Mots-clefs ‘torture’

La question ** d’Henri Alleg (1958)

20.12
2010


Membre du parti communiste français, directeur d’Alger Républicain de 1950 à septembre 1955, date à laquelle fut interdit ce quotidien donnant la paroles à toutes les tendances, Henri Alleg se heurte aux autorités au cours de ses nombreuses démarches effectuées pour lever cette censure pourtant reconnue par le Tribunal administratif comme tout à fait illégale.

En novembre 1956, il passe lui-même dans la clandestinité pour échapper à l’emprisonnement, comme bon nombre de ses anciens collaborateurs.

Le 12 juin 1957, il est finalement arrêté par les parachutistes de la 10e D.P. au domicile de son ami Maurice Audin, lui-même arrêté la veille et qui mourra sous la torture.

Il fait ici le récit des tortures dont il fut victime durant tout le mois de sa détention à El-Biar, dans la banlieue d’Alger, avant un premier transfert au « centre d’hébergement » de Lodi.

« Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence. » (incipit, p. 13)

S’il témoigne ici des sévices endurés, c’est pour être utile à la prise de conscience des autres Français, pour traduire ses tortionnaires devant la justice et pour empêcher que ces pratiques ne se poursuivent.

« Lo… m’attacha sur la planche : une nouvelle séance de torture électrique débutait. « Ce coup-ci, c’est la grosse Gégène », dit-il. Dans les mains de mon tortionnaire, je vis un appareil plus gros, et dans la souffrance même je sentis une différence de qualité. Au lieu des morsures aiguës et rapides qui semblaient me déchirer le corps, c’était maintenant une douleur plus large qui s’enfonçait profondément dans tous mes muscles et les tordait plus longuement. »

C’est en secret, lors de sa détention à Barberousse, la prison civile d’Alger, qu’Henri Alleg écrivit ce récit dénonçant l’utilisation de la torture par les militaires en Algérie, et qu’il le remit à ses avocats. Il relate dans ses moindres détails sa plongée dans l’horreur la plus insoutenable, ses tortionnaires se comparant eux-mêmes à la Gestapo, incapables de faire preuve de la moindre pitié, voyeurs et doublement retors pour cette « grosse légume » soutenant la cause de leur ennemi.

Publié en 1958 aux éditions de Minuit, ce témoignage est censuré en mars 1958. Le Canard enchaîné publie alors les photocopies, en petits caractères, des articles censurés en France, d’André Philip sur le raid de Sakiet, et de Jean-Paul Sartre, à propos de ce livre,  lequel fut réédité en Suisse par Nils Andersson, deux semaines après. En choisissant la censure, le gouvernement français se faisait alors complice de l’institutionnalisation de la torture. Trop tard. Des milliers d’exemplaires avaient été vendus. Désormais on savait.

La quatrième de couverture, qui cite le psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers, nous donne elle aussi une leçon de devoir de résistance, universelle.

ALLEG, Henri. – La Question. – Paris, les Éditions de Minuit, 1958. In-16 (19 cm), 112 p. [D.L. 2358-58] -VIIf-. - Collection Documents.

Edition originale achetée au Marché aux livres, place du Martroi à Orléans.
Vous pouvez lire le texte en ligne ou l’imprimer sur Algeria Watch.

Ceinture rouge précédé de Corvée de bois ** de Didier Daeninckx (2001-2002)

27.07
2010

Corvée de bois ** (2002)


A la sortie d’un concert de Gilbert Bécaud, deux amis étudiants en médecine, Jacques et le narrateur, se retrouvent au commissariat de l’Opéra Garnier, inculpés pour dégradation de biens privés, saccage et vol. Pour leur éviter la prison, on leur propose de mettre un terme à leur sursis en les envoyant directement en Algérie. Dès lors, le narrateur s’intègre très vite à son commando de paras…


« Je relève le canon de ma mitraillette vers son torse. Ce n’est pas son refus qui a décidé de son sort, mais la moue méprisante qu’il a laissée traîner sur ses lèvres. La rafale disperse les pièces du boîtier, le verre concave du flash, puis il s’affaisse sans un râle sur son scoop inutile. » (p. 33)


Au début, on s’interroge, notamment lors de l’impassibilité du narrateur en assistant au viol d’un appelé qui a refusé de sauter, une gonzesse, un dégonflé. Et puis, dès son arrivée en Algérie, tirant sans sourciller sur femme, vieillard, journaliste, on comprend qu’on regarde cette guerre à travers les yeux d’un salaud. C’est écœurant. Didier Daeninckx a choisi de frapper fort en concoctant ce petit concentré de tout ce qui a pu être commis d’innommable au cours de cette « opération de pacification ».


Ceinture rouge (2001)


A la mort de sa grand-mère qu’il connaissait à peine, le narrateur est chargé de trier ses affaires. Dans le grenier, à l’intérieur d’une valise, une dizaine de clichés font apparaître sa grand-mère, de 1961 à 1975, aux côtés de nombreux immigrés, issus du Maghreb, d’Afrique, de Chine, de Russie, d’Espagne. A partir des adresses laissées dans le cahier de condoléances, le narrateur décide alors de partir à la recherche de toutes les personnes qui figurent sur ces photographies, pour apprendre qui était vraiment sa grand-mère.


« La famille s’était retrouvée au grand complet autour d’une immense paëlla, au stand du Parti communiste espagnol. Rose était là, en bout de table. J’ai fait un effort pour ne pas perdre son image, obligeant à revenir de l’enfance les senteurs mêlées de forêt mouillée, de riz, de safran. Elle s’est levée et s’est mise à parler, en français d’abord, puis en castillan. Quand elle a eu terminé, ils se sont tous levés pour chanter El Paso del Ebro, un hymne de la république espagnole. » (p. 96-97)


La quête du narrateur sert de prétexte à un rapide tour d’horizon des différentes vagues d’immigration qu’a connu la banlieue parisienne, formant une ceinture rouge par ces  réfugiés politiques, pour la plupart communistes. Un aperçu des banlieues du monde.


