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Philippe Claudel

31.01
2015
cop. mediatheque

cop. bibliothèque les Jacobins

Ce vendredi 16 janvier 2015, une fois n’est pas coutume, c’est à la bibliothèque des Jacobins, à Fleury-les-Aubrais qu’il m’a été donné d’écouter Philippe Claudel répondre aux questions de ses lecteurs. Comme à la librairie des Temps modernes, l’assemblée était dans la fleur de l’âge, tant et si bien qu’on me donna même du « jeune fille » ! Ce qui ne lasse pas de m’inquiéter sur la pérennité de ces rendez-vous dans quelques décennies. Mais ceci est un autre sujet…

Tenace, l’équipe des bibliothécaires des Jacobins relançait Philippe Claudel depuis 2009 avant de pouvoir l’accueillir entre ses murs avec son club lecture.

Philippe Claudel, trop occupé ? Sans aucun doute. Ses nombreux succès et prix littéraires (prix Renaudot pour les Ames grises, prix Goncourt des lycéens pour Le Rapport de Brodeck, César du meilleur premier film pour Il y a longtemps que je t’aime), ses nombreuses activités professionnelles (écrivain, réalisateur, maître de conférence à l’université de Nancy sur l’écriture scénaristique, membre de l’académie Goncourt), ses nombreux déplacements à l’étranger où ses romans sont traduits, le rendent finalement peu disponible. Une chance, donc, de pouvoir le réécouter, après une première fois lors de son intervention auprès des lycéens à Rennes en décembre 2003, pour les Ames grises.

Voici dans ses grandes lignes l’échange qui eut lieu ce soir-là :

Vous êtes un auteur imprégné d’Histoire. Votre thématique s’inscrit autour de la mémoire, de la tolérance, de l’étranger. Est-ce que ce sont autant de batailles que vous menez ?

L’histoire des grands traumatismes est au coeur de mon oeuvre, en effet.

D’abord par sa dimension nationale : dans la littérature française, la guerre est souvent présente. La France est un pays qui examine beaucoup son passé. La littérature française est une littérature du ressassement, du traumatisme.

Ensuite par sa dimension personnelle, liée à ma région, à la Lorraine, et à ma famille. J’ai grandi à mi-chemin entre Verdun et le camp de Struthof. Enfant, mes voyages scolaires oscillaient entre les deux, ma commune était encerclée par des cimetières militaires, et ma famille parlait sans cesse des guerres.

Mais j’écris de la fiction, rien d’autre, et vous remarquerez que dans Les Ames grises, il n’y a ni datation, ni géographie identifiée, et dans Le Rapport de Brodeck, la langue est inventée, et les mots « juif », « nazi » et « holocauste » ne sont jamais prononcés pour évoquer une situation humaine.

En littérature, ce qui m’intéresse, c’est d’inspecter les moments de rupture, où l’homme doit se placer sur l’échiquier.    

cop. Carnets de SeL

cop. Carnets de SeL

Votre écriture est très visuelle dans vos romans. La passion du cinéma vous est-elle venue en même temps que l’écriture ?

Mon amour du cinéma a toujours été là, en même temps que mon amour de la littérature.

Enfant, je fréquentais deux cinémas. J’ai grandi dans une famille modeste mais qui avait un grand intérêt pour la culture. Il était plus facile d’écrire que de filmer, enfant. A la faculté j’ai pu réaliser mes premiers court-métrages, mais ce n’est qu’à 45 ans que j’ai réalisé mon premier long-métrage, et publié à 37 ans mon premier roman. Avant j’écrivais, bien sûr, mais tout ce qui a précédé n’était pas intéressant.

Vous auriez envie d’adapter vos romans ?

Je ne veux surtout pas adapter mes romans car si un livre est un livre, c’est que ça ne pouvait pas être autre chose. C’est la réciproque pour un film. Quand j’écris un roman, mon outil principal c’est la langue, l’histoire est née dans le langage, alors que le film est né avec un désir d’acteurs, un désir de lumières, de sons. Au cinéma on peut filmer sans un mot. J’ai donné l’autorisation il y a deux ans d’adapter Le Rapport de Brodeck en BD. Remarquez d’ailleurs : mes quatre films n’abordent absolument pas la problématique de la guerre, mais sont plutôt des histoires contemporaines sur l’intimité. Suivant le support, je traite de thématiques différentes. 

Qu’est-ce qui vous permet de vous exprimer le mieux, roman ou film ?

Mon espoir, que ce soit un livre ou un film, c’est que cela continue à vivre en chaque lecteur, en chaque spectateur.

Comment écrivez-vous ?

