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L’anarchisme *** de Daniel Guérin (1965)

04.02
2011

copyright Gallimard pour la couverture

Dans son avant-propos à L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique, Daniel Guérin annonce tout de suite qu’il n’entend pas faire un travail biographique ou bibliographique, ni une énième démarche historique et chronologique, mais examiner les principaux thèmes constructifs de l’anarchisme.

Pour ce faire, il commence par rappeler le véritable sens du mot « anarchie », lequel est souvent perçu au sens péjoratif de chaos, de désordre et de désorganisation, alors que, dérivant étymologiquement du grec ancien, « anarchie » signifie littéralement avec le -an privatif « absence de chef », et par voie de conséquence de figure d’autorité ou de gouvernement. Aussi l’anarchisme constitue-t-il une branche de la pensée socialiste visant à abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et entraînant un certain nombre d’idées – forces que sont la révolte viscérale, l’horreur de l’Etat, la duperie de la démocratie bourgeoise (d’où le refus des anarchistes de se présenter aux élections et leur abstentionnisme), la critique du socialisme « autoritaire », et surtout du communisme, la valeur de l’individu et la spontanéité des masses.

Cet examen permet ensuite à Daniel Guérin de traduire comment, dans la pratique, ces différents concepts permettraient de donner naissance à une nouvelle forme de société. L’autogestion constitue, à plus d’un titre, le concept le plus prometteur et le plus naturellement appliqué. Dans sa définition des principes de l’autogestion ouvrière, Proudhon maintient la libre concurrence entre les différentes associations agricoles et industrielles, stimulant irremplaçable et garde-fou pour que chacune d’entre elles s’engage à toujours fournir au meilleur prix les produits et services. A cette fédération d’entreprises autogérées pour l’économie se grefferait pour la politique un organisme fédératif national qui serait le liant des différentes fédérations provinciales des communes entre elles, décidant des taxes et propriétés entre autres choses, chaque commune étant elle-même administrée par un conseil, formé de délégués élus, investis de mandats impératifs, toujours responsables et toujours révocables. Partant, pour Proudhon, à son époque, il n’y aurait plus de colonies car ces dernières conduiraient à la rupture d’une nation qui s’étend et se rompt avec ses bases. Voilà donc la société future imaginée par les penseurs anarchistes du 19e siècle : une société décolonisée, sans chef, mais constituée d’un maillon de fédérations agricoles et industrielles autogérées, communales et régionales, dont les délégués mandatés sont révocables.

Enfin, Daniel Guérin relate comment dans l’Histoire les anarchistes ont pu s’exprimer ou pas, justement, évincés par exemple de l’Internationale par Marx et de la Révolution russe par Lénine et Trotsky. Il souligne les succès de l’autogestion agricole en Ukraine du sud, dans la Yougoslavie de Tito, dans les conseils d’usine italiens, et principalement en Espagne, avec les collectivités agricoles et industrielles, et la mise en place dans les communes de la gratuité du logement, de l’électricité, de la santé et de l’éducation… mais très vite supprimées par les dirigeants communistes.

Dans cet essai extrêmement clair, Daniel Guérin n’hésite ni à faire l’éloge de certaines idées et expériences réussies, ni à montrer les contradictions et incohérences de certains concepts ou mises en pratique.

Il est bien dommage que cet essai datant de 1965, et donc vieux déjà de 46 ans, n’ait pu être réactualisé à la lumière des années 68 et du renouveau d’une pensée de sensibilité anarchiste aux Etats-Unis, avec notamment le philosophe Noam Chomsky et Murray Bookchin.

Dans l’essai suivant, Anarchisme et marxisme, daté de 1976, Daniel Guérin compare les deux courants de pensée, puisant dans la même source de révolte, mais divergeant dans la conduite du mouvement puis dans la mise en place d’une nouvelle société. Il achève son exposé sur Stirner, individualiste anarchiste, grande figure de la pensée anarchiste, dont on a mal saisi les tenants et aboutissants.

Une lecture extrêmement stimulante de concepts séduisants.

L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique… / Daniel Guérin. – Nouvelle éd. revue et augmentée. – Gallimard, 1981. – 286 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Collection Idées ; 368. Sciences humaines).

En appendice, « Anarchisme et marxisme », texte remanié d’un exposé fait à New York, 6 novembre 1973, et « Compléments sur Stirner », du même auteur. – Bibliogr. p. 281-286
(Br.) : 10,60 F.

La morale anarchiste ** de Pierre Kropotkine (1889)

24.05
2010

« Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. »

En 1889, à la publication de La Morale anarchiste, Pierre Kropotkine, ce prince issu de la très haute noblesse russe, vit en Angleterre, après avoir été emprisonné trois ans en France. Renonçant à une brillante carrière militaire, il s’est en effet tourné vers les mathématiques et la géographie, mais surtout il a adhéré à l’AIT (l’Association internationale des travailleurs), mené une vie de militant anarchiste, a déjà tâté de la prison en Russe, dont il s’est évadé, et a côtoyé d’autres anarchistes, comme Elisée Reclus, géographe lui aussi.

