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Ouragan ** de Laurent Gaudé (2010)

21.11
2010

Une vieille femme noire, fidèle à son mari, mort lynché, et à ses frères de souffrances, monte chaque matin dans un bus bondé de Blancs partant travailler. Un homme fixe le plafond de sa chambre d’hôtel en se souvenant des corps calcinés de ses collègues sur la plate-forme pétrolière. Une femme renonce au tribunal à la pension du père en affirmant que son fils n’est pas de lui.  Un Révérend sort de la prison où, ce matin, les prisonniers noirs ne veulent pas de lui.  Lorsque l’ouragan Katrina va se déchaîner sur la Nouvelle-Orléans, leurs destins vont se croiser et se décroiser…

« Moi, Joséphine Linc. Steelson, pauvre négresse au milieu de la tempête, je sais que la nature va parler. Je vais être minuscule, mais j’ai hâte car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu’un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d’une petite existence. » (p. 53).

« (…) Qui es-tu ? Qu’as-tu fait ?… A qui es-tu resté fidèle ? » (Sandor Marai)

Laurent Gaudé le mercredi 17 novembre 2010

Différentes voix font chorus et donnent rythme et densité à ce roman polyphonique, autant de destins singuliers et tragiques saisis par la plume, reconnaissable entre toutes, de Laurent Gaudé. Au sein de ce cataclysme, les lois régies par les hommes n’ont plus cours. A l’image des crocodiles carnassiers arrivés en masse et des digues qui lâchent, les dernières barrières de ces hommes et de ces femmes vont sauter, et les révéler. A partir d’un fait d’actualité, plus qu’un roman, c’est une fable que nous conte Laurent Gaudé, mais une fable engagée, celle qui dénonce la solidarité bien-pensante venant après-coup, et le sort sempiternel réservé aux opprimés, dont Joséphine Linc. Steelson porte l’étendard, en l’occurrence ici aux Noirs, les premiers à être emprisonnés et les derniers à être secourus.

Un beau roman, sans aucun doute, mais quelque chose me gêne dans la tournure du récit et dans le caractère archétypal de ces personnages : La mort du roi Tsongor, son meilleur à mes yeux, n’est pas détrôné.

Vous pouvez lire son interview sur Chroniques de la rentrée littéraire.com ou dans mes carnets de rencontres.

Ouragan [Texte imprimé] : roman / Laurent Gaudé. – Arles : Actes Sud, impr. 2010 (53-Mayenne : Impr. Floch). – 1 vol. (188 p.) : couv. ill. ; 22 cm. – (Domaine français). - ISBN 978-2-7427-9297-9 (br.) : 18 EUR.

Acheté à la librairie Les Temps modernes – Orléans.

Laurent Gaudé (2010)

20.11
2010

Laurent Gaudé

Ce 17 novembre 2010, Laurent Gaudé avait une fois de plus été invité à la Librairie Les Temps modernes à l’occasion de la publication de son sixième roman, Ouragan, dont le point d’ancrage constitue un fait réel, en l’occurrence les ravages de la tempête Katrina, dans la semaine du 29 août 2005.

Est-ce que tu te documentes beaucoup pour commencer à travailler ? Est-ce que la contrainte de vraisemblance est primordiale avant de commencer à écrire ?

C’est vrai que je rapprocherai volontiers Ouragan d’Eldorado au sens où c’est un sujet fort qui demande, dans les deux cas, de se documenter a minima, car je ne veux pas que le lecteur sorte de la lecture en constatant l’erreur. Ni avec l’immigration clandestine, ni avec Katrina, je n’ai voulu néanmoins devenir un spécialiste de la question. Dans les deux cas, je ne me suis pas rendu sur place. J’ai besoin d’une certaine méconnaissance des choses pour me les approprier.

Je mets mes pieds dans les traces de ce qui s’est passé : la première tragédie, c’est l’ouragan, la seconde ce sont les digues qui ont lâché.

Si la fiction m’oblige à malmener la réalité, cela ne me dérange pas.

Et Laurent Gaudé, complètement décomplexé et avec beaucoup de simplicité, de citer, sans aucun complexe, les petites « erreurs » ou stratégies « comptables » d’interventions de ses personnages.

