Mots-clefs ‘travail’

Lulu femme nue ** à *** d’Etienne Davodeau (2008)

24.02
2011

Copyright Futuropolis

Tomes 1 & 2
“J’en ai marre, Tanguy.”

Tout commence à partir de l’aveu de Lulu fait à son époux sur son portable, à sa sortie d’un entretien d’embauche, certaine de ne pas être prise, après seize ans sans avoir travaillé pour pouvoir élever ses trois enfants. Ce jour-là, elle n’a pas le courage de rentrer chez elle. Elle prend une chambre à l’hôtel où elle rencontre une VRP qui lui propose de l’emmener sur la côte. Ses amis sont tous réunis qui pour retracer son escapade qui pour l’apprendre de la bouche des autres.

Le personnage de Lulu est drôlement attachant. Comment ne pas comprendre le ras-le-bol de cette femme qui semble n’avoir jamais vécu pour elle-même ? Comment ne pas imiter son meilleur ami, inquiet, parti l’espionner, et qui la découvre rayonnante, libre enfin ? Alors vite, au second tome, afin de poursuivre la lecture de cette bande dessinée dont le thème principal, vous l’aurez compris, est la condition féminine de ces épouses et mères si nombreuses, qui, même si elles ne travaillent pas, n’ont jamais de temps LIBRE… pour elles.

Lulu femme nue a son blog, créé par Etienne Davodeau le temps de la parution du second tome !
Et hop, lu en février 2011 le second tome de Lulu femme nue :
Lulu poursuit son escapade. Elle ne veut pas rentrer, pas maintenant.  »A quarante ans passés, pour la première fois de sa vie, votre amie Lulu fait du stop » raconte sa fille à ses amis pressés d’apprendre ce qui lui est arrivé. Elle se retrouve dans une station balnéaire, mais sans un sou pour pouvoir manger et dormir au chaud. Alors elle tente, pour la première fois de sa vie aussi, de voler le sac d’une vieille femme, pour s’en repentir aussitôt et lui venir en aide. C’est alors que cette dernière lui fait une bien étrange proposition : lui offrir le gîte et le couvert en échange du récit de ses journées…
Indubitablement cette BD aura eu le chic pour nous offrir le grand large, nous redonner une bouffée d’air frais, par le biais de cette aventurière du quotidien, en quête d’identité, de rencontres et de liberté.
A lire seulement si vous avez lu la BD : La fin peut paraître un peu étonnante, vu la métamorphose de Lulu, comme si une parenthèse se fermait, mais le lecteur pourra deviner que plus rien ne saurait être comme avant, désormais.
Un vrai coup de coeur !

DAVODEAU, Etienne. – Lulu femme nue : premier livre. – Futuropolis, 2008. – 77 p. : ill. en coul. ; 30 cm. – ISBN 978-2-7548-0102-7 : 16 euros.

Lulu, femme nue. Second livre / un récit en deux volumes d’Étienne Davodeau. – [Paris] : Futuropolis, 2010. – 77 p. : ill. en coul., couv. ill. en coul. ; 30 cm. - ISBN 978-2-7548-0103-4 (rel.) : 16 EUR. – EAN 9782754801034.

Emprunté pour le premier à la médiathèque, puis coffret des 2 tomes acheté à Legend BD.


Rencontre avec Etienne Davodeau
envoyé par EVENE.

Le fils du pauvre ** de Mouloud Feraoun (1950)

20.02
2011

Copyright Points/Hulton archives/Getty Images

Instituteur, le narrateur (qui n’est autre que Mouloud Feraoun lui-même) décide de se peindre comme le firent avant lui Montaigne, Rousseau, Daudet et Dickens. Rien que ça.

Le Fils du pauvre décrit son enfance dans une ville kabyle de deux mille habitants, Tizi, pendant l’entre-deux-guerres.

Chaque chapitre est consacré à un sujet précis : après la description de son village, des classes sociales qui y sont visibles, et de l’intérieur des habitations, le narrateur présente les occupations quotidiennes des différents membres de sa famille, de son oncle et de ses tantes, les questions de mariages, de jalousies et d’héritages, comment ils cohabitent entre eux, avant de faire le récit quasi-autobiographique de fils choyé par rapport à ses soeurs, de sa vie d’écolier et de collégien, avant son départ pour l’École normale.

