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Un barrage contre le Pacifique * de Marguerite Duras (1950)

28.09
2005

La mère de Suzanne et Joseph a offert toutes ses économies pour avoir le droit d’exploiter son lopin de terre dans cette Indochine colonisée des années 20. Mais la crue du « Pacifique », chaque année, réduit chaque année ses espoirs à néant. Elle a bien cru pouvoir la défier en édifiant un barrage… qui s’écroulera, dévoré par les crabes. Tous trois depuis vivotent misérablement dans un bungalow sur cette terre marécageuse, et voient en le riche Mr. Jo, amoureux de Suzanne, une aubaine, voire un gogo à plumer…

Un troisième roman de Marguerite Duras, de facture classique, un roman de la souffrance, de la misère de ces petits blancs exploités par les riches colons blancs, où fusent ses sarcasmes, sa critique acerbe des pratiques coloniales, où néanmoins miroite déjà un érotisme latent et interdit. Une histoire avec Mr Jo qui préfigure celle de l’Amant. Loin de le considérer parmi ses meilleurs romans, je le qualifierai plutôt de galop d’essai virulent.

Le ravissement de Lol V. Stein ** de Marguerite Duras (1964)

24.09
2005

Lors d’une soirée au bal, Lola Valerie Stein, fiancée à Mickaël Richardson, assiste sans réaction à la rencontre de ce dernier avec Anne-Marie Stretter, avec laquelle il dansera jusqu’à l’aube, sous le regard tétanisé de sa meilleure amie, Tatiana. Des années ont passé. Lol revient dans sa ville natale avec son mari Jean Bedford et ses trois enfants. Un jour, parcourant les rues sans but, elle suit un bel homme qui part retrouver Tatiana Karl dans une chambre de l’Hôtel des bois. Il s’agit de Jacques Hold, l’amant de son ancienne meilleure amie…

LA scène du roman, c’est celle qui l’initie, celle qui détermine la vie de Lol. Le roman tout entier est raconté par celui qui l’aime, enfin, s’aidant des témoignages et souvenirs de tiers et multipliant les hypothèses. Il en parle comme d’une femme blessée à jamais, d’un être mort, devenue insensible à la joie et à la souffrance. Or c’est en épiant ce couple adultère, mais cette fois en étant maîtresse du jeu, que Lol revit : de nouveau elle désire, elle le désire, et à son tour ravit cet amour à sa meilleure amie.

L’écriture est à la fois sèche et imprécise, ponctuée de phrases courtes et d’énonciations perplexes hésitant sur un diagnostic. C’est une tragédie dont le puzzle est reconstitué par des témoins et des conjonctures, jamais par un narrateur omniscient. Et, au-delà de cette vie meurtrie, c’est n’importe quelle vie qui pourrait elle aussi être entraperçue par ceux qui croient l’avoir percée à jour.

De ce court roman se dégage très nettement l’impression d’un récit psychanalytique dont le sujet d’observation serait Lol V. Stein, un récit troublant, qui se démarque des autres romans de Marguerite Duras, tentant d’aller plus loin dans les frontières de la conscience et de l’inconscient.

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Moderato Cantabile de Marguerite Duras

16.09
2005

« Et qu’est-ce que cela veut dire, moderato cantabile ?« 

Cette question, qui ouvre le roman, s’adresse tant à l’enfant qu’au lecteur, dont la réponse ou l’absence de réponse le positionneront socialement du côté d’Anne Desbaresdes, la bourgeoise, ou du côté de Chauvin, l’ouvrier, le salarié. La réponse comble cette faille culturelle et place à égalité les deux classes sociales : « Moderato, ça veut dire modéré, et cantabile, ça veut dire chantant, c’est facile. »
Et c’est moderato cantabile que Marguerite Duras va mettre en mots cette non-histoire, rendant ses phrases à sa manière mélodieuses.

Mais revenons à l’histoire. Que raconte ce roman ?
Anne Desbaresdes assiste à la leçon de piano de son fils lorsqu’un cri de femme retentit. Il vient du café, situé au bas de l’immeuble. Bientôt lui succèdent d’autres exclamations. Un drame est arrivé. Anne aperçoit un homme caresser amoureusement les cheveux de la femme qu’il a assassinée, avant qu’il n’accepte de monter dans le fourgon de la police. Ce drame la fascine. Le lendemain, Anne Desbaresdes entre dans ce café fréquenté d’ordinaire par des hommes, des ouvriers de son mari. Cherche-t-elle à hanter les lieux ? Cherche-t-elle à savoir ? Elle y rencontre un homme, un ouvrier, qui consent à lui fournir des réponses. Le lendemain, elle revient, pour y retrouver cet homme, Chardin, avec lequel elle boit du vin, ce vin qui déshinibe, pour étancher une autre soif, celle la passion qui germe en eux…

« - Ce cri était si fort que vraiment il est bien naturel que l’on cherche à savoir. J’aurais pu difficilement éviter de le faire, voyez-vous.
Elle but son vin, le troisième verre.
- Ce que je sais, c’est qu’il lui a tiré une balle dans le coeur.
Deux clients entrèrent. Ils reconnurent cette femme au comptoir, s’étonnèrent.
- Et évidemment, on ne peut pas savoir pourquoi ?
Il était clair qu’elle n’avait pas l’habitude du vin, qu’à cette heure-là de la journée autre chose de bien différent l’occupait en général.
- J’aimerais pouvoir vous le dire, mais je ne sais rien de sûr.
- Peut-être que personne ne le sait ? »