Il s’agit ici d’un roman choral.  La forme s’est-elle imposée tout de suite ?

Oui, tout de suite, comme Cris, mon premier roman. J’avais envie d’un éclatement avec 4, 5, 6 personnages plongés dans la tourmente. Rose et Keanu sont à la troisième personne du singulier, alors que j’ai choisi le « je » pour les autres.

Derrière toi n’y a-t-il pas la figure de Faulkner ?

Oui, je n’ai rien inventé. Faulkner, bien sûr, d’ailleurs Schwob le fait aussi dans La Croisade des enfants. La présence des prisonniers, c’est également un mini-clin d’oeil aux Palmiers sauvages.

Si on devait classer ces individus, il y a des personnages de vaincus, d’humiliés,…  ?

Oui, et j’avais aussi très envie de me confronter à l’écriture d’une histoire d’amour, mais c’était tellement traité que jusque-là, je ne l’avais pas fait.  Et Ouragan était l’occasion ou jamais car il y avait une urgence dans cette histoire.

Quand j’ai eu l’idée de ce roman, il y avait d’une part l’ouragan, de l’autre le couple amoureux.

Très vite s’est imposée l’idée que ces personnages se connaissaient et se retrouvaient. La rupture venait de lui, pas par désamour, mais parce qu’il voulait embrasser l’éventail des possibilités d’une vie. Pour chacun d’eux je voulais que le livre commence par la couleur de la fatigue, épuisés par leur vie. Dans la vie de chacun d’entre nous, on peut être englué dans quelque chose de lourd, de lent, et elle aussi, mais avec un enfant en plus.

Il y a une grande figure aussi, c’est celle de Joséphine, qui ouvre le livre (lecture de l’incipit par Laurent Gaudé)… Elle est à la fois prophétesse et chargée dune forte valeur politique.

Avant toute chose il y avait à la base la volonté de confronter mon écriture avec une catastrophe naturelle, et derrière la tragédie politique… et l’inconscient raciste.

L’Amérique avait oublié cette partie d’elle-même, noire et pauvre, et a eu le réflexe de s’en occuper comme d’un pays défavorisé.

Il y a donc un discours véritablement politique. C’est la question engagée. Ici, c’est relativement elliptique. Par exemple Rose qu’on devine noire, mais cela n’est jamais dit. Keanu et Byron non plus, on ne le sait que par la suite.

J’avais très envie d’un personnage chargé qui, grâce à son grand âge, porte la mémoire du lieu. Les autres n’ont qu’une mémoire immédiate, ancrée dans le présent.

Elle distille ainsi la joie des luttes gagnées et donc leur bien-fondé. Obama est le dernier geste de cette lutte-là.

Il y a aussi des motifs religieux : l’ouragan les mène à la rédemption ou pas.

Oui, quelle que soit la catastrophe naturelle, séisme, irruption volcanique, tempête, c’est un moment qui troue notre vie. On est tous dans le désir de construction et de désir de construire une vie. Et quand cela arrive, cela bouscule tout cela et débouche sur le tragique, la douleur. Cela déclenche des remises en question existentielles.

Sur la question de Dieu, j’ai beau être profondément athée, elle se pose à ce moment-là : est-ce que quelqu’un a voulu ce qui nous arrive ?

En ce qui concerne le révérend, je n’avais pas réalisé que c’était le seul homme blanc et le plus barré. Ici, pour nous Français, son comportement peut sembler excessif. Mais il faut comprendre que la religion aux Etats-Unis est omniprésente, et se manifeste de manière très différente.

Le thème de la fidélité aux autres est au coeur du roman. Dans aucun de vos livres il n’y a de personnage heureux…

Il y a un moment de bonheur plein, c’est le repas familial du Soleil des Scorta.  C’est vrai : le basculement du bonheur au malheur, c’est la tragédie, et si ça nous touche autant, c’est parce qu’on connait tous ce mouvement de bascule. C’est ce qui m’intéresse vraiment. C’est pour cela que la forme tragique ne vieillit pas, et s’inscrit dans l’émotion. C’est la perte.