« Je ne sus le nom de chacune de mes tantes qu’après les avoir bien connues elles-mêmes. Le nom ne signifiait rien. C’était comme pour mes parents. Je me rappelle avoir appris avec une surprise amusée, de la bouche de ma petite cousine, que son père s’appelait Lounis, le mien Ramdane, ma mère Fatma, la sienne Helima. Je compris tout de suite, cependant, que c’étaient les autres qui les désignaient ainsi et que dans la famille nous avions des mots plus doux qui n’appartenaient qu’à nous. Pour moi, mes tantes s’appelaient Khalti et Nana. » (p. 46-47)

Au travers du roman c’est tout un témoignage d’une vie rude que l’on découvre. Comme le titre l’indique, la famille du narrateur vit de peu, de figues, d’olives, de blé, rarement de viande si ce n’est pour l’aïd ou pour complaire au chef du village lorsqu’il y a conflit entre deux familles. Sa famille vit de quelques bêtes, figues et olives. Seul le père travaille sur un chantier, puis au champ, rentré chez lui. Ses tantes travaillent l’argile pour la poterie et la laine.

Il est aussi question d’éducation d’un fils, et comment les garçons sont élevés comme de petits dieux dans leur famille, avec toute la discrimination sexuelle que cela induit :

« J’étais destiné à représenter la force et le courage de la famille.

Lourd destin pour le bout d’homme chétif que j’étais ! Mais il ne venait à l’idée de personne que je puisse acquérir d’autres qualités ou ne pas répondre à ce voeu.

Je pouvais frapper impunément mes soeurs et quelquefois mes cousines : il fallait bien m’apprendre à donner des coups ! Je pouvais être grossier avec toutes les grandes personnes de la famille et ne provoquer que des rires de satisfaction. J’avais aussi la faculté d’être voleur, menteur, effronté. C’était le seul moyen de faire de moi un garçon hardi. Nul n’ignore que la sévérité des parents produit fatalement un pauvre diable craintif, gentil et mou comme une fillette.(…) » (p. 28)

D’éducation à l’école aussi, et comment l’enfant décide, après avoir redoublé sa deuxième classe, de devenir bon élève, et comment l’adolescent s’applique studieusement à réussir ses études pour devenir instituteur, et ne pas retourner travailler au champ.

Enfin ce roman résonne aussi de toute la tendresse d’un petit garçon pour ses tantes qui connaîtront une fin tragique, pour sa famille et surtout pour son père, qui se saigne aux quatre veines pour lui et sa famille, partant endetté pour la France, lui permettant de partir faire des études alors qu’il se retrouve seul à assumer la charge de travail pour nourrir sa famille :

« Ce repas, sous l’oeil dédaigneux des hommes, fut un supplice pour moi. Kaci et Arab se moquaient de ceux qui ne savaient pas élever leurs enfants. L’allusion était directe, je rougissais et je pâlissais. Je me disais, pour diminuer ma faute, que mon père n’avait pas faim. Mais je dus me détromper car, en rentrant à la maison, je lui trouvai, entre les mains, mon petit plat en terre cuite, orné de triangles noirs et rouges. Ce jour-là, il retourna au travail le ventre à moitié vide, mais il grava, une fois pour toutes, dans le coeur de son fils, la mesure de sa tendresse. » (p. 71)

Un livre devenu culte de cet écrivain qui fut assassiné par l’OAS à Alger le 15 mars 1962.
Le fils du pauvre / Mouloud Feraoun. – Paris : Éd. du Seuil, 1995. – 145 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Points ; 180). - ISBN 2-02-026199-5 (br.) : 29 F.
Emprunté au CDI
Écrivain algérien de langue française (Tizi Hibel, Grande Kabylie, 1913 - El Biar, Alger, 1962).

