Morris Magellan apprend par un ami, lors d’une des huit fêtes arrosées qui remplissent ses nuits de week-end, qu’il vient de perdre son père :
« Il avait un mauvais coeur », expliques-tu à Helen et Andy. C’est seulement là cependant, plus de dix ans après avoir lâché cette remarque, que tu pourrais en réaliser l’ambiguïté. Cette ambiguïté t’a permis de dire exactement ce que tu ressentais à son propos. » (p. 28)
A l’âge de trente-quatre ans, Morris Magellan se rappelle cette soirée où, complètement ivre, il a failli abuser d’une jeune fille, et cette fois où, lors d’un pique-nique à la campagne, il découvre stupéfait la relativité des choses, cette autre où son père est rendu furieux en l’entendant chanter une chanson d’amour, ou toutes ces fois où il a imaginé toucher la main de ce dernier sans jamais oser le faire. Désormais, il a – ce qu’on pourrait dire – réussi : cadre dirigeant dans une société de biscuits, il gagne cinq fois plus que ses manutentionnaires, qui se lèvent plus tôt que lui et terminent plus tard, habite un pavillon en banlieue avec sa tendre épouse Mary et ses deux jeunes enfants, Tom et Elise. Il ne semble plus rien à avoir à espérer de la vie. Mais à redouter, oui. Car quand son gosier s’assèche, quand « la boue » menace de tout recouvrir, il lui faut boire, à tout prix et vite. Alors dès le matin, au réveil, c’est un verre ou deux en douce avant d’appeler sa famille pour le petit-déjeuner ; au bureau, sa bouteille de cognac l’aide à voir la journée défiler plus vite ; le soir, quelques verres l’aident à passer une bonne soirée ; et le week-end, ses soirées « biscuits » font tanguer le navire de sa chambre avant de réclamer une autre rasade d’alcool pour tenir debout, quitte pour cela à briser la vitre d’un meuble. Seule sa femme Mary sait et tente de l’aider, compatissante. Mais de sa pitié il ne veut pas, elle ne l’aide pas, et lui s’enfonce toujours davantage, oublie les événements de la veille, sa main passée sur la cuisse de sa secrétaire…
Ecrit à la deuxième personne du singulier, le roman du poète Ron Butlin, paru en Ecosse en 1987, a de quoi déranger : il fait plus qu’égratigner les signes de la réussite sociale d’un cadre des années 80, il en montre l’envers du décor, le désespoir de ce trentenaire qui constate n’en être encore qu’à la moitié (de sa vie) : quel ennui ! Ce conformisme, il le noie dans l’alcool, qui coule à flots dans son gosier pour étancher sa soif d’impuissance. Jamais on n’avait lu pareille vision du dedans de l’alcoolique à la raison troublée par son besoin irrépressible d’alcool, ce solvant salutaire qui l’empêche de sombrer, mais qui provoque chez lui hallucinations et amnésies. Un obus dans le paysage littéraire.
Lire la critique de Pascal Paillardet dans le Matricule des anges et celle de Laurence sur Biblioblog.
BUTLIN, Ron. - Le Son de ma voix / Traduit de l’anglais (Ecosse) par Valérie Morlot, préface d’Irvine Welsh. - Quidam Éditeur, 2011. - 154 p.. – EAN 13 9782915018684 : 16 €. Offert par l’éditeur en personne lors du Salon du livre de Paris 2012.