
cop. bibliothèque les Jacobins
Ce vendredi 16 janvier 2015, une fois n’est pas coutume, c’est à la bibliothèque des Jacobins, à Fleury-les-Aubrais qu’il m’a été donné d’écouter Philippe Claudel répondre aux questions de ses lecteurs. Comme à la librairie des Temps modernes, l’assemblée était dans la fleur de l’âge, tant et si bien qu’on me donna même du « jeune fille » ! Ce qui ne lasse pas de m’inquiéter sur la pérennité de ces rendez-vous dans quelques décennies. Mais ceci est un autre sujet…
Tenace, l’équipe des bibliothécaires des Jacobins relançait Philippe Claudel depuis 2009 avant de pouvoir l’accueillir entre ses murs avec son club lecture.
Philippe Claudel, trop occupé ? Sans aucun doute. Ses nombreux succès et prix littéraires (prix Renaudot pour les Ames grises, prix Goncourt des lycéens pour Le Rapport de Brodeck, César du meilleur premier film pour Il y a longtemps que je t’aime), ses nombreuses activités professionnelles (écrivain, réalisateur, maître de conférence à l’université de Nancy sur l’écriture scénaristique, membre de l’académie Goncourt), ses nombreux déplacements à l’étranger où ses romans sont traduits, le rendent finalement peu disponible. Une chance, donc, de pouvoir le réécouter, après une première fois lors de son intervention auprès des lycéens à Rennes en décembre 2003, pour les Ames grises.
Voici dans ses grandes lignes l’échange qui eut lieu ce soir-là :
Vous êtes un auteur imprégné d’Histoire. Votre thématique s’inscrit autour de la mémoire, de la tolérance, de l’étranger. Est-ce que ce sont autant de batailles que vous menez ?
L’histoire des grands traumatismes est au coeur de mon oeuvre, en effet.
D’abord par sa dimension nationale : dans la littérature française, la guerre est souvent présente. La France est un pays qui examine beaucoup son passé. La littérature française est une littérature du ressassement, du traumatisme.
Ensuite par sa dimension personnelle, liée à ma région, à la Lorraine, et à ma famille. J’ai grandi à mi-chemin entre Verdun et le camp de Struthof. Enfant, mes voyages scolaires oscillaient entre les deux, ma commune était encerclée par des cimetières militaires, et ma famille parlait sans cesse des guerres.
Mais j’écris de la fiction, rien d’autre, et vous remarquerez que dans Les Ames grises, il n’y a ni datation, ni géographie identifiée, et dans Le Rapport de Brodeck, la langue est inventée, et les mots « juif », « nazi » et « holocauste » ne sont jamais prononcés pour évoquer une situation humaine.
En littérature, ce qui m’intéresse, c’est d’inspecter les moments de rupture, où l’homme doit se placer sur l’échiquier.

cop. Carnets de SeL
Votre écriture est très visuelle dans vos romans. La passion du cinéma vous est-elle venue en même temps que l’écriture ?
Mon amour du cinéma a toujours été là, en même temps que mon amour de la littérature.
Enfant, je fréquentais deux cinémas. J’ai grandi dans une famille modeste mais qui avait un grand intérêt pour la culture. Il était plus facile d’écrire que de filmer, enfant. A la faculté j’ai pu réaliser mes premiers court-métrages, mais ce n’est qu’à 45 ans que j’ai réalisé mon premier long-métrage, et publié à 37 ans mon premier roman. Avant j’écrivais, bien sûr, mais tout ce qui a précédé n’était pas intéressant.
Vous auriez envie d’adapter vos romans ?
Je ne veux surtout pas adapter mes romans car si un livre est un livre, c’est que ça ne pouvait pas être autre chose. C’est la réciproque pour un film. Quand j’écris un roman, mon outil principal c’est la langue, l’histoire est née dans le langage, alors que le film est né avec un désir d’acteurs, un désir de lumières, de sons. Au cinéma on peut filmer sans un mot. J’ai donné l’autorisation il y a deux ans d’adapter Le Rapport de Brodeck en BD. Remarquez d’ailleurs : mes quatre films n’abordent absolument pas la problématique de la guerre, mais sont plutôt des histoires contemporaines sur l’intimité. Suivant le support, je traite de thématiques différentes.
Qu’est-ce qui vous permet de vous exprimer le mieux, roman ou film ?
Mon espoir, que ce soit un livre ou un film, c’est que cela continue à vivre en chaque lecteur, en chaque spectateur.
Comment écrivez-vous ?
Je n’ai pas de règle : quand j’ai envie d’écrire. C’est ma seule règle. Et encore…
Je n’écris pas le soir. Je suis plutôt du matin. Et je préfère l’hiver à l’été, où j’ai envie de sortir. J’adore tout ce qui est papeterie – carnets, crayons,… – mais je suis incapable d’écrire sans ordinateur portable.