L’anarchisme *** de Daniel Guérin (1965)

04.02
2011

copyright Gallimard pour la couverture

Dans son avant-propos à L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique, Daniel Guérin annonce tout de suite qu’il n’entend pas faire un travail biographique ou bibliographique, ni une énième démarche historique et chronologique, mais examiner les principaux thèmes constructifs de l’anarchisme.

Pour ce faire, il commence par rappeler le véritable sens du mot « anarchie », lequel est souvent perçu au sens péjoratif de chaos, de désordre et de désorganisation, alors que, dérivant étymologiquement du grec ancien, « anarchie » signifie littéralement avec le -an privatif « absence de chef », et par voie de conséquence de figure d’autorité ou de gouvernement. Aussi l’anarchisme constitue-t-il une branche de la pensée socialiste visant à abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et entraînant un certain nombre d’idées – forces que sont la révolte viscérale, l’horreur de l’Etat, la duperie de la démocratie bourgeoise (d’où le refus des anarchistes de se présenter aux élections et leur abstentionnisme), la critique du socialisme « autoritaire », et surtout du communisme, la valeur de l’individu et la spontanéité des masses.

Cet examen permet ensuite à Daniel Guérin de traduire comment, dans la pratique, ces différents concepts permettraient de donner naissance à une nouvelle forme de société. L’autogestion constitue, à plus d’un titre, le concept le plus prometteur et le plus naturellement appliqué. Dans sa définition des principes de l’autogestion ouvrière, Proudhon maintient la libre concurrence entre les différentes associations agricoles et industrielles, stimulant irremplaçable et garde-fou pour que chacune d’entre elles s’engage à toujours fournir au meilleur prix les produits et services. A cette fédération d’entreprises autogérées pour l’économie se grefferait pour la politique un organisme fédératif national qui serait le liant des différentes fédérations provinciales des communes entre elles, décidant des taxes et propriétés entre autres choses, chaque commune étant elle-même administrée par un conseil, formé de délégués élus, investis de mandats impératifs, toujours responsables et toujours révocables. Partant, pour Proudhon, à son époque, il n’y aurait plus de colonies car ces dernières conduiraient à la rupture d’une nation qui s’étend et se rompt avec ses bases. Voilà donc la société future imaginée par les penseurs anarchistes du 19e siècle : une société décolonisée, sans chef, mais constituée d’un maillon de fédérations agricoles et industrielles autogérées, communales et régionales, dont les délégués mandatés sont révocables.

Enfin, Daniel Guérin relate comment dans l’Histoire les anarchistes ont pu s’exprimer ou pas, justement, évincés par exemple de l’Internationale par Marx et de la Révolution russe par Lénine et Trotsky. Il souligne les succès de l’autogestion agricole en Ukraine du sud, dans la Yougoslavie de Tito, dans les conseils d’usine italiens, et principalement en Espagne, avec les collectivités agricoles et industrielles, et la mise en place dans les communes de la gratuité du logement, de l’électricité, de la santé et de l’éducation… mais très vite supprimées par les dirigeants communistes.

Dans cet essai extrêmement clair, Daniel Guérin n’hésite ni à faire l’éloge de certaines idées et expériences réussies, ni à montrer les contradictions et incohérences de certains concepts ou mises en pratique.

Il est bien dommage que cet essai datant de 1965, et donc vieux déjà de 46 ans, n’ait pu être réactualisé à la lumière des années 68 et du renouveau d’une pensée de sensibilité anarchiste aux Etats-Unis, avec notamment le philosophe Noam Chomsky et Murray Bookchin.

Dans l’essai suivant, Anarchisme et marxisme, daté de 1976, Daniel Guérin compare les deux courants de pensée, puisant dans la même source de révolte, mais divergeant dans la conduite du mouvement puis dans la mise en place d’une nouvelle société. Il achève son exposé sur Stirner, individualiste anarchiste, grande figure de la pensée anarchiste, dont on a mal saisi les tenants et aboutissants.

Une lecture extrêmement stimulante de concepts séduisants.

L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique… / Daniel Guérin. – Nouvelle éd. revue et augmentée. – Gallimard, 1981. – 286 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Collection Idées ; 368. Sciences humaines).