Je n’ai pas de règle : quand j’ai envie d’écrire. C’est ma seule règle. Et encore…

Je n’écris pas le soir. Je suis plutôt du matin. Et je préfère l’hiver à l’été, où j’ai envie de sortir. J’adore tout ce qui est papeterie – carnets, crayons,… – mais je suis incapable d’écrire sans ordinateur portable. 

Comment fait-on pour passer à un autre roman après avoir fini Le Rapport de Brodeck ?

L’Enquête, qui a suivi, n’est pas un roman à proprement parler. Je m’y suis essayé à tous les genres par le biais de mon protagoniste : le fantastique, la SF, … Parfums non plus. Je me pose beaucoup de questions sur le roman. 

Derrière la façade sombre de vos romans êtes-vous un optimiste ?

Ce n’est pas à moi de vous le dire. A partir du moment où mon roman est publié, je le donne au public. Et c’est ce dernier qui interprète. Quant à moi, chaque matin, je peux être d’un plus ou moins grand optimisme.

Qui dans votre carrière vous a soutenu, vous a aidé ?

Si j’ai un conseil à donner en tout cas à ceux qui écrivent, c’est de ne surtout pas montrer ce que vous faites, car cela peut vous être dommageable : on peut vous flatter ou vous démoraliser.

Je n’ai pas eu de mentor. Mais il y a des écrivains qui ont compté pour moi : Jean-Claude Pierrotte, qui m’a encouragé. Céline est l’un de mes écrivains préférés. A 20 ans, j’étais sous l’influence de Céline, Proust, Simenon, Giono, Baudelaire, Kadaré, Julien Gracq…

Vous semblez accorder à la Nature une place toute particulière dans Le Rapport de Brodeck.

La Nature a une réelle importance dans Le Rapport de Brodeck, effectivement. J’y évoque le rapport de l’homme à la Nature, et surtout de l’indifférence totale de la Nature au destin des hommes. C’est un roman émaillé d’événements météorologiques : la brume, le gel, la neige, le soleil,… Au contraire, L’Enquête est un roman dans la ville, dont la Nature est exclue, sur un modèle économique inhumain, labyrinthique. Dans mon dernier film, la Nature agit comme un terreau d’inspiration. Je me sens très proche de ce que Rousseau disait de la nature dans ses Promenades.

Vous êtes membre de l’Académie Goncourt. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rôle, sur son fonctionnement ?

Nous nous réunissons chaque premier mardi du mois, chez Drouot, durant deux heures qui s’achèvent par un déjeuner.

L’académie connait une forte activité toute l’année et à l’étranger. Car les autres pays veulent tous imiter le modèle du Goncourt des lycéens.

Au Goncourt on lit le plus possible de livres, autant par curiosité que par plaisir. Je lis ainsi une centaine de romans de mi-mai à fin août. Je ne suis absolument pas influencé par la presse. On est honnête, surtout depuis l’arrivée de Françoise Chandernagor et de Bernard Pivot.

En 2012 je soutenais Patrick Deville pour Peste et Choléra. Mais il a reçu le Fémina trois jours plus tôt. Et dans l’Académie, d’autres n’ont pas voulu lui donner un deuxième prix.

Quelques mots sur Jean-Marc Robert ?

C’était le patron des éditions Stock, lui-même auteur de très courts romans d’une grande finesse. Il a été mon éditeur depuis 2001 ; il est devenu mon meilleur ami. C’était quelqu’un qui aimait les auteurs. Ce n’est pas pour rien que je ne publie plus. D’ailleurs j’avais écrit un roman avant sa mort, qui n’a jamais été publié depuis. On travaille toujours dans l’incertitude quand on écrit. On ne sait même pas si un roman est bon ou mauvais. On a besoin d’un jugement littéraire extérieur. Un éditeur, c’est à la fois un accompagnateur de livres et un commerçant. Pour pouvoir exercer son métier, il doit savoir équilibrer la qualité de ses publications avec des ouvrages qui vont toucher un grand public.

Quel sera votre prochain livre ou votre prochain film ?

Mon roman n’est pas suffisamment bien pour être publié. Quand on a la malchance d’être connu, on est sûr d’être publié, donc il faut être exigeant envers soi-même. Je suis dans deux autres romans dont j’espère que l’un pourra être publié. Ma femme aussi joue un rôle essentiel. Avec Jean-Marc Robert, c’est mon autre relecteur. Elle me fait couper beaucoup. Cela fait partie du travail d’écrivain, comme quand on est réalisateur, d’avoir beaucoup de matière pour pouvoir couper.

Mon dernier film a été tourné à 12 kms de Nancy, dans une ville de campagne. J’ai eu envie de filmer cette innocence de l’enfance, sauf qu’on refuse à cet enfant de prendre des décisions.

Merci pour cette rencontre qui s’est achevée autour d’un apéritif convivial.

