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Matière et mémoire d’Henri Bergson

04.03
2020

Matière et mémoire Essai sur la relation du corps à l’esprit

Dans le premier chapitre, Bergson s’attaque à l’idéalisme et au réalisme comme étant deux thèses également excessives. Il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, d’en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles : la matière est un ensemble d’ »images », à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation », perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme.

« il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. » (p.30)

La mémoire, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté SUBJECTIF de notre CONNAISSANCE des CHOSES.

« il n’y a pas de perception sans affection. » (p. 59)

« (…) l’affection n’est pas la matière première dont la perception est faite ; elle est bien plutôt l’impureté qui s’y mêle. » (p. 60)

La mémoire est pour lui « une survivance des images passées. » (p. 68)

Dans le second chapitre, Bergson distingue deux types de souvenirs :

- « le souvenir de la leçon, en tant qu’apprise par cœur, a tous les caractères d’une habitude. Comme l’habitude, il s’acquiert par la répétition d’un même effort. Comme l’habitude, il a érigé la décomposition d’abord, puis la recomposition de l’action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, l s’est emmagasiné dans un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps. »

Ce type de souvenir constitue une action, une « habitude éclairée par la mémoire. »

- le souvenir de telle lecture particulière, un souvenir daté, qui ne se répète pas.

Ce type de souvenir constitue une représentation.

Aussi le « déjà vu » serait une fusion ou juxtaposition entre la perception et le souvenir.

Dans les chapitres suivants, Bergson n’aura de cesse de développer et de préciser cette distinction. Il faut selon lui que « le passé soit joué par la matière, imaginé par l’esprit. » (p. 251) Qu’est-ce à dire ? Qu’un type de souvenir s’ancre dans le corps comme une habitude motrice, un automatisme, causé par une perception qui prépare les actions, tandis que le second type de souvenir est rappelé par l’esprit, c’est la représentation de l’objet absent.

« La mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau, et il n’y a pas une différence de degré, mais de nature, entre la perception et le souvenir. » (p. 266)

Ainsi, « l’intérêt d’un être vivant est de saisir dans une situation présente ce qui ressemble à une situation antérieure, puis d’en rapprocher ce qui a précédé et surtout ce qui a suivi, afin de profiter de son expérience passée. » A l’origine, le souvenir a donc une utilité vitale qui permet la survie, par association, ressemblance ou contiguïté.

Un ouvrage philosophique qui fait paraître simple une distinction à laquelle on n’aurait pas songé sinon. Ainsi ce que l’on perçoit est tout entier subjectif, chargé d’affection, dès lors que cette perception n’est pas neuve mais nourrie d’un passé, d’expériences antérieures. Ce que l’on rappelle du passé par l’esprit est tout aussi subjectif, parfois cette « image » est même construite ou reconstruite par différentes phases du passé et par le présent. J’aurais aimé que Bergson évoque ce dernier aspect, mais il n’en parle pas.

 

Encre sympathique

06.02
2020

Encre sympathique

Il est des auteurs appréciés et même légitimés que je lis parfois, comme l’on goûte à nouveau un plat en se disant que peut-être on y prendra davantage de plaisir que la dernière fois. Patrick Modiano fait partie de ces écrivains consacrés, Prix Nobel de littérature, excusez du peu !, auquel je me frotte de temps à autre.

Ici encore dans Paris, qui est toujours presque un personnage à elle seule, un personnage-clé, une femme a disparu il y a trente ans. Le narrateur, nouvellement employé, était alors chargé d’enquêter, de retrouver sa trace. Auprès d’une collègue, de l’ami de son compagnon, il s’était fait passer pour un ami d’enfance de la disparue…

Comment créer du mystère dans un Paris contemporain, explorer les thèmes qui lui sont chers – la quête d’identité, la mémoire et l’oubli -, dans cet énième récit de Patrick Modiano, dont je comprends bien l’engouement que d’aucuns peuvent avoir pour ses romans, mais qui n’éveille en moi que peu d’écho.

Otto, l’homme réécrit de Marc-Antoine Mathieu

08.02
2017
cop. Delcourt

cop. Delcourt

« Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés. »

Baruch Spinoza, Ethique, livre II.

