU, 1909)

01.10
2017
cop. Libretto

cop. Libretto

 

Voici un roman longtemps resté sur ma PAL, dont Didier Daeninckx a pu dire qu’il avait changé sa vie, et fait devenir écrivain.

« Si je suis devenu écrivain, c’est que j’étais lecteur, enfant. Lecteur de romans. C’est avant tout Martin Eden, de Jack London. Pour une part, c’est grâce à ce bouquin, à cet écrivain, que j’écris. » (Daeninckx par Daeninckx de Thierry Maricourt, p. 56)

Eh bien… il y a de quoi, en effet. L’histoire d’abord :

La vie du simple marin Martin Eden bascule le jour où il est introduit un soir dans une famille bourgeoise, pour avoir sauvé le fils, Arthur, d’une rixe. Il tombe amoureux de la jeune femme, Ruth, bientôt licenciée en lettres, qui lui apparait comme éthérée, et jure de s’élever de son milieu en améliorant son éducation et en corrigeant sa mise. Intelligent et déjà lecteur, il décide alors de se cultiver de manière autodidacte, aimablement épaulé par Ruth, pleine de sollicitude, mais aussi de préjugés, qui souhaiterait le voir embrasser une carrière au lieu de prétendre vouloir vivre de sa plume…

La quête initiatique du héros, guidé par l’amour, son talent d’écrivain et son esprit critique aiguisé, c’est un peu le conte de fées que j’aurais aimé, comme tant d’autres, pouvoir vivre. Pas étonnant, du reste, qu’il se soit réalisé pour Didier Daeninckx. Ajoutez à cela cette impression de poète incompris, d’albatros individualiste échoué entre un milieu populaire se noyant sous le travail et dans l’alcool, et une société bourgeoise s’inclinant devant le veau d’or, et vous aurez l’un des romans les plus réussis sur la vocation littéraire.

Martha ** de Claude Pujade-Renaud (1992)

04.09
2011

cop. Actes Sud

Martha ou le mensonge du mouvement

« Ils ont macéré dans leur terreur du péché, ils se sont acharnés à extirper les démons de leurs corps. Y compris par la danse : les Shakers pratiquaient ces transes tout en spasmes et tremblements destinées à secouer le mal hors d’eux et à l’éparpiller au lojn. Ces transes, je les ai reprises à ma façon mais pour mieux conserver, concentrer le démoniaque, le faire fermenter en dedans jusqu’à ce qu’il confère à mes créations cette tension paroxystique, ce halètement, ce hoquet de tout l’être. Tel parfois un aboiement rauque. » (p. 72)

Au seuil de sa mort, Martha Graham, danseuse et chorégraphe célèbre, ayant ouvert la voie à la modern dance avec Doris Humphrey, se souvient de ses débuts, de sa relation avec son corps, avec ses os, de sa technique reposant sur le principe du couple « contraction-release »,…

Après l’éblouissant Danse océane, Claude Pujade-Renaud consacre à son ancien professeur de danse, Martha Graham, dont elle suivit les cours de danse moderne en Californie, ce court roman intimiste, comme soufflé sur le ton de la confidence, et dont elle avoue qu’il est son préféré. Effectivement, ce roman est une sorte d’hommage rendu à Marta Graham décédée cinq mois auparavant, au printemps comme elle le prévoyait. Quelle est donc la part de fiction et de réel dans cette mise en mots des confidences de Martha Graham à son ancienne élève devenue écrivain ? Dans « Mentir » écrit en guise d’épilogue, elle se garde bien de nous livrer une réponse, comme voulant mêler intrinsèquement la fiction à la vérité, et brossant un remarquable portrait de cette danseuse pleine de talent.