J’ai lu de lui :

J’abandonne (pas encore critiqué)

Les Ames grises ***

La Petite fille de Monsieur Linh (pas encore critiqué)

Le Rapport de Brodeck ****

Parfums *

J’ai vu de lui :

Il y a longtemps que je t’aime (pas encore critiqué)

 

Didier Daeninckx, l’écrivain embarqué

11.01
2014
cop. Carnets de SeL

cop. Carnets de SeL

Vous dites qu’écrire est un besoin pour vous, comme le peintre a besoin de peindre ou un musicien de jouer de son instrument. Quand est-ce que le besoin d’écrire est apparu ?

D.D. : Quand j’étais chômeur. Je suis sorti du lycée professionnel assez rapidement. Je suis devenu ouvrier imprimeur pendant des années. Et puis, il y a eu la crise, je me suis retrouvé au chômage, et le temps du chômage, je l’ai utilisé à écrire un livre. Et puis, quand je suis devenu écrivain, la passion d’écrire m’est venue au bout de 4-5 romans. J’écrivais avant de manière assez rageuse.

Comment choisissez-vous le nom de vos personnages ?

D.D. : C’est déjà très difficile quand il y a une naissance dans une famille, de choisir un prénom à cet enfant qui va durer toute une vie, et qui ne va pas déplaire. Pour un personnage, certains auteurs se sont vus trainer en justice car ils avaient donné par hasard le prénom et le nom d’une personne existante à un meurtrier. Du coup, moi, pour Le Der des ders, sur la guerre de 14-18, par exemple, j’ai pris tous les noms inscrits sur le monument aux morts du village natal de ma mère, en Charente Maritime. Et j’ai changé les prénoms. Ainsi, les gens du village étaient honorés d’une certaine manière que le roman porte la trace de tous leurs morts. Ou encore, dan La Mort n’oublie personne, j’ai pris dans l’annuaire de Saint-Omer tous les noms des gardiens de prison, dont j’ai affublé les personnages peu sympathiques de mon roman. Pour Galadio, c’est un prénom malien qui sonne italien.

Qu’est-ce qui vous a poussé à dénoncer des moments forts de l’histoire de France ?

Dans le cas de Meurtres pour mémoire, c’est la mort de ma voisine, Suzanne Martorel. Les gens qui ont été tués le 17 octobre, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, il n’y a jamais eu aucun procès. Les trois quarts de ces personnes-là, on ne connait même pas leur nom. Ils n’ont pas de tombe. Il y a une injustice complète. Des gens ont disparu. Ils sont venus sur la planète, ils ont été rayés comme ça. Même leur nom a disparu, même la mémoire de leur nom a disparu. Les gens de leur famille ne peuvent même pas aller leur rendre hommage, aller mettre des fleurs sur leur tombe. La famille de ma voisine qui a été tuée à Charonne, Suzanne Martorel, a été anéantie, cela a remis tout en cause, il n’y a jamais eu de compensation, jamais eu de pension qui a été versée, pas une seule aide pour ses enfants. C’est-à-dire que ce sont des gens qui ont été victimes, mais il n’y a jamais eu de réparation. Et ça, c’est la pire des choses, quand vous êtes victimes et qu’il n’y a pas réparation, vous vivez quelque chose qui peut vous anéantir totalement. Et d’une certaine manière, que ce soit un livre, une chanson, une pièce de théâtre ou un tableau, ça sert de réparation d’une certaine manière. Le livre est là pour dire que les choses ne sont pas réparées, mais que nous ne les avons pas oubliées. Il y a quelque chose qui est en suspens. Je prends beaucoup de plaisir à écrire des livres, et j’ai cette conception du livre comme quelque chose qui rattache les hommes entre eux, et qui les rattache à leur passé, à leur avenir.

Est-ce que l’on a déjà essayé de vous censurer ?

D.D. : Il y a eu en effet des tentatives de censure, mais tout ce que j’ai écrit a été publié. Quand j’ai écrit Meurtres pour mémoire, je n’étais absolument pas connu. En 1977, j’avais écrit un livre qui a fait un bide total, Meurtre au premier tour, sur les centrales nucléaires. Et quand le livre a été publié, j’ai eu une critique de trois lignes dans un journal : « livre surprenant qui aborde des problèmes assez polémiques, mais l’auteur n’aura jamais de succès en raison de son nom impossible à prononcer. » Peu après, j’ai écrit Meurtres pour mémoire. J’ai mis dedans tout ce que j’avais envie de mettre. A aucun moment dans ma tête je ne me suis dit : « Il faut que je fasse attention à ceci. » Ce qui s’est passé – il y a plein de hasards dans la vie –, c’est que, quand j’ai envoyé mon manuscrit à Gallimard, c’est arrivé dans le bureau de la Série noire, dont le directeur à l’époque, Robert Soula, avait été résistant : le jour où l’Allemagne nazie capitulait, le 8 mai 1945, il avait assisté, en tant que soldat, au massacre de Sétif par l’armée française – 10 000 personnes. Sentant ses idéaux trahis, il ne s’en est jamais remis. Quand il a lu mon manuscrit, c’est comme si le livre, une fois publié, lui permettait de se venger de ce qu’on lui avait imposé. Vous voyez l’importance du livre ?