Ainsi s’ouvre la nouvelle bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu, MAM pour les initiés. Et cette histoire fait véritablement la démonstration de cette citation :

L’oeuvre d’Otto, artiste à la réputation internationale, est traversée depuis vingt ans par la thématique du double. Alors qu’il propose une énième performance au musée Guggenheim de Bilbao, il brise à la fin le miroir où se reflétait son double et ressent un vide insondable, qui lui souffle la vanité de son art. Quelques jours plus tard, il hérite de ses parents décédés une maison et, à l’intérieur, d’une malle. Or cette malle renferme l’enregistrement en temps réel des sept premières années de sa vie, durant lesquelles il a fait l’objet d’une surveillance continue, lors d’une expérience scientifique avortée. Il décide alors de suspendre sa vie au présent pour relire en temps réel ses sept premières années, ces années dont sa conscience n’avait gardé que des bribes de souvenirs et qui ont inconsciemment façonné toute sa personnalité, toute sa vie…

Marc-Antoine Mathieu nous livre là une oeuvre-somme, celle de ses questionnements métaphysiques : qui suis-je ? Pourquoi ?, remettant en question toute fausse impression de libre arbitre. En même temps, il s’interroge sur le mal-être que pourrait occasionner la connaissance exacte et réelle de notre vie, adoucie par le tri sélectif que fait d’ordinaire notre conscience. Cet album à l’italienne nous plonge dans un abime métaphysique vertigineux dont il est difficile de se remettre, pour nous aussi…

Son album le plus introspectif.

 

 

Revoir Paris : tome 2 de Schuiten et Peeters

25.01
2017

9782203097261Arrivée sur Terre, abandonnant ses congénères âgés, Kârinh taille sa route seule, pour rejoindre Paris. Soupçonnée d’être envoyée en mission cachée par l’Arche, Kârinh finit par être sauvée par Mathias Binger, qui lui ouvre les portes du vieux Paris, musée pour touristes fortunés protégé par un dôme de verre. Kârinh retrouve alors son père…

Ce deuxième et dernier tome de Revoir Paris pêche un peu au niveau du scénario, bien faible par rapport à ce à quoi Benoit Peeters nous avait habitués. On suit les désillusions de Kârinh et la curiosité amoureuse de Mathias, sans creuser ces deus ex machina de dissidents dans la sphère. Mais, heureusement, les dessins réalistes de François Schuiten restent éblouissants. Je ne bouderai pas le plaisir que j’ai tout de même eu à lire ces deux tomes, mais je reste sur ma faim, une fin ouverte d’ailleurs.

SCHUITEN, François, PEETERS, Benoit. – Revoir Paris : tome 2. – Casterman, 2016. – 63 p. : ill. et couv. en coul. ; 32 cm. – (Univers d’auteurs). – EAN13 978-2-203-09726-1 : 17 €.

La gangrène et l’oubli ** de Benjamin Stora (1991)

03.09
2010

Professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’INALCO, Benjamin Stora explique les raisons d’un non-dit collectif de part et d’autre de la Méditerranée, avec d’un côté l’amnésie française des « événements », qui se nourrit du refus à reconnaître la moindre culpabilité), et de l’autre la frénésie algérienne de commémorations (qui fonde une légitimité militaire étatique).

Considéré à juste titre comme le spécialiste de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora explique ici avec précision quelle censure exerça l’Etat et quelle image il donna à ses « entreprises de pacification », de même qu’il examine dans le détail pourquoi la guerre d’Algérie, les différents massacres comme celui du 17 octobre 1961 à Paris, et la question des Harkis, restent autant de tabous dans la mémoire collective française.

Un excellent travail de documentation et d’analyse, pour mieux comprendre notre histoire contemporaine et ses relents de racisme.

STORA, Benjamin. – La gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie. – Paris : La Découverte / Poche, 1998. – 376 p.. – ISBN 978-2-7071-4626-7 : 12 €.


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Entendez-vous dans les montagnes ** à *** de Maïssa Bey (2002)

24.07
2010

Dans le compartiment d’un train français, la narratrice, une Algérienne, est rejointe par un vieil homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs, puis par une jeune fille blonde et lisse, sûre d’elle, Marie. Partagée entre son envie de terminer Le Liseur de Schlink pendant le trajet et la résurgence de souvenirs datant de 1957, à l’époque où son père instituteur mourut torturé par l’Armée française, cette intrusion l’ennuie. Le vieil homme, Jean, entame une conversation qu’elle n’a pas envie de poursuivre, par quelques banalités, un compliment sur son beau pays. Il lui avoue alors qu’il y a passé dix-huit mois, qu’il était appelé. Aussitôt Marie intervient. Son grand-père est pied-noir : il lui a souvent parlé de l’Algérie, mais celle d’avant les « incidents ». Piquée par la curiosité, elle les pousse à lui dévoiler ce qui se cache derrière ce silence obstiné…

« - Personne n’est sorti indemne de cette guerre ! Personne ! Vous entendez !

