
cop. Actes Sud
De son corps, qu’elle plie à sa volonté, qu’elle laisse vibrer dans une sorte de transe autour de concepts, sont nés tour à tour deux corps minuscules, ceux de deux fillettes, Angela et Marina. D’abord émerveillée par la vitesse à laquelle ces corps acquièrent leur autonomie et leur personnalité, Lin va ressentir un besoin irrépressible de s’épanouir de nouveau en tant qu’artiste, un appel plus fort que son statut d’épouse et de mère, celui de partir en tournée en tant que danseuse et chorégraphe. Quoi qu’il lui en coûte.
Même si elle décrit ses accouchements, de la déformation du corps maternel, Nancy Huston ne parle pas : son personnage Lin semble très vite se remettre de ses grossesses. Mais elle évoque bien plutôt la fréquence des rapports sexuels du couple que Lin forme avec son universitaire de mari, Derek, l’ennui de ses soirées en tant que maîtresse de maison et l’attachement trop étouffant des deux fillettes à l’égard de leur mère : leur relation presque mimétique semble virer au malsain, et l’amour exclusif de Marina pourrait aussi bien se transformer en haine. L’absence de la mère confortera un lien fusionnel entre les deux filles. On s’attend, pendant tout le roman, à ce que quelque drame ne vienne à surgir.
Mais le drame, pour Lin, c’est justement de ne pouvoir cumuler et sa vocation d’artiste et sa charge d’épouse, de maîtresse de maison et de mère. Aussi, pour vivre pleinement sa vie d’artiste, le personnage de Lin n’a pas d’autre choix que celui d’abandonner sa famille. Ces passages s’inspirent alors des journaux intimes de grandes figures de la danse, comme Isadora Duncan ou Vaslav Nijinsky, dont les Cahiers patientent dans ma Pile à Lire.
Le travail de chorégraphe de Lin donne lieu aux plus belles pages du roman, mettant en scène le travail de création artistique avec les danseurs, ses appréhensions, la progression de ses recherches pour traduire telle ou telle idée :
« Tout en regardant bouger les danseurs, Lin recouvre les pages de son calepin de griffonnages et d’esquisses rapides : des mots font germer d’autres mots et froment des arcs et des fontaines… Foncer – tourner – foncer – ramper à genoux – plongeon – petit rond de jambe – vibrations des genoux – torsions sur place – bourrée – sissones – cigogne – grande arabesque tournant très bas… Des flèches tracent les mouvements de bras et de jambes. » (p. 151)
On peut reprocher à Nancy Huston de frôler le manichéisme dans son dilemme entre la stabilité familiale et l’instabilité artistique, et son personnage inquiétant de Marina peut sembler bien caricatural. Il n’en demeure pas moins que c’est un beau roman, sombre comme toujours chez Nancy Huston, dont on retiendra les passages sur la danse (p. 20, 56-57, 62, 97, 104), sur ses chorégraphies (p. 30, 74, 144, 151…) et sur l’émerveillement d’une mère aux changements de ses enfants.
Du même auteur, chroniqué dans Carnets de SeL : Lignes de faille *** (2006)
La virevolte / Nancy Huston. – Arles : Actes sud, 1994. – 206 p. : couv. ill. ; 22 cm. - ISBN 2-7427-0245-8 (br.) : 98 F.