Est-ce que votre famille et vos amis vous ont soutenu dans vos débuts de carrière d’écrivain ?

D. D. : Ma femme m’a toujours soutenu, même quand les livres étaient refusés. Pendant des années, j’ai arrêté de travailler pour écrire et elle faisait bouillir la marmite. Dans le reste de la famille, beaucoup voulait que j’arrête mes bêtises car j’avais une famille à nourrir. Il y avait une pression de gens qui essayaient de me décourager pour de bonnes raisons. Et puis il y avait des copains qui avaient des rêves dans la tête qu’ils avaient mis à la poubelle, et que quelqu’un continue à essayer de faire autre chose de sa vie, d’une certaine manière, les dérangeait : ils avaient envie que j’échoue. Donc on s’aperçoit de gens qui sont heureux de votre parcours, et d’autres qui en sont plus ou moins jaloux, et d’autres encore qui ont manqué de chance et à qui mon succès renvoie en pleine face leur parcours manqué.

Quelle est votre réaction à la réception de vos livres, à la lecture des critiques ?

D. D. : On est très très fragile au début. La moindre critique négative vous liquéfie. J’ai eu énormément de critiques négatives. Mais les choses se sont déplacées. Je publie beaucoup (en 2012, par exemple, 8 livres). Quand un livre paraît en librairie, je suis déjà dans d’autres préoccupations, en train d’en finaliser un autre, ce qui fait que je ne suis plus aussi sensible et à cran sur les bouquins.

Ca gagne bien sa vie, un écrivain ?

D. D. : Ecrivain, c’est comme footballeur : on représente des centaines de milliers de passionnés, mais nous ne sommes que quelques centaines à toucher des droits d’auteur. Moi, je gagne 14% sur un roman qui vient de sortir, ce qui fait presque 2 € par livre vendu, et 5% pour une édition de poche, soit 25 centimes d’euro. Avec une vente en moyenne de 2000 exemplaires, vous faites le calcul : vous avez gagné 4000 € pour un roman sur lequel vous avez travaillé un an, un an ½. En revanche, j’ai écrit Meurtres pour mémoire il y a 28 ans, et je continue à gagner de l’argent sur les exemplaires vendus. Comme j’ai écrit 70 livres, j’ai 70 livres qui continuent à me faire vivre, ce qui fait que je gagne bien ma vie.

Les livres que vous avez écrit ont marqué des étapes dans votre vie, comme autant de chapitres. Est-ce que vous avez le sentiment de construire une œuvre ? Et deuxième question : est-ce que vous pensez appartenir à un courant littéraire ? Vous parliez de la dénonciation dans le polar, et de la réhabilitation.

D. D. : Toutes mes histoires s’inscrivent entre 1930 et les années 2000. C’est une sorte de chronique contemporaine de la France : la France des années 30, la France de la collaboration, la France de la résistance, la France de la colonisation, la France des cités, … Ce n’est pas tant construire une œuvre qui me préoccupe, mais le souci de révéler des pièces manquantes dans ce panorama. Et souvent j’écris des nouvelles pour combler, plus de 250. Il faudrait que quelqu’un replace toutes ces nouvelles et mes romans dans l’ordre chronologique des périodes évoquées, et l’on verrait une fresque s’étendant à partir des années 30. Ensuite, sur le courant littéraire, lorsque j’étais encore ouvrier imprimeur, je lisais beaucoup de littérature américaine car dans les romans français, je ne retrouvais pas le monde dans lequel je vivais : le prolétariat, la banlieue,… Et un jour, je suis tombé sur un livre de Jean-Patrick Manchette, et d’un seul coup, j’ai eu l’impression qu’on parlait de moi, de mes copains, de ma famille, de mes problèmes. Et puis, j’ai lu aussi Tueurs de flics de Frédéric Fajardie, d’une violence incroyable. Il exprimait une révolte. C’est ça qui m’a donné envie d’écrire. Aujourd’hui il y a par exemple Patrick Pécherot, Dominique Manotti ou Zulu de Caryl Férey. C’est plutôt non pas une école mais plutôt un même regard sur le monde, des affinités électives.

Est-ce que vous imaginez toujours vos histoires pour dénoncer des événements ?