J’ai vécu ce moment-là à travers le deuil. La vie sociale ne nous intresse plus. Je l’ai vécu aussi, enfant, à l’âge de 7 ans. Il y avait alors de grands incendies de forêt et le village du Var dans lequel j’étais a été coupé pendant 2 jours du reste du pays. Le ciel était noir de fumée, les gens attendaient, ils n’avaient rien à faire, ils partageaient cette inquiétude. Ce sont de moments riches de choses douloureuses.

A un moment, vous commencez une phrase avec un personnage et la finissez par un autre… C’est un sacré risque.

Oui, j’y tenais pour plusieurs raisons. D’abord j’essaie d’avancer par rapport à ce que je ne sais pas faire, au niveau de la forme ou du genre. Il fallait que j’essaie les phrases longues. Spontanément, chez moi, elles sont courtes, sans verbe. Simplement, ce que je n’aimais pas dans les phrases longues, c’était la nervosité  de la phrase qui se perd. Comme le grain de la voix, on écrit aussi comme on est.

Comment avez-vous construit vos personnages ?

J’ai attendu d’avoir du grain à moudre avant d’écrire, avant de me lancer. Par exemple à partir des faits concrets pour les prisonniers, les chiens évacués, les prisonniers condamnés à mourir noyés, les portes des cachots qui se sont ouvertes. Joséphine, c’était d’abord un nom et une façon de parler. Dans ce roman-ci, le gros du travail, ça a été dans la construction. Ouragan, je l’ai commencé en septembre 2009 et terminé en mai 2010.

Votre façon d’écrire me fait penser à Frédéric Douglas.

Ah oui, il faut peut-être que j’arrête de l’écouter alors. Je n’ai pas non plus lu, pour être influencé, la littérature du sud des Etats-Unis, à part Faulkner. Et puis j’ai voulu éviter, en parlant de la Nouvelle-Orléans, ses trois sujets incontournables : le créole, le vaudou et le jazz.

Votre registre d’inspiration est tragique. Cherchez-vous à dégager de certains faits du tragique ou êtes-vous naturellement portés sur des faits tragiques en soi ?

Ma thématique est tragique car c’est ce qui suscite en moi le plus d’intérêt. Je ne me dis pas « tiens, je vais faire ressortir du tragique de ça… »

Quand considérez-vous que votre manuscrit est achevé, que vous n’avez plus à y retoucher ?

Sincèrement,  quand j’en ai marre. Quand je n’éprouve plus aucune envie de retravailler le texte, et que je ne sais plus si je commets une erreur ou pas en le retouchant. Je fais lire une première version à mon entourage, puis je retravaille le texte et rends une seconde version à mon éditeur qui me fait part de ses suggestions, ce qui aboutit à une troisième.

Romans chroniqués dans Carnets de SeL :

La porte des enfers * de Laurent Gaudé (2008)

27.12
2008

A Naples, une balle perdue tue un petit garçon de 6 ans que son père emmenait à l’école. La mère, anéantie, pose à son époux un ultimatum : soit il ramène leur fils des enfers, soit il le venge en tuant le malfrat qui a tiré. Ce dernier échoue à tuer cet homme, que son fils, bien des années plus tard, revenu grâce au sacrifice de son père d’entre les morts par une porte des enfers, va punir de la plus atroce des manières…

Déçue, oui, par ce dernier roman de Laurent Gaudé, dont j’avais beaucoup apprécié les romans précédents, prix Goncourt des Lycéens pour La Mort du roi Tsongor (2002) et prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta (2004). Contrairement à ces derniers, je n’ai pas été emportée par la force de son verbe et par le souffle épique de son récit. L’histoire est tragique, certes, son cortège de personnages aussi, mais l’émotion ne sourd pas. Rien à faire. Trop de mélo ? Le message de Laurent Gaudé passe bien pourtant : les vivants ne doivent pas oublier leurs morts, sous peine de les faire mourir une seconde fois. C’est en effet un appel à un véritable devoir de mémoire que lance l’auteur, le souvenir des morts marquant nos habitudes, nos choix, mais aussi indubitablement nos vies, qui s’y habituent lentement pour mieux s’acheminer vers leur fin.

