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Petit lexique philosophique de l’anarchisme * de Daniel Colson (2001)

18.02
2011

Copyright Biblio essais

« Egalité (…) L’égalité libertaire est synonyme d’autonomie, de liberté et d’équilibre. Elle n’a rien de commun avec l’égalité abstraite et juridique de la démocratie et des droits de l’homme qui, derrière l’abstraction de l’idéal, justifie toutes les hiérarchies, toutes les dominations réelles, toutes les inégalités (comme le montrent les faux-semblants de l’école). (…) Contre ces fausses inégalités, illusoires ou imposées de l’extérieur, l’anarchisme affirme au contraire les différences, toutes les différences, la singularité absolue de chaque être dans ce qui le constitue à un moment donné. L’égalité anarchiste n’est pas une égalité de mesure (…), mais au contraire une égalité fondée sur l’anarchie des êtres, sur leur autonomie absolue, sur la possibilité pour chacun d’entre eux d’aller jusqu’au bout des aspirations, des désirs et des qualités dont il est capable à un moment donné, suivant le principe que « le plus petit devient l’égal du plus grand dès qu’il n’est pas séparé de ce qu’il peut. » (Gilles Deleuze, Différence et répétition). »

D’ « Action » à « Volonté de puissance », en passant par « Démocratie directe », ce lexique tente d’expliquer les principes de l’anarchisme et de ses théoriciens à travers diverses notions – phares.

Neuf personnages illustrent la couverture de ce lexique : on y trouve à la suite de Pierre-Joseph Proudhon et de Mikhaël Bakounine, Louise Michel, Nestor Makhno, Friedrich Nietzsche, Gustave Courbet, Gabriel Tarde, Arthur Rimbaud et Gilles Deleuze. Pour certains d’entre eux, les voir figurer là peut sembler inattendu, ce qui d’ailleurs ne peut qu’être sciemment voulu, certains écrivains comme Tolstoï ayant pu prendre la place d’un Rimbaud ou d’un Courbet, mais n’est-ce pas une manière de nous rappeler que ce dernier souhaitait que les artistes puissent s’organiser sur le principe de l’autogestion ? Et que l’on n’a su retenir de l’anarchisme que quelques noms alors que nombreux furent ses sympathisants ?

On peut également émettre quelques réserves sur la définition que Daniel Colson donne de l’anarchisme de droite, mais dans l’ensemble, même si la lecture de ce lexique requiert parfois de posséder quelques notions philosophiques, elle se révèle tout à fait intéressante par son aide à la compréhension des interactions entre les penseurs anarchistes (Proudhon, Stirner, Bakounine), les autres philosophes (Nietzsche, Kierkegaard, Leibniz, Deleuze, Spinoza,…) et l’histoire des mouvements ouvriers ou populaires.

COLSON, Daniel. – Petit lexique philosophique de l’anarchisme : de Proudhon à Deleuze. – Librairie Générale Française, 2001. – 378 p.. – (Livre de Poche. Biblio essais ; 4315). – ISBN 978-2-253-94315-0 : 6,95 €.

L’anarchisme *** de Daniel Guérin (1965)

04.02
2011

copyright Gallimard pour la couverture

Dans son avant-propos à L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique, Daniel Guérin annonce tout de suite qu’il n’entend pas faire un travail biographique ou bibliographique, ni une énième démarche historique et chronologique, mais examiner les principaux thèmes constructifs de l’anarchisme.

Pour ce faire, il commence par rappeler le véritable sens du mot « anarchie », lequel est souvent perçu au sens péjoratif de chaos, de désordre et de désorganisation, alors que, dérivant étymologiquement du grec ancien, « anarchie » signifie littéralement avec le -an privatif « absence de chef », et par voie de conséquence de figure d’autorité ou de gouvernement. Aussi l’anarchisme constitue-t-il une branche de la pensée socialiste visant à abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et entraînant un certain nombre d’idées – forces que sont la révolte viscérale, l’horreur de l’Etat, la duperie de la démocratie bourgeoise (d’où le refus des anarchistes de se présenter aux élections et leur abstentionnisme), la critique du socialisme « autoritaire », et surtout du communisme, la valeur de l’individu et la spontanéité des masses.