Comment fait-on pour passer à un autre roman après avoir fini Le Rapport de Brodeck ?
L’Enquête, qui a suivi, n’est pas un roman à proprement parler. Je m’y suis essayé à tous les genres par le biais de mon protagoniste : le fantastique, la SF, … Parfums non plus. Je me pose beaucoup de questions sur le roman.
Derrière la façade sombre de vos romans êtes-vous un optimiste ?
Ce n’est pas à moi de vous le dire. A partir du moment où mon roman est publié, je le donne au public. Et c’est ce dernier qui interprète. Quant à moi, chaque matin, je peux être d’un plus ou moins grand optimisme.
Qui dans votre carrière vous a soutenu, vous a aidé ?
Si j’ai un conseil à donner en tout cas à ceux qui écrivent, c’est de ne surtout pas montrer ce que vous faites, car cela peut vous être dommageable : on peut vous flatter ou vous démoraliser.
Je n’ai pas eu de mentor. Mais il y a des écrivains qui ont compté pour moi : Jean-Claude Pierrotte, qui m’a encouragé. Céline est l’un de mes écrivains préférés. A 20 ans, j’étais sous l’influence de Céline, Proust, Simenon, Giono, Baudelaire, Kadaré, Julien Gracq…
Vous semblez accorder à la Nature une place toute particulière dans Le Rapport de Brodeck.
La Nature a une réelle importance dans Le Rapport de Brodeck, effectivement. J’y évoque le rapport de l’homme à la Nature, et surtout de l’indifférence totale de la Nature au destin des hommes. C’est un roman émaillé d’événements météorologiques : la brume, le gel, la neige, le soleil,… Au contraire, L’Enquête est un roman dans la ville, dont la Nature est exclue, sur un modèle économique inhumain, labyrinthique. Dans mon dernier film, la Nature agit comme un terreau d’inspiration. Je me sens très proche de ce que Rousseau disait de la nature dans ses Promenades.
Vous êtes membre de l’Académie Goncourt. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rôle, sur son fonctionnement ?
Nous nous réunissons chaque premier mardi du mois, chez Drouot, durant deux heures qui s’achèvent par un déjeuner.
L’académie connait une forte activité toute l’année et à l’étranger. Car les autres pays veulent tous imiter le modèle du Goncourt des lycéens.
Au Goncourt on lit le plus possible de livres, autant par curiosité que par plaisir. Je lis ainsi une centaine de romans de mi-mai à fin août. Je ne suis absolument pas influencé par la presse. On est honnête, surtout depuis l’arrivée de Françoise Chandernagor et de Bernard Pivot.
En 2012 je soutenais Patrick Deville pour Peste et Choléra. Mais il a reçu le Fémina trois jours plus tôt. Et dans l’Académie, d’autres n’ont pas voulu lui donner un deuxième prix.
Quelques mots sur Jean-Marc Robert ?
C’était le patron des éditions Stock, lui-même auteur de très courts romans d’une grande finesse. Il a été mon éditeur depuis 2001 ; il est devenu mon meilleur ami. C’était quelqu’un qui aimait les auteurs. Ce n’est pas pour rien que je ne publie plus. D’ailleurs j’avais écrit un roman avant sa mort, qui n’a jamais été publié depuis. On travaille toujours dans l’incertitude quand on écrit. On ne sait même pas si un roman est bon ou mauvais. On a besoin d’un jugement littéraire extérieur. Un éditeur, c’est à la fois un accompagnateur de livres et un commerçant. Pour pouvoir exercer son métier, il doit savoir équilibrer la qualité de ses publications avec des ouvrages qui vont toucher un grand public.
Quel sera votre prochain livre ou votre prochain film ?
Mon roman n’est pas suffisamment bien pour être publié. Quand on a la malchance d’être connu, on est sûr d’être publié, donc il faut être exigeant envers soi-même. Je suis dans deux autres romans dont j’espère que l’un pourra être publié. Ma femme aussi joue un rôle essentiel. Avec Jean-Marc Robert, c’est mon autre relecteur. Elle me fait couper beaucoup. Cela fait partie du travail d’écrivain, comme quand on est réalisateur, d’avoir beaucoup de matière pour pouvoir couper.
Mon dernier film a été tourné à 12 kms de Nancy, dans une ville de campagne. J’ai eu envie de filmer cette innocence de l’enfance, sauf qu’on refuse à cet enfant de prendre des décisions.
Merci pour cette rencontre qui s’est achevée autour d’un apéritif convivial.
J’ai lu de lui :
J’abandonne (pas encore critiqué)
Les Ames grises ***
La Petite fille de Monsieur Linh (pas encore critiqué)
Le Rapport de Brodeck ****
Parfums *
J’ai vu de lui :
Il y a longtemps que je t’aime (pas encore critiqué)