Mots-clefs ‘Nancy Huston’

La virevolte ** de Nancy Huston (1994)

03.07
2011

cop. Actes Sud

De son corps, qu’elle plie à sa volonté, qu’elle laisse vibrer dans une sorte de transe autour de concepts, sont nés tour à tour deux corps minuscules, ceux de deux fillettes, Angela et Marina. D’abord émerveillée par la vitesse à laquelle ces corps acquièrent leur autonomie et leur personnalité, Lin va ressentir un besoin irrépressible de s’épanouir de nouveau en tant qu’artiste, un appel plus fort que son statut d’épouse et de mère, celui de partir en tournée en tant que danseuse et chorégraphe. Quoi qu’il lui en coûte.

 

Même si elle décrit ses accouchements, de la déformation du corps maternel, Nancy Huston ne parle pas : son personnage Lin semble très vite se remettre de ses grossesses. Mais elle évoque bien plutôt la fréquence des rapports sexuels du couple que Lin forme avec son universitaire de mari, Derek, l’ennui de ses soirées en tant que maîtresse de maison et l’attachement trop étouffant des deux fillettes à l’égard de leur mère : leur relation presque mimétique semble virer au malsain, et l’amour exclusif de Marina pourrait aussi bien se transformer en haine. L’absence de la mère confortera un lien fusionnel entre les deux filles. On s’attend, pendant tout le roman, à ce que quelque drame ne vienne à surgir.

 

Mais le drame, pour Lin, c’est justement de ne pouvoir cumuler et sa vocation d’artiste et sa charge d’épouse, de maîtresse de maison et de mère. Aussi, pour vivre pleinement sa vie d’artiste, le personnage de Lin n’a pas d’autre choix que celui d’abandonner sa famille. Ces passages s’inspirent alors des journaux intimes de grandes figures de la danse, comme Isadora Duncan ou Vaslav Nijinsky, dont les Cahiers patientent dans ma Pile à Lire.

Le travail de chorégraphe de Lin donne lieu aux plus belles pages du roman, mettant en scène le travail de création artistique avec les danseurs, ses appréhensions, la progression de ses recherches pour traduire telle ou telle idée :

« Tout en regardant bouger les danseurs, Lin recouvre les pages de son calepin de griffonnages et d’esquisses rapides : des mots font germer d’autres mots et froment des arcs et des fontaines… Foncer – tourner – foncer – ramper à genoux – plongeon – petit rond de jambe – vibrations des genoux – torsions sur place – bourrée – sissones – cigogne – grande arabesque tournant très bas… Des flèches tracent les mouvements de bras et de jambes. » (p. 151)

On peut reprocher à Nancy Huston de frôler le manichéisme dans son dilemme entre la stabilité familiale et l’instabilité artistique, et son personnage inquiétant de Marina peut sembler bien caricatural. Il n’en demeure pas moins que c’est un beau roman, sombre comme toujours chez Nancy Huston, dont on retiendra les passages sur la danse (p. 20, 56-57, 62, 97, 104), sur ses chorégraphies (p. 30, 74, 144, 151…) et sur l’émerveillement d’une mère aux changements de ses enfants.

 

Du même auteur, chroniqué dans Carnets de SeLLignes de faille *** (2006)

 

La virevolte / Nancy Huston. – Arles : Actes sud, 1994. – 206 p. : couv. ill. ; 22 cm. - ISBN 2-7427-0245-8 (br.) : 98 F.

L’empreinte de l’ange ** de Nancy Huston (1998)

28.07
2008

cop. Actes sud

Paris, mai 1957. Quand Raphaël Lepage, grand flûtiste, embauche comme bonne à tout faire Saffie, une jeune allemande au visage impassible, il sait déjà qu’il en est profondément épris. Un mois après, il l’a épousée. Cependant, mariée, puis mère, Saffie ne change pas d’attitude à son égard, comme détachée de la vie et du monde. Mais le jour où il l’envoie donner à réparer sa flûte chez un luthier, dès qu’elle pose ses grands yeux verts sur ce Juif hongrois prénommé Andras, elle se retrouve métamorphosée par un amour fou  et c’est à ce dernier qu’elle va ouvrir son coeur et confier son passé auquel elle survit avec difficulté. Quant au sien, Andras s’en souvient pour mieux comprendre les enjeux présents et s’engager aux côtés des Algériens…