Marguerite Duras reste dans l’abstraction. Abstraction de l’espace : la ville n’est pas nommée. Elle est bordée par la mer et se compose d’un quartier populaire où se situe le café et d’un quartier plus résidentiel où demeure Anne Desmaresdes. Abstraction du temps : pas de date, le récit est au présent. Abstraction des personnages : le mari d’Anne est une figure fantomatique, sans nom, sans portrait, son fils n’est cité que comme « l’enfant », Chardin est nommé tardivement, seule Anne Desbaresdes, reconnaissable comme étant le personnage principal, est identifiée par tous : « femme du Directeur d’Import Export et des Fonderies de la Côte« . Mais jamais elle n’est décrite physiquement. On ne connaît pas aux personnages de passé, de futur, ni d’histoire, si ce n’est leur rang social, symbolisé par les deux extrêmes que sont Melle Giraud, incarnant la vieille société traditionnelle, et la patronne du café, sentant bien que la place d’Anne n’est pas là. Une économie de personnages, donc, qui s’allie à un style dépouillé, minimaliste, qui s’apparente fortement au Nouveau Roman, courant littéraire des années 50 remettant en cause la tradition du roman réaliste, c’est-à-dire refusant une intrigue classique et des portraits psychologiques des personnages. Seul compte ce qui est donné à voir et surtout à entendre. C’est pourquoi la majorité du roman repose sur le dialogue entre Anne et Chauvin. C’est AU LECTEUR D’IMAGINER, DE COMPRENDRE, ET SEULEMENT S’IL LE SOUHAITE. CAR LE RECIT SE SUFFIT A LUI-MEME. TOUT EST LA. Dans la droite lignée de Flaubert. Ecrire, même si ce n’est sur rien. Ou si peu. L’histoire d’une nouvelle Bovary qui se languit de, qui aspire à…

Qu’est-ce qui plaît tant dans ce roman ?
Plusieurs choses :
- son intemporalité précisément, ses personnages esquissés, qui permettent une identification plus large,
- cette histoire d’amour adultère rendue possible et aussitôt impossible par le couple qui les a précédés dans ce café (cela n’est pas sans rappeler le film In The mood for love de Wong Kar Wai, inspiré du roman Tête-bêche d’Yichang LIU…). Ils reconstituent ce crime passionnel : ils créent un métaroman autour du meurtre originel, prétexte à leurs rencontres. Ils sont amoureux mais ne se rendent pas libres de cet amour-là.
- sa musicalité surtout : la musicalité des phrases créée par l’insistance sur certains mots, rejetés en juxtaposition, par la fluidité des mots, libérés de toute contrainte grammaticale, répétés comme un leitmotiv.
Ce qui le rend si puissant…

L’Amant ** de Marguerite Duras (1984)

07.09
2005

Elle a cette insouciance de ses 15 ans 1/2, coiffée d’un chapeau d’homme et d’escarpins lamés or, elle traverse le Siam sur le bac. Une limousine noire avec chauffeur. Son propriétaire, un homme jeune, lui propose timidement de la raccompagner. C’est le début d’une relation scandaleuse entre cette jeune occidentale sans le sou et cet étudiant richissime, dans sa garçonnière…

« Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport  qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. »

« Voilà ce qui a dû arriver, c’est que j’ai essayé ce feutre, pour rire, comme ça, que je me suis regardée dans le miroir du marchand et que j’ai vu : sous le chapeau de l’homme , la minceur ingrate de la forme, ce défaut de l’enfance, est devenu autre chose. Elle a cessé d’être une donnée brutale, fatale, de la nature. Elle est devenue tout à l’opposé, un choix contrariant de celle-ci, un choix de l’esprit. »

Autobiographie fantasmée par les souvenirs et l’écriture romanesque ? Nul ne le sait, pas même Marguerite Duras qui tente ici de faire toute la vérité sur son enfance indochinoise qui l’a à jamais marquée. Nonobstant, l’auteur qui signe L’Amant, le narrateur qui narre l’histoire et la protagoniste sont bien une seule et même personne. Ainsi, ce roman daté de 1984 éclaire rétrospectivement le roman fondateur Un barrage contre le Pacifique (1950) et tout le reste de son oeuvre.

Par ailleurs, ce roman a plus d’une raison de plaire : court, il met en scène une histoire romantique, celle d’une jeune rebelle anticonformiste, à laquelle beaucoup aimeront à s’identifier, qui rencontre une espèce de prince charmant qu’elle manipule allégrement, un jeune homme qui attend en vain des témoignages d’amour et d’affection, qui attirera la compassion de nombreux lecteurs, le tout dans un cadre empreint d’exotisme. En outre, il évoque plusieurs autres thèmes tels que l’initiation sexuelle, la sensualité, l’injustice maternelle, le drame familial, le racisme, l’impossibilité du mariage entre les différentes classes sociales. Mais surtout, et c’est la raison majeure pour laquelle j’ai apprécié ce roman, le style coule, les phrases fusent, que qu’en soit le registre, la parole est libérée. C’est cette « écriture courante » chère à Marguerite Duras, qui laisse surgir les images, les émotions, les pensées, sans censurer les redites ni les transgressions temporelles.