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Voyages de Gulliver *** de Jonathan Swift (1726)

03.06
2011

Rien de tel que de découvrir un classique. Chacun, en utilisant l’adjectif lilliputien, entré dans le langage courant, songe aux Voyages de Gulliver, sans jamais avoir lu ce roman de Jonathan Swift. Mais ce satiriste irlandais ne s’était pas contenté d’imaginer Lilliput, et j’étais curieuse de lire comment, tel un Montesquieu dans les Lettres persanes, il avait pu dénoncer, au travers de ses récits de voyage imaginaires, les coutumes de ses contemporains.

Pour ce faire, Jonathan Swift fait chavirer à chaque fois les différents navires sur lesquels exerce le chirurgien Lemuel Gulliver, ou le rend victime d’une sédition qui le fait atterrir livré à lui-même sur un radeau. S’ensuit entre chacune de ces aventures une pause dans sa patrie, auprès de sa femme et de ses enfants, à la campagne. Sur chacune des contrées étrangères découvertes, il est à noter que non seulement ses interlocuteurs intelligents sont différents de lui physiquement, que ce soit par la taille (minuscules à Lilliput, gigantesques à Brobdingnag),

« rien n’est grand ni petit que par comparaison. »

leur immortalité

« Tout le monde désire vivre longtemps, mais personne ne voudrait être vieux. »

ou leur appartenance à l’espèce animale, en l’occurrence celle des chevaux pour les Houyhnhnms, mais que toute la faune et la flore sont à l’image de ces mondes étranges, de même cette île volante habitée de savants farfelus. Ainsi Gulliver peut-il mettre des moutons dans sa poche, tout comme il peut être ailleurs emporté par un aigle, ou  enfin considérer ses homologues, appelés Yahoos par les chevaux, comme des animaux répugnants.


Bien entendu, l’intérêt de ces récits de voyages imaginaires ne se limite pas à ces inventions, ce qui donnerait raison à ceux qui les considèrent à tort comme des contes pour enfants. De même, ses descriptions de traversées et de voyages sont réduites à peu de choses, sans aucun souci de vraisemblance. Car l’intérêt de ces récits réside ailleurs que dans l’exotisme : les attaques de Swift en l’encontre de son gouvernement et de sa société y sont virulentes, la satire féroce, si bien que le récit de ces aventures est bien plutôt un prétexte pour condamner sans fard, par le truchement de personnages imaginaires et sous couvert de l’anonymat à la publication, l’intolérance religieuse, l’injustice sociale (p. 312), l’appareil judiciaire (p. 97), la corruption politique (p. 166-171 ; p. 174-179) d’une l’Angleterre du 18e siècle, qui opprime l’île voisine, l’Irlande (p. 74-76, p. 305-306, p. 367) ; d’ailleurs Swift le moraliste ne se contente pas d’attaquer, il suggère aussi un meilleur système judiciaire (p. 80-81), de meilleurs critères d’ascension sociale (p. 82-83) : en cela les Voyages de Gulliver s’apparentent bien davantage au genre du conte philosophique, tout comme Candide. Pacifisme, tolérance, liberté des peuples, transparence et vérité, voilà le message délivré par Swift au travers de ses récits, en particulier dans celui qui clôt toutes les aventures de Gulliver, où il prend modèle sur les beaux chevaux Houyhnhnms qui se montrent philosophes et vertueux, et le changera à jamais.

Écrit d’une plume sobre, les Voyages de Gulliver se lit avec beaucoup de curiosité et d’amusement. J’enchaîne à présent sur un autre roman peuplant notre imaginaire, qui fut davantage adapté : Alice au pays des merveilles.

Voyages de Gulliver / Jonathan Swift ; traduit et annoté par Jacques Pons d’après l’édition de Émile Pons ; préface de Maurice Pons. – [Paris] : Gallimard, 1976. – 443 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Collection Folio ; 597). – . – Trad. de : Gulliver’s travels. – ISBN 2-07-036597-2 (réimpr. 1989).