Didier Daeninckx

Didier Daeninckx

D. D. : C’est compliqué le processus d’élaboration d’un roman. Par exemple, quand je parle de Galadio je n’ai pas envie de dénoncer ce qui est arrivé en 1918 à ces jeunes métisses du Rhin. La première réflexion, c’est « c’est incroyable que je n’en ai pas entendu parler. » Puis je trouve que ce fait-là est important pour la réflexion de chacun. Donc j’ai envie que ça se sache. J’ai toujours en tête cette phrase de Jean-Paul Sartre : « A quoi sert-il que tu le saches si tu ne le dis pas ? » Moi, j’ai le temps de lire, d’aller à la rencontre des autres, et j’apprends des choses. Et dans ce que j’apprends, je m’aperçois qu’il y a des choses que je dois communiquer aux autres. Et ma façon de les communiquer, c’est d’écrire des romans. Donc ce n’est pas une question de dénonciation, c’est juste un souci de transmission.

Vous êtes un auteur engagé. Que pensez-vous de la montée extraordinaire de l’extrême-droite ?

D.D. : Je préfère le terme d’embarqué à engagé. L’idée d’être embarqué montre qu’on n’a pas le choix, qu’on suit le mouvement d’une réaction par rapport à la société. Avant, les élèves que je rencontrais me demandaient d’où ça venait mon nom. Depuis deux ans, ils me demandent « c’est quoi vos origines ? » C’est pas la même chose de demander « votre nom, il vient d’où ? » et ça. Je leur réponds :  « Moi, je suis immigré belge de la 5e génération. Vous allez me mettre dans un avion ? » L’Histoire de France s’écrit comme un mouvement de balancier, et là on repart vers le pire. Ce climat de peur et de racisme en France me rend très mal à l’aise. Maintenant, j’ai du mal à aller m’accouder au comptoir d’un troquet pour boire un café à côté des gens. Je me demande tout de suite s’il ne va pas y avoir du vomi qui va tomber de leur bouche. Il y a une partie des gens dans ce pays qui n’ont plus une bouche, mais une bouche d’égout. Ils disent des choses immondes. Quand il y a des gens qui risquent leur vie en prenant un bateau pour fuir la guerre civile, et qu’il y a des députés qui veulent les renvoyer, c’est-à-dire les renvoyer à la mort, c’est hallucinant.

A Aubervilliers où je vis toujours, une ancienne ville ouvrière, le Front national a fait 22%, c’est-à-dire qu’une personne sur cinq que je croise a ces choses en tête. Ma nièce, kabyle, est tombée amoureuse d’un juif. Ils se sont mariés. Cela n’a pas été simple. Après il y a Joël, antillais. Ma fille, pendant longtemps, elle a été avec un Haïtien. Ca veut dire que ça traverse toutes les familles. Ce discours qui est tenu attaque ma famille. On met des murs à l’intérieur de notre propre famille. Cette façon de séparer les gens n’appartient pas qu’aux Français occidentaux. Je me suis déjà fait insulter dans des cités : « sale Français », « sale blanc ». S’il y a une chose qui est partagée sur toute la planète, c’est la réaction de peur, d’exclusion, de racisme. Le dernier génocide sur la planète, c’est au Rwanda, entre Tutsis et Hutus, alors que de l’extérieur, on ne perçoit même pas de différences. Et pourtant cela a fait un million de morts. Donc ça, ce poison du racisme, est partout, et à certaines périodes il est réactivé. Pour les êtres humains, on s’aperçoit que la voie des bas instincts est plus facile que l’élévation de l’esprit, qu’il faut travailler, pour lequel il faut faire des efforts. Mettre les gens en colère, hors d’eux, c’est très très facile. Mais pour les élever à quelque chose de digne, il faut bosser. Il y en a qui choisissent la facilité en se créant un capital électoral sur les instincts les plus bas.

Vous n’essayez pas de discuter avec les gens pour leur faire entendre raison ?

D.D. : Oui, j’essaie, mais on est dans des moments d’hystérie. Ce n’est pas le bon moment pour discuter. On essaie, et puis on laisse tomber. Comme quand on fait la queue pour acheter son pain, et que l’on voit la boulangère balancer le pain et la monnaie à quelqu’un d’origine africaine. Et puis après, vous arrivez, vous, c’est la gentillesse. Vous voyez toutes ces choses-là. Moi je réagis : je lui dis que je l’ai vue agir et que j’irai chercher mon pain ailleurs. Mais ça vous abime la vie quand même d’être dans un pays où il y a des murs invisibles qui ont été construits par des discours.

Retrouvez Didier Daeninckx dans d’autres articles et interviews (datant aussi de 2012) de Carnets de SeL, sur Meurtres pour mémoire, Cannibale et Galadio.

François Bon

20.10
2012

cop. SL

 

Mercredi 17 octobre 2012, la librairie Les Temps modernes d’Orléans accueillait François Bon, à l’occasion de la parution de son Autobiographie des objets.