« Saffie ne se sent-elle jamais coupable ? Comment fait-elle pour supporter cette duplicité, jour après jour, mois après mois ? C’est le même corps qu’elle donne à l’un et à l’autre homme ; n’y a-t-il jamais d’interférence dans sa tête ?
Non : pour la simple raison qu’elle est amoureuse d’Andras, alors qu’elle n’a jamais été amoureuse de Raphaël. » (p. 229-230).
« Lorsque deux amants ne disposent pour se parler que d’une langue à l’un et à l’autre étrangère, c’est… comment dire, c’est… ah non, si vous ne connaissez pas, je crains de ne pouvoir vous l’expliquer » (p. 230)

 

Ces deux passages, qui témoignent de l’intrusion du narrateur et la prise à témoin du lecteur dans l’histoire, reflètent à eux seuls l’atmosphère de cette bouleversante histoire d’amour, avec pour toile de fond les crimes de guerre, viols, meurtres et tortures, que ce soient ceux des soldats russes sur les allemandes restées seules ou ceux des soldats ou des policiers français sur les algériens. Un très beau roman.

Actes Sud, 1998. – 328 p.. – (Babel ; 431).

Lignes de faille *** de Nancy Huston (2006)

15.10
2006

cop. Actes Sud

Nancy Huston part de ces dernières années en Californie – le 11 septembre, le président Bush, le gouverneur Schwarzy – vues à travers le prisme d’un garçon de six ans, Sol, dorloté par sa maman, et partant en voyage en Allemagne avec sa grand-mère juive pratiquante et son arrière-grand-mère allemande pour des raisons qui lui échappent totalement. Elle remonte ensuite une génération, en 1982, par les yeux du père cette fois, Randall, alors âgé de six ans, dont la mère, future docteur « du Mal », poursuit des recherches sur le passé de sa propre mère d’abord en Allemagne puis en Israël. 1962 : c’est l’enfance de Sadie, sa mère, au même âge, vouant une admiration sans borne pour sa mère chanteuse, Kristina, et trouve un père en son beau-père, Peter Silbermann qui, lui, est juif. 1944-1945 : Kristina adore sa famille, jusqu’à ce qu’un jeune garçon y entre et lui confirme ses soupçons…

Forte ! Elle est vraiment très forte, cette Nancy Huston. D’abord d’avoir eu cette idée particulièrement originale de remonter le temps dans cette famille américaine-type sur quatre générations, jusqu’au dévoilement du secret, mais surtout, surtout, d’avoir su montrer un univers familial à travers les yeux de ces enfants de six ans, recevant au fil des générations une éducation différente, ces père ou mère, grand-mère ou arrière-grand-mère redevenant tour à tour les enfants qu’ils avaient été, découvrant des vérités ou intrigués par des secrets, dans une chaîne sans fin portant néanmoins un signe de reconnaissance qui prouve leur appartenance à une même lignée. Le premier univers des années 2000 est d’ailleurs déconcertant de cruauté et d’humour : ce petit Dieu vivant, égoïste, ne semble plus rien n’avoir d’innocent. Est-ce donc ainsi que Nancy Huston perçoit le nouveau règne de l’enfant-roi dans cette famille américaine de base, applaudissant les exploits de l’armée de Bush en Irak ? Les univers suivants nous détrompent peu à peu de cette première mauvaise impression, et laissent progressivement entrevoir l’absurdité d’une Histoire qui ne connaît que l’aveuglement et l’égoïsme, et non l’amour et le partage.

Un excellent roman, au procédé ingénieux, dont je continue à penser que l’on en a trop peu parlé lors de cette rentrée.

HUSTON, Nancy. - Lignes de faille. – Actes Sud, 2006. – 487 p.. – ISBN : 2-7427-6259-0 : 21,60 €.