DAENINCKX, Didier. – Ceinture rouge précédé de Corvée de bois. – Gallimard, 2003. – 106 p.. – (Folio. 2 euros ; 4146). – ISBN 2-07-030533-3 : 2 euros.
Emprunté

Entendez-vous dans les montagnes ** à *** de Maïssa Bey (2002)

24.07
2010

Dans le compartiment d’un train français, la narratrice, une Algérienne, est rejointe par un vieil homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs, puis par une jeune fille blonde et lisse, sûre d’elle, Marie. Partagée entre son envie de terminer Le Liseur de Schlink pendant le trajet et la résurgence de souvenirs datant de 1957, à l’époque où son père instituteur mourut torturé par l’Armée française, cette intrusion l’ennuie. Le vieil homme, Jean, entame une conversation qu’elle n’a pas envie de poursuivre, par quelques banalités, un compliment sur son beau pays. Il lui avoue alors qu’il y a passé dix-huit mois, qu’il était appelé. Aussitôt Marie intervient. Son grand-père est pied-noir : il lui a souvent parlé de l’Algérie, mais celle d’avant les « incidents ». Piquée par la curiosité, elle les pousse à lui dévoiler ce qui se cache derrière ce silence obstiné…

« - Personne n’est sorti indemne de cette guerre ! Personne ! Vous entendez !

L’exclamation résonne comme le bruit d’une porte qui claque. Il a brusquement haussé le ton, comme s’il voulait la convaincre, la faire taire peut-être. Mais est-ce vraiment là le seul objet de sa colère ? » (p. 70-71)

Ce huis-clos arrangé autour d’une fille de fellaga, d’un ancien combattant d’Algérie et d’une petite-fille de pieds-noirs, a certes quelque chose de factice, d’autant plus invraisemblable, quand on saisit la nature de l’étrange confrontation entre cette femme et ce vieillard, cette fille de victime et son bourreau. Maïssa Bey elle-même s’en amuse, ironise sur le fait qu’il ne manque plus que la présence d’un harki, pour que le tableau soit complet. Mais la limpidité de son écriture doublée par la concentration de l’effet portée par la brièveté du récit l’emporte sur l’abus de ces coïncidences. Car ce huis-clos vibre et résonne entre ce dont les deux protagonistes se souviennent, ce qu’ils évoquent à demi mot et tout ce qu’ils taisent.

Dans cette confrontation, la réalité s’avère pire que l’imaginaire de cette fillette à qui on a enlevé et torturé le père. C’est d’ailleurs en cela que réside le thème principal de ce court roman : les bourreaux d’une guerre ne sont pas des monstres, ils ressemblent à tout le monde, ils sont des fils, des frères, des maris, des pères aussi, ils vivent et agissent comme leurs victimes, et ce n’est qu’en obéissant aux ordres comme tous leurs confrères enrôlés dans la même galère, au nom d’un territoire, d’une patrie, d’une religion, qu’ils se révèlent capables du pire, en se persuadant d’être du bon côté, voire en obéissant aux ordres, tout simplement.

Or la guerre d’Algérie n’a pas compté de héros dans le camp français. Cette guerre qui ne voulait pas dire son nom, qui cherchait à enrayer la rébellion des habitants de ce pays exploité, voulant s’extraire de leur misère et du joug de l’Etat français, n’a compté que des vaincus, contrairement aux deux autres guerres. Elle a transformé des hommes en tortionnaires ou les a rendus complices par leur silence nourri par la honte.

Il est temps de parler, nous invite ce beau texte, il est temps de dénoncer pour ne plus jamais recommencer.

BEY, Maïssa. – Entendez-vous dans les montagnes. – éditions de l’aube, 2010. – 83 p. : ill. n.b.. – ISBN 978-2-8159-0027-0 : 6,20 euros.
Acheté fin juin 2010 à la librairie « Les Temps modernes » d’Orléans.

Petit Oncle * de Sherko Fatah (2006)

19.03
2006

Berlin, un soir de Noël dans les années 90  :  trois jeunes allemands désoeuvrés suivent les pas de Rahman, un jeune immigré kurde irakien, dans un parc à la tombée de la nuit, l’aident à tuer l’un des cygnes qui ornent le lac et, de retour chez lui, à le préparer pour le faire cuire. Quelque temps après, Michael, étudiant en quête d’un ailleurs, amène dans ce même appartement « Petit Oncle », un réfugié politique kurde, un vieil homme qui semble avoir perdu l’usage de la parole et qu’a pris sous sa protection Nîna, une autre jeune réfugiée qui ne parle pas un mot d’allemand, et dont il est tombé amoureux. La soirée tourne mal.  Pour essayer de mieux comprendre les épreuves qu’a pu traverser « Petit  Oncle », Michael accepte de partir avec Rahman dans le nord de l’Irak…

Vaincre son empathie, comprendre la souffrance de l’autre en voyant dans quel milieu il a vécu, tels sont les buts que s’assigne inconsciemment ce jeune berlinois, et par son entremise tout lecteur qui entreprend la lecture de ce roman âpre, militant, rendant palpable l’horreur de la guerre, de la torture, du meurtre gratuit, qui sont le lot quotidien de milliers de personnes, dont certaines parviennent jusqu’à nos paisibles frontières.

FATAH, Sherko. - Petit Oncle / trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. – Métailié, 2006. – 231 p.. – (Blbliothèque allemande). – ISBN : 2-86424-558-2 : 20 €.
Service de presse