L’exclamation résonne comme le bruit d’une porte qui claque. Il a brusquement haussé le ton, comme s’il voulait la convaincre, la faire taire peut-être. Mais est-ce vraiment là le seul objet de sa colère ? » (p. 70-71)

Ce huis-clos arrangé autour d’une fille de fellaga, d’un ancien combattant d’Algérie et d’une petite-fille de pieds-noirs, a certes quelque chose de factice, d’autant plus invraisemblable, quand on saisit la nature de l’étrange confrontation entre cette femme et ce vieillard, cette fille de victime et son bourreau. Maïssa Bey elle-même s’en amuse, ironise sur le fait qu’il ne manque plus que la présence d’un harki, pour que le tableau soit complet. Mais la limpidité de son écriture doublée par la concentration de l’effet portée par la brièveté du récit l’emporte sur l’abus de ces coïncidences. Car ce huis-clos vibre et résonne entre ce dont les deux protagonistes se souviennent, ce qu’ils évoquent à demi mot et tout ce qu’ils taisent.

Dans cette confrontation, la réalité s’avère pire que l’imaginaire de cette fillette à qui on a enlevé et torturé le père. C’est d’ailleurs en cela que réside le thème principal de ce court roman : les bourreaux d’une guerre ne sont pas des monstres, ils ressemblent à tout le monde, ils sont des fils, des frères, des maris, des pères aussi, ils vivent et agissent comme leurs victimes, et ce n’est qu’en obéissant aux ordres comme tous leurs confrères enrôlés dans la même galère, au nom d’un territoire, d’une patrie, d’une religion, qu’ils se révèlent capables du pire, en se persuadant d’être du bon côté, voire en obéissant aux ordres, tout simplement.

Or la guerre d’Algérie n’a pas compté de héros dans le camp français. Cette guerre qui ne voulait pas dire son nom, qui cherchait à enrayer la rébellion des habitants de ce pays exploité, voulant s’extraire de leur misère et du joug de l’Etat français, n’a compté que des vaincus, contrairement aux deux autres guerres. Elle a transformé des hommes en tortionnaires ou les a rendus complices par leur silence nourri par la honte.

Il est temps de parler, nous invite ce beau texte, il est temps de dénoncer pour ne plus jamais recommencer.

BEY, Maïssa. – Entendez-vous dans les montagnes. – éditions de l’aube, 2010. – 83 p. : ill. n.b.. – ISBN 978-2-8159-0027-0 : 6,20 euros.
Acheté fin juin 2010 à la librairie « Les Temps modernes » d’Orléans.

Souvenirs de l’éternel présent de Schuiten & Peeters (2009)

23.01
2010

Aimé, âgé d’une dizaine d’années, est le dernier enfant de la ville Taxandria, et donc l’unique élève de Monsieur Bonze. Taxandria est une lugubre ville en ruines, la ville de l’Eternel présent, où le temps n’a plus le droit d’être pris en compte, où le passé est devenu tabou, et où toute technologie a été bannie. Un matin, Aimé découvre un livre d’images interdites, lequel raconte comment les scientifiques de Taxandria, poussés par un défi lancé par Irina, la femme du Président, déclenchèrent un cataclysme engloutissant presque toute la région. Depuis, les femmes en sont exclues, et attendent le bon vouloir d’hommes de passage, par-delà le jardin des Délices. Pourquoi n’y a-t-il plus d’enfant ? Pourquoi ses cheveux ne poussent-ils pas ? Qui gouverne Taxandria ? Pourquoi n’a-t-il pas le droit d’aller à Marinum ? Quels secrets lui cache donc Monsieur Bonze ?

Sur fond bleu et ocre se déploie une fois de plus l’univers fantastique propre à la série des Cités obscures, dont chaque volume se lit indépendamment des autres. On y retrouve le dessin précis des mélanges architecturaux de François Schuiten, entre palais corenthiens, décors de Paul Delvaux et maisons du début du siècle, venant souligner les thèmes abordés ici par Benoît Peeters : la critique de la dictature, de la censure, du déni du passé. Une belle bande dessinée, inspirée par les premiers scénari pour un film de Raoul Servais, conçus il y a plus de trente ans. Une histoire onirique à méditer…


SCHUITEN, François, PEETERS, Benoît. – Souvenirs de l’éternel présent. – Casterman, 2009. – 65 p. : ill. en coul. + 13 p. non p.. – (Les cités obscures). – ISBN 978-2-203-02485-4 : 18 €.