Exit l’habituelle table qui sépare l’écrivain de son public.

Exit la posture d’un auteur habitué à ce genre de rendez-vous.

Exit le livre à la main pour lire à voix haute quelques extraits.

D’emblée, l’auteur nous avoue que ce genre de rencontre le met mal à l’aise, qu’il se souvient de sa première venue à la librairie, et de ce face à face intimidant du premier étage. Et, quand il obéit à l’invite de notre libraire à lire quelques extraits, c’est son i-pad qu’il dégaine, avant de saisir peu après son macbook air.

Il se dit peu bavard, avare de ses mots en public : c’est tout le contraire qui va se produire. Nulle question de réelle interview cette fois : l’auteur saute d’une idée à une autre, y revient, repart, et, finalement, peu de questions lui seront posées. Mais s’il fallait trouver une trame à son discours, voici celles qui auraient pu lui être posées :

D’où vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?

J’ai écrit mon premier texte après un cours de science-po. Je voyais tous ces portables que ces étudiants avaient en leur possession, dont ils connaissaient la possibilité de stockage d’images, par exemple, mais auxquels ils étaient peu attachés, ces objets de toute dernière technologie étant très vite périssables.

Et puis, avant, on visualisait qui les avait fabriqués, ces objets.

Je l’ai écrit aussi dans la suite logique de Après le livre, qui évoquait les six mutations irréversibles du support et des professions liées à l’écrit.

Et enfin, je l’ai écrit car ma mère commence à perdre la mémoire et à accepter l’idée de partir en maison de retraite, et c’est elle qui m’a aidé à dater l’apparition de tous ces objets dans ma vie, à se souvenir si la machine à laver était apparue avant le réfrigérateur à la maison, si c’était pendant la guerre d’Algérie.

 

Quels modèles vous ont inspiré ? Pérec ?

Je me situe dans la lignée de Ponge surtout (années 40), de Pérec aussi avec Les Choses qui a suivi sa voie en 1965, et puis de L’Invention du quotidien de Michel de Certeau.

J’ignorais complètement que Philippe Claudel allait publier aussi 63 textes autobiographiques (mon ouvrage en compte 64 !) mais en partant des odeurs et non des objets. Et que tous deux nous aurions un texte intitulé Ether. Si je l’avais su six mois avant, peut-être ne l’aurais-je pas écrit.

 

Votre démarche n’est-elle pas empreinte de la nostalgie d’un monde disparu ?

Absolument pas. Il ne faut pas me prêter de mélancolie latente, ou une volonté de reconstitution passéiste. Je me sens plutôt proche de Pierre Michon et de Pierre Bergougnioux.

Non, non, il existe une violence des mutations technologiques. C’est une interrogation sur ce présent sismique.

Dans ces textes, il y a une relation entre l’imaginaire et le support matériel. Je pense qu’il y a une ambivalence en tension entre les souvenirs et les résultats de mon enquête sur les objets (les photos sur ebay, les discussions sur les forums,…).


Vous écrivez : « Le monde des objets s’est clos. Le livre qui va vers eux ne cherche pas à les faire revivre. Il est la marche vers ce qui, en leur temps, permettait de les traverser. « 

Oui, ce faisant, je ne cherche pas à faire revivre ces objets mais à les resituer dans l’Histoire.

 

Le goût du chlore * de Bastien Vivès

19.04
2009

La pratique de la natation lui étant vivement conseillée par son kiné, un adolescent se rend à la piscine couverte faire du dos crawlé. Ses mouvements sont maladroits, jusqu’à ce qu’il rencontre une adolescente, dont il admire l’assurance et la beauté du corps, celles d’une véritable nageuse. Bientôt ils font connaissance. Lui guette sa venue. Elle le conseille. Un jour il lui demande pour quelles choses elle serait prête à mourir et qu’elle ne lâcherait jamais…

Epurée, cette BD adopte les tons bleu et vert de la piscine pour mieux faire ressortir la chair des personnages, et réduit les dialogues et les mouvements à l’essentiel pour mieux signifier l’évolution de cet adolescent en train de se transformer en adulte, plus sûr de lui, de son corps et de ce qu’il veut. Une immersion dans la poésie d’une histoire initiatique.

Bernard Werber (2006)

15.09
2006

Bernard Werber dans les locaux d'Albin Michel

Jeudi 14 septembre, de 20h30 à 22h15, j’ai rencontré Bernard Werber, à l’occasion de la sortie, le 3 octobre en librairie, de son dernier roman, Le papillon des étoiles

Jamais je n’ai pris le temps ni l’occasion de me pencher sur l’oeuvre de Bernard Werber. Je ne l’ai jamais lu, si ce n’est un ou deux chapitres des Fourmis avant-hier, histoire de m’imprégner de son univers, de sa structure narrative et de son style, sachant que j’allais pouvoir le rencontrer, avant la sortie de son dernier roman, Le papillon des étoiles, avec une trentaine d’autres bloggueurs invités par brm (bloggers relationship managment) dans les locaux d’Albin Michel.