Journal 1902-1924 * d’Aline R. de Lens (2007)

09.06
2007

Autodidacte, reçue à l’Ecole des Beaux-Arts en 1904, Aline R. de Lens ne veut pas ressembler à ses amies du même milieu, se marier et élever ses enfants, non, elle veut vivre de son art, voyager et « L’amour, je le supplie de m’épargner… ». Fort heureusement, il ne l’épargnera pas, mais chaste, son mariage avec André sera à la mesure de son aspiration à la pureté, pureté de l’écriture, pureté des scènes peintes. Avec lui elle voyage, s’installe en Tunisie puis au Maroc, y décrit ses rencontres, ses visites dans les hammams et les harems, mais sans jamais oublier Grenade, où elle s’est éveillée à tout un monde de couleurs et de lumières, de beauté et de sensualité, et où un autre homme s’est épris d’elle.

Le journal d’Aline R. de Lens est tout à la fois. Il constitue d’abord un document historique, celui de la vision d’une femme occidentale dans un Maghreb colonisé. C’est aussi et surtout un magnifique récit de voyage, où la découverte de l’Andalousie à cette époque fait davantage encore rêver, remarquable par la subtilité concise de ses descriptions. Ce sont également autant de tranches de vie d’une femme particulière, marquée certainement par l’éducation religieuse de l’époque qui lui a inspiré ce désir de chasteté, et fortement tournée vers le féminisme, choisissant de vivre pleinement sa vie et son art, et fuyant jeune femme toute idée de mariage pour s’acheminer, malade, vers une introspection douloureuse devant sa mort. « Une seule vie ! Une seule vie ! L’unique chose que nous posséderons jamais ! L’éclair d’une durée, d’une pensée, d’une action, d’une conscience de soir et de l’univers – entre deux néants. » C’est enfin la genèse d’un talent littéraire où, de page en page, la plume se précise et s’épure.
Une belle lecture.

LENS, Aline R. de. - Journal 1902-1924. - La Cause des livres, 2007. – 365 p. : photos, gouaches. – Bibliogr., notes. – ISBN : 978-2-9519363-8-6 : 20 euros.
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La Fabrique des cérémonies de Kossi Efoui

14.09
2005

Kossi Efoui

 

Edgar Fall, traducteur en russe de romans-photos pornos, et Urbain Mango, acceptent de travailler pour le compte de Périple Magazine. Dans une parodie de récit de voyage, ils réinventent l’Afrique dans cette bourse aux frissons…

C’est une gigantesque farce ! L’Afrique est fabriquée par ces deux journalistes en herbe. Les personnages ici ne sont effectivement que des êtres de papier. L’écriture tend même à devenir sa propre fin, au détriment de la construction narrative : à vous de juger ci-dessous si c’est un bien ou un mal.

« L’homme qui m’a accueilli parle avec ses dents, mâchoire du bas glissant, mâchoire du haut freinant, et cliquetis et crissements, muscles faciaux noués en travers d’une bouche patraque. Un rire qui triche : ça afflue dans le tremblant des joues et déborde le visage et n’éclate pas. C’est un rire qui colle. C’est un masque de frustration moulé dans les méplats du visage. C’est cousu à même la peau rose caillé. Le masque, tout entier ravaudé avec la chair vive, épouse les os, les bosselures du visage, accuse de petites zébrures : nez, front, pommettes et menton sont les saillies d’une armature souterraine poussant durement contre la fine trame de la peau fendillée. (…) » (incipit)

Lire absolument les deux premières pages, 9 et 10, pour se faire une idée, ainsi que les pages 70-72 !

 

Pour moi, c’est un bien, et le personnage de Kossi Efoui est lui-même haut en couleurs, maniant le Verbe avec délectation et son enthousiasme pour l’écriture est vertigineux ! Une rencontre inoubliable que vous pouvez lire ici.