On y apprend que parmi ses élèves se trouvaient quelques acteurs non moins célèbres : Lisa Minelli, Gregory Peck, …

On y lit son rejet des tenants du ballet traditionnel, et réciproquement :

« Ce que les tenants du ballet traditionnel ne pouvaient me pardonner : avoir commencé mon apprentissage à vingt-deux ans et être devenue néanmoins une prodigieuse danseuse. Impensable pour eux, formés à l’en-dehors dès l’âge de sept ou huit ans : hanches, genoux et pieds tournés au maximum vers l’extérieur de façon à s’inscrire dans une frontalité. Formés et, parfois, déformés, définitivement coincés là. » (p. 81)

Et surtout sa recherche constante d’une nouvelle forme de danse, son exploration des possibilités du corps en le sondant en-dedans :

« Je travaille en dedans. Jamais fini de les explorer les cavernes intérieures. Tout aussi long : dix ans, au moins, pour élaborer un corps dont aucune parcelle ne demeure inerte, même si l’on ne se déplace pas. Comme une vibration des cellules. La danse des molécules ? » (p. 81)

hélas jusqu’à sa lente dégradation, jusqu’à la mort :

« Peuvent-ils comprendre les écrivains, les sculpteurs et compositeurs cette merveille et ce cauchemar d’être danseur et d’avoir son corps pour matériau ? Il se dégarde, l’on perd tout à la fois l’existence et le support du processus créateur. » (p. 90)

Un texte d’une grande sensibilité, mêlant la force de conviction et de travail d’une novatrice, et la fragilité de l’artiste qui consacre toute son existence à son oeuvre.

 

A lire aussi du même auteur :

La Danse océane ** (1988), Vous êtes toute seule ?**(1991), Transhumance des tombes *(2008).

Martha ou Le mensonge du mouvement / Claude Pujade-Renaud. – Arles : Actes sud, 1996. – 112 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Babel ; 235). - ISBN 2-7427-0913-4 : 33 F.

La cité fertile ** d’Andrée Chédid (1972)

28.08
2011

cop. J'ai Lu

 

« Au milieu d’un petit attroupement, Aléfa, la vieille, danse. (…)

Elle a déjà ses habitués auxquels se joignent, sans cesse, de nouveaux promeneurs. On lui lance :

- Fais l’arbre. Fais la pierre. Fais le silence !

Elle écoute. Elle n’écoute pas. Selon l’humeur.

- Fais l’air. Fais la ville. Fais les larmes !

Elle s’exécute. Elle ne s’exécute pas, selon l’instant. Elle interprète ce que son public réclame, ou bien ce qu’il ne demande pas ; pour faire plaisir, pour se faire plaisir. L’un ou l’autre. Elle passe ou ne passe pas à l’action.

Ses cheveux gris, ramassés dans un épais chignon, dégagent le front, la face. Une face craquelée, hâlée. Un visage de carte ancienne, ravivé par l’éclat bleu de l’oeil. » (p. 8-9)

La vieille Aléfa danse et déclame des poèmes sur les berges du fleuve. Les parents s’inquiètent de la mauvaise influence de cette folle sur leurs enfants qui l’adorent. Un jeune agent l’accompagne vérifier son identité. Il sortira de chez elle, désorienté, sans avoir vu ses papiers. Chez elle, c’est l’immeuble où habitent aussi Simon, Livie et leurs enfants. Après une énième tournée dans les villages, avec d’autres jeunes comédiens, Livie quitte Simon en emmenant les enfants chez Natia et Deric, le frère de Simon, celui « qui a réussi ». Mais est-ce cela la vie qu’elle attend ? Où est « la vraie vie » marginale à laquelle elle a pu goûter, comme Aléfa et Simon ?

Andrée Chédid s’étend avec tendresse sur le personnage d’Aléfa plus que sur celui du couple, Aléfa la marginale, l’illuminée, qui s’ouvre au monde toute entière. Elle nous offre là un bijou de prose poétique, véritable hymne à la vie, à l’humanité, à la poésie, à l’art, à la liberté, quel qu’en soit le coût, celui de s’inscrire en marge de la société, vivant de peu, mais vivant.