J’y suis donc allée sans a priori, par curiosité.

Sites consultés au préalable de la rencontre :
Vous trouverez sa biographie et bibliographie, une brève analyse de son oeuvre sur :http://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Werber

Et tout sur lui bien sûr sur son site, forcément subjectif : http://www.bernardwerber.com/

J’avais également lu sur lui l’opinion de François Busnel dans L’Express : http://livres.lexpress.fr/portrit.asp/idC=2738/idR=5/idTC=5/idG=0

Présentation du Papillon des étoiles et de Bernard Werber

Son éditrice relayée par Bernard Werber nous a donné un large aperçu de ce nouveau roman… et de lui-même.

Au premier coup d’oeil, Bernard Werber, c’est un peu l’ado qui s’attarde, baskets, jean sous la chemise pendante violine, petites lunettes, front dégagé, simple et sympa. D’emblée, on sait qu’on ne va pas le trucider. Lui aussi.
Sa première phrase : « J’écris pour le public, pas pour la critique.«  C’est à la fois feindre et/ou se permettre l’indifférence, quand il sait qu’il n’y peut rien changer, et que heureusement des milliers de lecteurs savent eux approuver son travail.
Il joue le jeu gentiment, ne sait pas trop qui nous sommes, nous, les bloggueurs, nous interrogent. On lève la main à chacune de ses questions pour nous sonder. Quelques-uns comme moi avouent n’avoir rien lu de lui. Une bonne vingtaine ont lu Les Fourmis. Une seule rangée, le premier rang d’ailleurs, a lu toute son oeuvre.

Son nouveau roman en une phrase, c’est l’histoire d’Adam et Eve débarqués sur une autre planète après la destruction de la Terre et un long voyage en huis clos avec d’autres humains.

Le papillon des étoiles (n.b. : Jacques Sternberg en avait choisi un autre, plus cynique, sur le même thème de la fuite vers une autre planète : La Sortie est au fond de l’espace), cette expression imagée évoque bien ce que la 4e de couv. laissait présager, soit le déplacement de l’humanité de planète en planète, à bord d’un voilier photonique. Il s’agit donc avant tout d’un voyage.

Maintenant, le sous-titre, dichotomique pour moi :  »Le dernier espoir, c’est la fuite« .

Il cite en référence le professeur Henri Laborit pour lequel, devant un événement néfaste, une maladie, une catastrophe, l’être humain a trois solutions :
- combattre
- inhiber
- fuir

Or finalement, la fuite, c’es organiquement, biologiquement, la solution qui ne va pas nous détruire.
C’est ainsi que réagissent d’ailleurs les animaux devant le feu.
La décision de Yves, mon personnage principal, c’est donc de fuir la planète et de recréer l’humanité.

Et tout ceci à bord d’un vaisseau qu’il va construire, un voilier photonique qui, selon Bernard Werber, existe déjà, puisqu’il aurait contribué à l’élaboration de l’un d’entre eux.
Il se propulse à la lumière solaire (écologique), que l’on trouve partout dans l’univers.L’échantillon d’humanité voyage ainsi d’une étoile à l’autre, à raison de deux années lumière par déplacement.
Dans l’espace, la vitesse s’accumule, ne rencontre pas l’obstacle de l’air.
C’était donc l’idée d’un papillon qui vole dans l’espace.

Une fois délivré de ces aspects techniques, c’est en fait un livre d’une totale poésie (je reste sceptique – je vous le dirai après l’avoir lu).

C’est un peu un livre intermédiaire entre les cycles, comme un entracte.

Echange d’une heure avec Bernard Werber :

Question de bloggueur : En combien de temps avez-vous écrit ce livre ?

Bernard Werber : C’était d’abord une nouvelle écrite en une heure, et en trois mois c’est devenu un roman. J’avais envie d’une consommation rapide, immédiate, jubilatoire.
A l’opposé, Nous les Dieux m’avait demandé 7 ans.
Mais cela reste une idée avec des personnages.

Ma question : Et donc, en général, quand vous commencez un roman, vous en connaissez déjà la fin ?

Bernard Werber : Je commence toujours en connaissant la fin, ou du moins une fin. Dans ma nouvelle, la fin faisait 1 page. Dans le roman, elle en fait 10. Je connais toujours la fin, pour jouer avec le pic de l’intrigue (l’acmé), avec la tension du lecteur.

Question de bloggueur : A vous entendre, vous ne souffrez jamais devant la feuille ?