En appendice, « Anarchisme et marxisme », texte remanié d’un exposé fait à New York, 6 novembre 1973, et « Compléments sur Stirner », du même auteur. – Bibliogr. p. 281-286
(Br.) : 10,60 F.

Le droit à la paresse ** de Paul Lafargue (1893)

28.01
2011

Le droit à la paresse… Tout de suite d’aucuns songent à Epicure, et ne croient pas si bien penser, car voici les paroles d’Adolphe Tiers contre lesquelles Paul Lafargue va s’élever dès la première phrase de son pamphlet, écrit en 1893 alors qu’il se trouvait en prison : « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » » (Discours prononcé au sein de la Commission sur l’instruction primaire de 1849). Car cette volonté politique prouve à quel point « la parole capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d’anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci. » (p. 8) Or, vous l’avez compris, Paul Lafargue, gendre de Marx, va condamner cette forme de folie qui est l’aliénation du travail, « l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. » (p. 11)

Pour ce faire, il ne cesse de se référer aux sociétés antiques et passées, comme en Grèce, où les hommes libres méprisaient le travail, qu’ils laissaient aux esclaves, et ne s’adonnaient qu’aux exercices corporels et aux jeux de l’intelligence.

Au lieu de ça, « à la fatigue d’une journée démesurément longue, puisqu’elle a au moins quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux celle des allées et venues si fréquentes, si pénibles. Il résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils sortent avant d’être complètement reposés pour se trouver à l’atelier à l’heure de l’ouverture. » (p. 21). 120 ans après, l’amplitude horaire d’une journée a certes diminué, mais on y reconnaît encore sans peine le schéma « métro-boulot-dodo ».

De même, nous vivons toujours dans une société de surproduction, dont les travailleurs ne sont pas souvent les plus gros consommateurs, et où l’industrie profite de la menace du chômage pour fabriquer à meilleur marché et embaucher à moindre prix, pour engranger de plus gros bénéfices : son constat n’a pas changé.

Alors quelle solution propose-t-il ? Tout bonnement de ne faire travailler les ouvriers que trois heures par jour, afin que ces derniers aient tout loisir de bien se reposer, d’aller au spectacle, au théâtre, et de consommer les fruits de son travail. Trois heures ! Il y va un peu fort, tout de même, même pour aujourd’hui, plus d’un siècle après. Nous qui, en France, ne sommes qu’aux 35 heures, il propose ni plus ni moins une semaine de 18 à 21 heures. Belle perspective, pour arriver au plein emploi de la population active, mais, dans les mentalités, pas pour tout de suite, ni proportionnellement aux salaires actuels.

Ce pamphlet est d’une brûlante actualité : « Travailler plus pour gagner… plus ? » Ce que Paul Lafargue déplorait alors n’a pas changé : ce sont les victimes elles-mêmes qui réclament toujours leur droit au travail, leur droit à travailler plus, à faire des heures supplémentaires… Pourquoi ? Parce que leur salaire reste réellement insuffisant pour vivre correctement (ne faut-il pas plutôt valoriser le taux horaire ? Est-ce normal que le travail d’un mois suffise à peine à payer loyer, factures, transports et nourriture ?) ou pour s’offrir de nouveaux besoins dictés par ces mêmes commerces et industries qui les exploitent (fashion victim, course aux soldes, aux nouveaux produits technologiques, durée de vie moindre du petit et gros électroménager,…).

A lire et à relire tant qu’il paraîtra hélas toujours utopique aux yeux du plus grand nombre.

Vous pouvez le lire en ligne gratuitement dans son édition originale.
Le droit à la paresse / Lafargue ; avec une postf. de Gigi Bergamin ; ill. de Frantz Rey. – [Paris] : Mille et une nuits, 1994 (Impr. en Italie). – 79 p. : ill., couv. ill. en coul. ; 15 cm. – (Mille et une nuits ; 30). - Bibliogr. p. 79. - ISBN 2-910233-30-8 (br.) : 10 F.

