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Le pain nu de Mohamed Choukri (1980)

31.10
2010

Titre original : al-khubz al-hâfî

« Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur. Mon père, c’était un monstre. Pas un geste, pas une parole. Tout à son ordre et à son image, un peu comme Dieu, ou du moins c’est ce que j’entendais… Mon père, un monstre. Il battait ma mère sans aucune raison. » (p. 13)

Dans les années 1940, à Tanger, le jeune Mohammed quitte rapidement sa famille qui vivote avec les ventes dur le marché de sa mère. Son père, qu’il hait, ivre la plupart du temps, les brutalise tous, jusqu’à assassiner son frère. Il survit d’expédients, dormant à la belle étoile et ramassant des poissons morts traînant sur le port, et dépense le peu qu’il gagne auprès des prostituées.

Ecrit en 1952, ce roman autobiographique fut censuré au Maroc jusqu’en novembre 2000, à cause de la crudité des scènes sexuelles. Il ne sera publié en France qu’en 1980, par Maspero, traduit par Tahar Ben Jelloun. Devenu un classique de la littérature marocaine, il dénonce, au travers de ses personnages souffrant de la faim et de la misère, les injustices sociales du Maroc de l’époque. Usant d’un style dépouillé et cru, il dépeint une réalité qui l’est plus encore : ce sont toutes les menaces qui planent sur ce jeune garçon livré à lui-même, de la maladie à la famine, du viol jusqu’au meurtre. On en sort écoeuré par la triste condition de tous ces jeunes adolescents, errant dans le Maroc d’alors comme dans de nombreux autres pays aujourd’hui. On en sort aussi lassé par la sexualité débridée du narrateur. Et pas forcément convaincu par la qualité littéraire intrinsèque du texte. Mais par ce qu’il ose décrire, oui.

Le pain nu [Texte imprimé] : récit autobiographique / Mohamed Choukri ; présenté et trad. de l’arabe par Tahar Ben Jelloun. - Paris : Seuil, 1997. - 160 p. : couv. ill. ; 18 cm. – (Points ; 365). - ISBN 978-2-02-031720-7 (br.) : 5,50 €.
Emprunté au C.D.I.

La Civilisation, ma Mère !… *** de Driss Chraïbi (1972)

22.08
2010

« - Non, pas de guerres, pas de dates. Quand tu te bagarres avec Nagib, est-ce que je m’en souviens ? Ces coups de poing doivent-ils passer à la postérité ? Raconte-moi le fond vrai de l’Histoire, je ne sais pas, moi… une période d’une nation ou d’un peuple ou d’un homme où il s’est vraiment passé quelque chose : je veux dire quelque chose de bien. Il doit bien y avoir une époque où les chiens fraternisaient avec les chats et Dieu avec les hommes !

La géographie était aussi sa passion : tant de peuples qui parlaient tant de langues et avaient des vies différentes ! » (p. 88-89).

Le narrateur et son grand frère Naguib s’amusent d’abord des croyances de leur mère, cloîtrée chez elle depuis qu’elle a été mariée à l’âge de treize ans à leur père. Et puis, ils en viennent à vouloir faire son éducation, en cachette du père, allant même jusqu’à la faire sortir de chez elle, l’emmener au parc, au cinéma. Lorsque le cadet part poursuivre ses études en France, c’est le grand frère qui reprend le récit de l’éveil de sa mère au monde qui l’entoure, à son désir boulimique de s’instruire, de savoir, de comprendre. Bientôt elle s’affranchit de son mari, qui la laisse prendre son indépendance, médusé, et entreprend de faire réagir d’autres femmes, s’attirant des ennemis.

« Ce que je visais, tenacement, c’était la carapace d’idées reçues et de fausses valeurs qui la maintenaient prisonnière au fond d’elle-même. Un mollusque sort de sa coquille au cours de sa mutation. Pourquoi pas elle ? (…) Jour après jour je l’amenais à remettre en cause son propre passé. Partie de là, si elle pouvait le faire craquer, sa myopie intérieure deviendrait une vue de lynx, critique. Peu m’importaient les conséquences : je l’aimais. Elle se débattait et je ne lui laissais pas un moment de répit. » (p. 88-89).

Dès que le cadet part poursuivre ses études en France, une rupture est créée : la mère veut devenir digne de son fils, apprendre, le surprendre à son retour, lui montrer qu’un papillon est sorti de sa chrysalide. La mère part à l’école, surpasse son fils aîné en savoir, prend les rênes du foyer et de sa vie, va semer ses idées auprès de De Gaulle, auprès de ses consœurs… L’amour dépasse la cellule familiale, il s’étend au monde entier.

Une petite perle de la littérature, où guerres et religions sont remises en cause, prônant l’émancipation féminine dans les pays du Maghreb. C’est tout simplement savoureux !

CHRAIBI, Driss. – La Civilisation, ma Mère !… . – Gallimard, 2010. – 180 p.. – (Folio ; 1902). – ISBN 978-2-07-037902-6.<

Acheté fin juin 2010 à la librairie « Les Temps modernes » d’Orléans.

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