La cité fertile :  roman / Andrée Chedid. - Paris  : J’ai lu , 2000.- 150 p.  : couv. ill. en coul.  ; 18 cm .- (J’ai lu  ; 3319). – ISBN 2-290-30850-1 (Br.), Prix : 13 F

Un zoo en hiver ** de Jirô Taniguchi (2009)

10.01
2010

Le jeune Hamaguchi se déplait dans son entreprise de textile à Kyôto : lui qui pensait pouvoir dessiner des modèles se retrouve à s’occuper de la réception des produits commandés aux ateliers de tissage et de la livraison auprès des détaillants. Alors, dès qu’il a du temps libre, il va dessiner les animaux du zoo. Un jour, son patron lui demande d’accompagner sa fille Ayako, qui vient de le couvrir de honte en trompant son mari, dans toutes ses sorties pour la surveiller. Comme il la laisse retrouver son amant, il sent le vent tourner pour lui et en parle à un ami qui le fait engager à Tôkyô comme assistant auprès d’un mangaka…

 

Un zoo en hiver est un récit largement autobiographique. L’histoire n’en est pas moins touchante puisque dans ce récit d’apprentissage, Taniguchi révèle au public ses premiers doutes malgré un talent certain, ses rencontres avec d’autres dessinateurs humbles et attachants, et surtout son premier amour, celui grâce auquel sa vocation va s’accomplir, celui pour une jeune fille à la santé déclinante qui va lui donner des idées et l’inciter à achever son manga. On peut d’ailleurs y voir aussi une certaine forme d’hommage à Mariko. Sans être au niveau de Quartier lointain, qui reste de loin son meilleur manga, celui-ci, plus intimiste, vaut le détour pour mieux comprendre son itinéraire.

A lire dans Carnets de SeL du même auteur :

Le gourmet solitaire *
Un ciel radieux **
Icare **
Terre des rêves *
L’orme du Caucase **
Le journal de mon père **
L’homme qui marche ***
Quartier lointain ***

Casterman, 2009. – 231 p. : ill. n.b.. – (Ecritures). – ISBN 978-2-203-02099-3.

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Le portrait *** de Nicolas Gogol

14.09
2005

Traduit du russe par Elsa Triolet

Jeune peintre se consacrant tout entier à son art, vivant en ascèse, Tchartkov voit sa vie bouleversée lorsqu’il trouve dans le portrait angoissant qu’il vient d’acheter de quoi vivre dans le luxe pendant des années. Il ne rêve soudain plus que de gloire et de notoriété auprès de l’aristocratie… Dans une vente aux enchères, l’extraordinaire vivacité des yeux d’un portrait excite la foule jusqu’à ce que la curiosité de cette dernière ne soit piquée par le récit qu’un jeune inconnu leur conte sur son histoire…

Un même sujet, le portrait, est traité de manière différente par deux nouvelles de Gogol aux limites du fantastique. Le sujet de la première se révélera bien plus intéressant que celui de la seconde, qui semble en constituer plus ou moins l’explication mystique, mais qui a peut-être inspiré quelque cinquante années plus tard Oscar Wilde pour son Portrait de Dorian Gray. Toujours est-il que le premier sujet traite de la condition d’artiste, et par-delà des conditions d’émergence de son génie : devient-on un peintre de génie en menant une vie de moine ? Est-on condamné au contraire à la médiocrité au regard de ses pairs si l’on cède aux sirènes de la gloire et des mondanités ? C’est ce questionnement que jugea intéressant Elsa Triolet, à tel point qu’elle proposa sa propre traduction de ces nouvelles, aussi fidèle que possible à la prose du célèbre écrivain russe.

A LIRE !!!

Lire aussi l’article de L’Humanité.



GOGOL, Nicolas.- Le portrait / trad. du russe par Elsa Triolet, postface de Marie-Thérèse Eychart. – Rambouillet : Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 2007. – 125 p.. – ISBN : 978-2-84109-690-9 : 9,50 €.

Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet
42, rue du Stade

78120 Rambouillet

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