Lafargue, Paul (1842-1911), de nationalité française, né à Santiago de Cuba le 15 janvier 1842, mort à Draveil (Essonne) le 25 novembre 1911 : Homme politique, médecin et journaliste. – Théoricien marxiste. – Fondateur du parti ouvrier français (1880)

L’employé ** de Jacques Sternberg (1958)

25.12
2010

Jacques Sternberg s’apprête à ouvrir une porte. Il est 10h05. C’est un 12 avril. Durant une minute il va s’évader complètement de la réalité pour nous en faire découvrir une autre, celle de son imagination débridée :

D’abord fils d’une mère nymphomane et de plusieurs pères, rescapé d’une fratrie sanguinaire, suicidaire ou assassiné, il renaît pieuvre puis est avalé par un cerisier qui devient peuplier et donne des oranges. Quand enfin un obus foudroie l’arbre, il est retrouvé grandi, mûr pour rencontrer toute une succession de femmes aux prénoms étranges, et aux traits plus particuliers encore. Et puis, il devient employé. Un emploi qui exige sérieux et ponctualité. Interchangeable aussi. Car lui-même ne sait plus dans quelle entreprise il est censé travailler. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Elles se ressemblent toutes, il les a toutes plus ou moins connues. De même, il ne sait plus qui il est. Et puis, tous les jours se ressemblent aussi. Comme les années. Le temps passe pour les autres, qui s’affairent, pas pour lui…

« Quelle heure peut-il bien être pour les autres ? Pas loin de midi probablement, car l’accélération du rythme indique qu’une trêve est proche. Déjà certains employés décrochent des situations. Des années auraient donc passé ? Les faits me donnent raison : un tel que j’ai vu entrer ce matin comme manutentionnaire me donne à présent des ordres sous l’aspect d’un chef de rédaction. Il porte d’ailleurs la barbe, maintenant. Et une alliance. On me parle d’affaires dont je n’ai jamais entendu parler, on jongle avec des succursales qui me sont inconnues. »(p. 135)

En couverture, le dessin de Siné illustre parfaitement l’image que le lecteur peut se faire de ce narrateur iconoclaste, qui nous plonge dans un monde cauchemardesque où s’enchaînent l’une après l’autre des situations tout aussi absurdes.

L’absurde est effectivement le maître mot pour qualifier ce roman de Jacques Sternberg, peut-être bien son meilleur d’ailleurs. Comment peut-on être capable d’écrire un roman pareil ? On ne peut s’empêcher de penser en le lisant aux pièces d’Eugène Ionesco auquel il fait d’ailleurs un clin d’oeil en évoquant page 38 une « cantatrice chauve » au quatrième.

L’absurde, c’est le travail, c’est le terrifiant « métro-boulot-dodo », c’est la fuite du temps, c’est la mort qui arrive au bout de toutes ces minutes, toutes ces heures, tous ces jours passés au travail… C’est ce qu’écrit, répète et martèle Jacques Sternberg dans toute son oeuvre. Il publie ainsi chez différents éditeurs de nombreux romans fustigeant ou fuyant la médiocrité d’une petite vie de bureaucrate. Description au vitriol d’un monde du travail absurde et délirant, aux inspirations nettement autobiographiques, L’Employé, publié aux Editions de Minuit en 1958, obtient, conjointement à son ami de toujours, Roland Topor, qui illustre ses textes, le prix de l’humour noir, et sera vendu à environ 8000 exemplaires. Il ne sera édité en poche qu’en 1989 aux éditions Labor, mais lui permettra, avec Un jour ouvrable, d’attirer l’attention d’un réalisateur français, et non des moindres, puisqu’Alain Resnais fait appel à lui pour écrire le scénario de son film Je t’aime, je t’aime, qui devait passer complètement inaperçu en sortant en plein mois de mai 1968.

En savoir plus :

- La chronique de Philippe Curval, Fiction, décembre 1958, n°61

- Celle de Nicolas Ancion ci-dessous (mais si, on peut le relire !!!!)

L’employé  / Jacques Sternberg. – Paris : les Éditions de Minuit, 1958. – 219 p. : couv. ill. ; 19 cm. – ISBN 2-7073-0020-9.