Bernard Werber : Jamais ! Quand je lis un livre, c’est pour me détendre. Donc quand j’écris, je veux que mon lecteur se détende.

Question de bloggueur : Quels romans lisez-vous ?
Bernard Werber : Je lis de moins en moins.
Des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes (1951).
C’est l’adéquation de la forme avec le fond. Comme quoi pour certains, un seul roman suffit.

Pourquoi j’ai mangé mon père de Roy Lewis
Le Fléau de Stephen King (1500 pages ! J’en suis à la fin du premier tome.)
Misery
La peau sur les os de Richard Bachman
Conversation avec Dieu de Donald Walsch
Richard Matheson

Philip K. Dick
Fantômes et farfafouilles de Fredric Brown

Question de bloggueur : La science est très présente dans vos livres. Va-t-elle sauver ou détruire l’humanité ?

Bernard Werber : La science est un outil. C’est l’intention qui compte.
L’homme en fait l’usage qu’il souhaite, bon ou mauvais.

Question de bloggueur : Dans la fuite, il y a donc l’idée d’un retour aux origines ?

Bernard Werber : Oui. Mais c’est surtout un huis clos avec des personnages.
Question de bloggueur : Vous êtes parti de la nouvelle, ce qui n’est pas la même forme, n’a pas les mêmes caractéristiques…

Bernard Werber : Tout part d’une idée.
Elle peut commencer   à un 1er niveau, le haïku, en 3 phrases.
à un 2e niveau, la blague.
à un 3e niveau, la nouvelle.
à un 4e niveau, le conte.
à un 5e niveau, le roman.
et à un 6e niveau, la saga.
Mais cela raconte toujours la même chose.

(Tiens, il raisonne comme Jacques Sternberg ! Second point commun, décidément)

La sensation d’écrire, c’est un peu comme monter un cheval qui galope dans un champ de blé.
Par moments, le cheval fatigue un peu, se sent perdu au bout de 3 heures.
En revanche, si on s’élance d’une colline pour en rejoindre une autre que l’on voit à l’horizon (c’est-à-dire la fin), c’est beaucoup plus facile !

Question de bloggueur : Vous ne renvoyez pas un message écologique avec la destruction de la planète, le voilier solaire ? J’ai lu récemment Alien Earth qui évoque aussi une fuite. Il y a une considération écologique aussi. Les personnages tentent d’imaginer une nouvelle vie sous un mode écologique parfait.

Bernard Werber : Non, je ne suis pas écolo. Et d’ailleurs, on peut parler écologie sans faire de politique.

Question de bloggueur : Vous écrivez beaucoup. Est-ce que vous n’avez pas peur de toujours tirer les mêmes ficelles ?

Bernard Werber : Non seulement je n’ai pas peur mais j’ai écrit des tas de choses différentes : du théâtre, des nouvelles, une encyclopédie, …
Le Livre du voyage, le héros est à la 2e personne du singulier. Je l’ai écrit de 8h à 20h en un seul jet.
Pour me renouveler, j’ai plein de mécanismes. Mais tout ne vous intéressera pas. J’ai une idée de polar à l’ancienne avec un anti-héros alcoolique. Une autre d’un roman psychologique avec pour héroïne une petite fille. Mais je ne souhaite pas déstabiliser mes lecteurs. Le plus dur, cela a été d’écrire cette pièce de théâtre, car, en général, on théâtre, on s’endort à un moment, et moi, je voulais que les gens rient tout le temps pour ne pas les laisser s’assoupir.

L’entrevue s’est achevée sur cette dernière question. Après un cocktail, nous sommes repartis, une épreuve dédicacée de son dernier roman sous le bras, libre d’en parler sur notre blog ou non, de lire son roman ou de le mettre en vente sur Ebay, comme l’a fait remarquer en blaguant un confrère.

Mon impression générale avant d’entamer le livre :

- Une soirée vraiment sympa, conviviale, à renouveler si l’occasion se représente, cette fois avec un auteur que je connais mieux !

- Un Bernard Werber qui a décidément de nombreux points communs avec son confrère qu’il lit par ailleurs, Stephen King :
méprisé par la critique car dépourvu de style et privilégiant ce qu’on appelle communément de la paralittérature, sous-genre pour la plupart,
MAIS plébiscité par un public qui aime à être diverti, qui aime s’échapper vers un avenir fantasmé ou redouté. De la SF donc qui, à première vue, permet de s’évader, mais qui ne donne pas forcément à penser. Je m’attends à quelque chose dans la lignée de Barjavel. A vérifier à la lecture !

- Cette rencontre m’a donné l’idée de créer une nouvelle rubrique, « entrevues », puisque j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres écrivains auparavant.  Vous n’allez donc pas tarder à découvrir d’autres entrevues, dès que j’aurai retrouvé mes notes !

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