Cet examen permet ensuite à Daniel Guérin de traduire comment, dans la pratique, ces différents concepts permettraient de donner naissance à une nouvelle forme de société. L’autogestion constitue, à plus d’un titre, le concept le plus prometteur et le plus naturellement appliqué. Dans sa définition des principes de l’autogestion ouvrière, Proudhon maintient la libre concurrence entre les différentes associations agricoles et industrielles, stimulant irremplaçable et garde-fou pour que chacune d’entre elles s’engage à toujours fournir au meilleur prix les produits et services. A cette fédération d’entreprises autogérées pour l’économie se grefferait pour la politique un organisme fédératif national qui serait le liant des différentes fédérations provinciales des communes entre elles, décidant des taxes et propriétés entre autres choses, chaque commune étant elle-même administrée par un conseil, formé de délégués élus, investis de mandats impératifs, toujours responsables et toujours révocables. Partant, pour Proudhon, à son époque, il n’y aurait plus de colonies car ces dernières conduiraient à la rupture d’une nation qui s’étend et se rompt avec ses bases. Voilà donc la société future imaginée par les penseurs anarchistes du 19e siècle : une société décolonisée, sans chef, mais constituée d’un maillon de fédérations agricoles et industrielles autogérées, communales et régionales, dont les délégués mandatés sont révocables.

Enfin, Daniel Guérin relate comment dans l’Histoire les anarchistes ont pu s’exprimer ou pas, justement, évincés par exemple de l’Internationale par Marx et de la Révolution russe par Lénine et Trotsky. Il souligne les succès de l’autogestion agricole en Ukraine du sud, dans la Yougoslavie de Tito, dans les conseils d’usine italiens, et principalement en Espagne, avec les collectivités agricoles et industrielles, et la mise en place dans les communes de la gratuité du logement, de l’électricité, de la santé et de l’éducation… mais très vite supprimées par les dirigeants communistes.

Dans cet essai extrêmement clair, Daniel Guérin n’hésite ni à faire l’éloge de certaines idées et expériences réussies, ni à montrer les contradictions et incohérences de certains concepts ou mises en pratique.

Il est bien dommage que cet essai datant de 1965, et donc vieux déjà de 46 ans, n’ait pu être réactualisé à la lumière des années 68 et du renouveau d’une pensée de sensibilité anarchiste aux Etats-Unis, avec notamment le philosophe Noam Chomsky et Murray Bookchin.

Dans l’essai suivant, Anarchisme et marxisme, daté de 1976, Daniel Guérin compare les deux courants de pensée, puisant dans la même source de révolte, mais divergeant dans la conduite du mouvement puis dans la mise en place d’une nouvelle société. Il achève son exposé sur Stirner, individualiste anarchiste, grande figure de la pensée anarchiste, dont on a mal saisi les tenants et aboutissants.

Une lecture extrêmement stimulante de concepts séduisants.

L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique… / Daniel Guérin. – Nouvelle éd. revue et augmentée. – Gallimard, 1981. – 286 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Collection Idées ; 368. Sciences humaines).

En appendice, « Anarchisme et marxisme », texte remanié d’un exposé fait à New York, 6 novembre 1973, et « Compléments sur Stirner », du même auteur. – Bibliogr. p. 281-286
(Br.) : 10,60 F.

Qu’est-ce que la propriété ? ** de Proudhon (1840)

21.03
2010

Elève brillant, ayant dû interrompre ses études quand son père fit faillite, devenu autodidacte, entrepreneur d’imprimerie et comptable dans une entreprise lyonnaise de batellerie, Proudhon est âgé de 31 ans quand il publie son premier essai, Qu’est-ce que la propriété ?, en 1840. On connaît tous sa réponse devenue célèbre : « La propriété c’est le vol. »  Mais qu’entendait-il par là ?  C’est ce que j’ai essayé de comprendre en me plongeant dans cet essai philosophique.