Dans cet essai, Kropotkine s’attache à combattre les préjugés qui tapissent le fondement d’une éducation basée sur la terreur. Dès l’enfance,  en effet, on incite la jeunesse russe à la vertu, à obéir aux pratiques religieuses en nous menaçant sinon des tourments de l’enfer, et on nous fait aimer les forces de l’ordre et la justice en l’effrayant avec les excès des Révolutionnaires sanguinaires. Et quand celle-ci se débarrasse de ces principes, c’est en adoptant la philosophie anarchiste :

« Ne se courber devant aucune autorité, si respectée qu’elle soit ; n’accepter aucun principe, tant qu’il n’est pas établi par la raison. » (p. 14)

Qu’est-ce qui gouverne les actes réfléchis de l’homme, poursuit-il, si ce n’est la recherche du plaisir ? Il en va ainsi de l’alcoolisme où « un tel se saoule et se réduit chaque jour à l’état de brute, parce qu’il cherche dans le vin l’excitation nerveuse qu’il ne trouve pas dans son système nerveux. Tel autre (…) renonce au vin (…) pour conserver la fraîcheur de la pensée et la plénitude de ses forces, afin de pouvoir goûter d’autres plaisirs qu’il préfère à ceux du vin. » (p. 20)

Pour Kropotkine, « les conceptions du bien et du mal sont identiques chez l’homme et chez les animaux. » Il argumente en prenant comme exemple assez surprenant dans un essai de morale, si on ne le savait naturaliste, les fourmis, les marmottes, les moralistes chrétiens ou athées, pour qui ce qui est bon est ce qui est utile pour la préservation de la race, et non de l’individu, et ce qui est mauvais lui est nuisible.

Aussi préfère-t-il à la morale chrétienne « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi. » cette moralité qui lui est supérieure : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. », et cette autre « Le bonheur de chacun est intimement lié au bonheur de tous ceux qui l’entourent » (p. 73)

Ainsi notre degré d’empathie envers les autres, notre sentiment de sympathie, notre pouvoir d’imaginer ce que peut ressentir l’autre, explique presque tous les sentiments moraux. Cela induit naturellement le respect de l’individu.

A l’échelle d’une race entière, animale ou humaine, elle recouvre la notion de solidarité. Aussi a-t-elle une part infiniment plus grande dans l’évolution du monde animal que toutes les adaptations pouvant résulter d’une lutte entre individus pour l’acquisition d’avantages personnels.

Au contraire, place libre aux passions ! Ainsi du sentiment moral du devoir qui n’est rien d’autre que la conscience de ce qu’on est capable de faire, de ce que l’on a le devoir de faire, une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner. De même que la plante fleurit, s’épanouit, même si elle doit mourir ensuite, la sève, la force monte en l’être humain qui ne vit que pour la dépenser.

« Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle – et tu déverseras sur les autres

ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! » p. 67

Car, « pour être réellement féconde, la vie doit l’être en intelligence, en sentiment et en volonté à la fois. Mais alors, cette fécondité dans toutes les directions, c’est la vie : la seule chose qui mérite ce nom. Pour un moment de cette vie, ceux qui l’ont entrevue donnent des années d’existence végétative. Sans cette vie débordante, on n’est qu’un vieillard avant l’âge, un impuissant, une plante qui se dessèche sans jamais avoir fleuri. » (p. 69-70)

Après Stirner, Proudhon, Bakounine et Reclus, voici une note de lecture de cet autre grand libertaire, prince russe qui prôna une philosophie anarchiste. Il dénonce ici toute forme d’autorité, qu’elle soit religieuse ou politique, même communiste ou socialiste, puisqu’à une tyrannie elle veut en substituer une autre. De même, il dépasse les morales bouddhistes et judéo-chrétiennes pour atteindre une morale supérieure fondée sur le plaisir, l’entraide et la force créatrice, et non pas sur la crainte, la répression et la lutte pour l’acquisition d’avantages personnels, ce que nous vivons dans le système ultra-libéral actuel. En revanche, il ne recule pas devant le sang à verser s’il s’agit de renverser un gouvernement sans le remplacer. D’où sa réputation sulfureuse, en dépit de la moralité indiscutable de son discours.

Pour aller plus loin, les lectures ayant elles-mêmes inspiré cette réflexion :

-      Bernard de Mandeville, La Fable des abeilles (1713)

-      Charles Fourier, Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829)

- Jean-Marie Guyau

Mille et une nuits, 2004. – 94 p.. – (n°447). – ISBN 978-2-842-05837-1 : 2,50 €.