Mineur de fond par Augustin Viseux (1991)

25.10
2010

Fosses de Lens : soixante ans de combat et de solidarité

Briquet (1908)

Né en 1909, fils et petit-fils de mineurs, Augustin Viseux, faisait partie de ces gueules noires du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Dès l’âge de quinze ans, il lui a fallu travailler à la mine : d’abord galibot, il pousse la berline de charbon, puis il passe par presque tous les métiers de la mine. Après avoir étudié avec acharnement à l’école des mines de Douai, il devient porion, puis ingénieur divisionnaire, et finit ingénieur en chef.

Ce récit de 440 pages, avec annexes, illustrations, croquis… illustre parfaitement ce que pouvait être le dur travail de mineur dans la première moitié du siècle. C’est d’ailleurs l’un de mes grands-pères qui me l’a prêté, mineur durant vingt ans dans le Nord, l’autre ayant succombé depuis à la silicose, cette maladie du mineur comme on l’appelait. Grâce à ce témoignage, m’a-t-il dit, non seulement il se replongeait dans son passé, mais il comprenait mieux certains modes de fonctionnement explicités par cet ancien ingénieur. Pour les nouvelles générations, cette autobiographie traduit en mots simples le travail et la conscience d’un mineur qui a toujours oeuvré pour l’amélioration des conditions de travail et de rendement dans les exploitations minières.

Forcément subjectif, ce témoignage, ne l’oublions pas, est aussi celui d’un supérieur hiérarchique, qui n’adhère pas toujours aux mouvements de grève de ses subalternes… C’est là tout ce que l’on peut reprocher à cet admirable portrait d’une profession qui a beaucoup souffert. Deux romans évoquent aussi le métier de mineur : Germinal, bien sûr, pour la période du 19e siècle, et La poussière des corons pour le début du 20e siècle.

Une visite au musée de Lewarde ne pourra que compléter le tableau. D’anciens mineurs en assurent encore la visite guidée. Intérieur de coron, salle des pendus, lampisterie, galerie, vous visualiserez d’autant mieux la vie que menaient autrefois ces hommes courageux et galvanisés par leur sens de la solidarité.

Plon, 1991. – (Terre humaine).
Emprunté à mon grand-père.

Le Jour de la Gratitude au Travail de Akiko Itoyama

29.04
2008

cop. Picquier

Titre original :  Oki de matsu (Japon, 2004 – traduit et publié en France en 2008)

Pour avoir molesté son patron alors qu’il tripotait sa mère – elle, passe encore-, Kyôko se voit contrainte de démissionner et se retrouve à pointer au chômage et à rester vivre seule à 36 ans chez sa mère. Une voisine lui propose alors une rencontre arrangée avec un homme fou de son entreprise… Au travail, de solides liens d’amitié se tissent entre Oikawa et Futo, tous deux sortis de la même promotion et recrutés dans la même entreprise d’équipement sanitaire et la même ville. A tel point qu’un pacte les lie : si l’un d’eux meurt, l’autre devra détruire le disque dur de son ordinateur pour emporter avec lui ses secrets. Or Futo meurt accidentellement…

 

Conçue en diptyque, cette vision du monde du travail au Japon s’ouvre sur le regard désabusé d’une jeune femme lucide, en proie au chômage et au sexisme, et se referme sur une amitié entre collègues au travail si solide qu’elle va bien au-delà de l’amour et de la mort. Comme l’endroit et l’envers d’un décor quotidien. Mais l’impertinence du premier l’emporte sur l’affection du second :


« Chose bizarre, les femmes qui aiment les enfants ont l’air douces et celles qui disent les détester ont l’air méchantes. Bien sûr, tout le monde sait que les enfants ne sont pas des anges. Ils sont sales, ils mentent, ils font des caprices, ils sont niais et enquiquinants au possible. » (p. 19)

 

Apprécié

 

ITOYAMA, Akiko. – Le Jour de la Gratitude au Travail / trad. du japonais par Marie-Noëlle Ouvray. – Picquier, 2008. – 100 p.. – ISBN 978-2-87730-990-5 : 13 €.