Car il s’agit bien de philosophie, dans la mesure où « Proudhon suit bien la méthode d’interrogation philosophique en posant la question métaphysique de la propriété : comment rendre raison de ce qui est, comment justifier ontologiquement la propriété et en rendre l’existence indiscutable comme fondement d’un ordre juste et légitime ? Quelle est l’essence de la propriété ? » (Robert Damien, Présentation, p. 29)

Il se trouve qu’aucun argument économique, juridique ou philosophique ne justifie l’existence de la propriété, comme Proudhon va nous en faire la démonstration.

Proudhon commence par examiner le processus historique qui a instauré la propriété et l’a intégrée dans le fonctionnement de la société et de son économie marchande.

Le droit romain définit la propriété, le droit d’en user et d’en abuser, sans être inquiété, que le propriétaire laisse pourrir ses fruits, sème du sel dans son champ, transforme un parc en potager, ou change une vigne en désert.

Il est repris parmi les quatre principes de la Déclaration des droits de l’homme (1793) et l’article 544 du Code Napoléon.

Proudhon dénonce la place du principe de la « propriété » parmi les quatre principes de la Déclaration des droits de l’homme : liberté, égalité et sûreté étant des droits « absolus, c’est-à-dire non susceptibles d’augmentation ni de diminution » (p. 174), le quatrième droit étant non pas social mais antisocial.

Proudhon observe ensuite que le droit de la propriété a été fondé sur deux postulats : l’occupation et le travail.

L’occupation

Il avait commencé par insister sur la double définition de la propriété, qui est d’une part un droit dominal, seigneural, légitime (épouse légitime), et d’autre part un fait liée à la « possession ». On reconnait donc au propriétaire, au mari (sic) un droit absolu sur la chose, son terrain, sa maison, son usine, sa femme (sic),…, et au locataire, au fermier, à l’amant (sic), le fait de pouvoir en user, alors qu’ils font fructifier la chose.

Or « c’est le droit civil qui a établi pour maxime qu’une fois acquise, la propriété ne se perd point sans le fait du propriétaire, et qu’elle se conserve même après que le propriétaire a perdu la possession ou la détention de la chose, et qu’elle se trouve dans la main d’un tiers. » (p. 203). Ainsi la propriété et la possession, qui, au départ, étaient confondues, sont devenues distinctes.

Historiquement, il fallait à l’agriculteur un champ à semer et labourer tous les ans, à l’homme de guerre l’assurance de ne pas se trouver dépossédé de ses biens à son retour, aux enfants le bénéfice de l’héritage de leurs parents.

Mais les législateurs ne prévoyaient pas que ce droit perpétuel et absolu de conserver son patrimoine « entraîne le droit d’aliéner, de vendre, de donner, d’acquérir et de perdre », mais aussi « le droit de louer, affermer, prêter à intérêt, bénéficier dans un échange, constituer des rentes, tandis que le corps est ailleurs occupé » (p. 206) et qu’il renforcerait l’inégalité des partages non seulement dans les drois de succession, mais aussi en pérennisant l’inégalité sociale de génération en génération.

C’est ce qu’il appelle le « droit d’aubaine », droit de la propriété érigé sur desprincipes qui conduisent à l’inégale répartition des richesses et fortunes, à la loi des loups, au droit d’exploiter son locataire, son salarié agricole ou industriel.

Et pourtant, « en vertu de quel droit l’homme s’est approprié cette richesse qu’il n’a point créée, et que la nature lui donne gratuitement ? » (p. 217)

« Il est permis à chacun de s’enfermer et de se clore » (p. 219), si bien que sans autorisation du propriétaire, particulier ou Etat, on ne peut boire l’eau d’une fontaine dans un terrain, on ne peut faire bâtir, on ne peut se promener dans un parc privé.

Le travail

Il est complètement faux aussi de prétendre que le travail conduit à l’égalité des propriétés. Or quand on défriche pour quelqu’un, on ne défriche pas pour soi, observe Proudhon. En louant sa main-d’œuvre, on perçoit certes un salaire pour les journées effectuées, mais on créée pour l’autre un instrument de production sans avoir rien créer pour soi. En effet, « il faut que le travailleur, outre sa subsistance future, sous peine de voir la source du produit tarir, et sa capacité productive devenir nulle. » (p. 248)

Or, par exemple, le cultivateur propriétaire trouve dans ses récoltes les moyens de faire vivre sa famille et lui, mais aussi d’améliorer son capital et surtout l’assurance permanente d’un fonds d’exploitation et de travail.

Comment y remédier ?

Par une nouvelle organisation du travail :

- le travailleur acquiert la valeur qu’il crée aux dépens du propriétaire oisif,

- toute production étant nécessairement collective, l’ouvrier a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et des bénéfices,

- tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul n’en peut avoir la propriété exclusive. (p. 251-252),

- la quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre des travailleurs (p. 260),

- l’inégalité des facultés est la condition sine qua non de l’égalité des fortunes :la spécialité des vocations permet la division du travail. (p. 262-263)

Par la dénonciation féroce de la propriété et de ses conséquences :

- quand on est propriétaire et qu’on loue, on est un escroc, nous dit Proudhon, car on dispose d’un capital que le locataire fait fructifier, et auquel on n’ajoute pas de valeur en soi chaque mois,

- quand on est propriétaire de son propre logement, on se fait escroquer par le prêteur (le banquier), qui y gagne les intérêts du crédit.

- quand on est propriétaire d’une entreprise, on escroque son ouvrier puisqu’on le paie toujours moins que le prix que l’on fixe au fruit de son travail, si bien qu’il ne peut pas se le payer.

Quelles réflexions tirer de cet essai ? Finalement, même si certains exemples peuvent paraître sexistes et entériner une société patriarcale, qui, à l’époque, rappelons-le, constituait la norme, et dont Proudhon ne se démarque pas, la démonstration a porté ses fruits :

- Est-il normal en effet d’accepter l’omniprésence de plages privées d’hôtels comme à Cannes, de maisons donnant directement sur la mer sur la Côte d’Azur et empêchant de la voir en longeant la côte, de ne pas pouvoir se promener dans les forêts privées de Sologne ?

- N’y a-t-il pas de bonnes raisons d’être choqué de voir la majorité des salariés ne pas avoir les moyens d’acheter le produit de leur travail à leur entreprise qui se fait une marge sur leur travail, toucher une maigre retraite, tout en continuant à payer leur droit au logement à un rentier ?

- Entre le propriétaire et le banquier, lequel faire engraisser ? Plutôt le banquier, au taux d’intérêt le plus bas, pour pouvoir, à la retraite, arrêter de payer son droit à être logé…

- La Révolution n’a-t-elle pas remplacé une féodalité seigneuriale par une féodalité bourgeoise reposant sur l’argent, sa pérennisation et sa perpétuation dans les familles ?

- Pour qu’ils soient libres et égaux en droits politiques mais aussi sociaux, les hommes n’auraient-ils pas dû rester nomades, en utilisant de manière non exclusive les biens naturels que sont la terre, l’eau et l’air, la terre ayant toujours été la source de conflits, et les deux autres n’allant pas tarder hélas à le devenir.

Qu’en pensez-vous ?

PROUDHON, Pierre-Joseph. – Qu’est-ce que la propriété ?. – Librairie Générale Française, 2009. – 445 p.. – (Le livre de poche. Classiques de la philosophie). – ISBN 978-2-253-08259-0 : 7,50 €.

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