« C’est la règle du pays des morts, continua Mazerotti. Les ombres auxquelles on pense encore dans le monde des vivants, celles dont on honore la mémoire et sur lesquelles on pleure, sont lumineuses. Elles avancent vers le néant imperceptiblement. Les autres, les morts oubliés, se ternissent et glissent à toute allure vers le centre de la spirale. » (p. 195)

Actes Sud, 2008. – 266 p.. – ISBN 978-2-7427-7704-4 : 19,50 euros.

Eldorado ** de Laurent Gaudé (2007)

22.07
2007

Le commandant Piracci intercepte depuis vingt ans dans les eaux italiennes les embarcations d’immigrés clandestins tentant d’aborder la citadelle Europe. Un jour, une jeune femme qu’il a sauvée d’une mort certaine deux ans auparavant vient le trouver, lui demandant déterminée une arme pour se venger. Dès lors, sa foi en sa mission vacille…
Parallèlement, deux frères s’apprêtent à quitter pour toujours leur mère, la douceur de leur ville natale et le Soudan pour atteindre l’Eldorado européen.

Laurent Gaudé met en lumière la volonté farouche de ces immigrés clandestins qui traversent tous les obstacles, détroussés et frôlant sans cesse la mort, pour parvenir jusqu’en Europe. Volonté qui contraste avec ces mêmes Européens qu’aucune détermination ni courage n’animent. Il construit ainsi son roman sur ce personnage pivot qu’est le commandant Piracci avec deux éléments déclencheurs qui vont le résoudre à radicalement se détourner de sa mission pour accepter un autre destin. Ce dernier roman de Laurent Gaudé, plus engagé, cherchant à nous révolter, frôlant parfois l’invraisemblance pour rendre son message plus fort, n’est pourtant pas porté par le voix des romans précédents, cette ampleur émanant d’un phrasé si beau, mais plutôt par une concision et des dialogues forts qui permettraient presque une adaptation au théâtre.

Le Soleil des Scorta *** de Laurent Gaudé (2004)

29.11
2005

Imaginez un chemin rocailleux où même les pierres semblent crier sous le soleil, qui déboucherait sur un village écrasé par la chaleur, donnant sur la mer, déserté par ses habitants confinés chez eux, volets clos. C’est là que Laurent Gaudé plante son décor et met en scène sur une centaine d’années le destin de la lignée des Scorta, enfants et petits-enfants de mécréants pour le village, qui, de génération en génération, vont construire leur vie, à la sueur de leur front pour, au seuil de la mort, au moment du bilan, transmettre à leurs descendants une phrase, un secret de famille…

Laurent Gaudé ouvre son premier acte sur une ambiance à l’odeur du western spaghetti, sublimée par son pouvoir de suggestion et son talent de conteur : un bandit de retour au village viole cette vierge consentante avant d’être lapidé par les habitants ; mais, dans cette lignée, c’est sur ses petits-enfants qu’il va s’attarder quelques chapitres plus tard, sur ces trois puis quatre Scorta, dont il va prôner les valeurs d’amitié et d’ardeur au travail. Conjointement, il sait si bien donner vie à ce petit village d’Italie du Sud, évoluant au fil du temps comme la famille des Scorta, qu’on reste saisi par la retranscription de tel ou tel épisode marquant, comme ses habitants se liguant tous contre le curé n’honorant pas la promessse faite, ou encore ce banquet mémorable de poissons et d’aubergines grillés qu’on leur envie, tout en dévorant quant à nous ce roman d’une traite !

GAUDE, Laurent. – Le Soleil des Scorta. – Actes Sud, 2004. – 248 p..- ISBN 2-7427-5141-6 : 20 €.

La mort du roi Tsongor *** de Laurent Gaudé (2002)

28.11
2005

Laurent Gaudé

Au cœur d’une Afrique ancestrale, le vieux Tsongor, roi de Massaba, souverain d’un empire immense, s’apprête à marier sa fille. Mais au jour des fiançailles, un deuxième prétendant surgit, ancien camarade de jeu des enfants Tsongor, ayant jadis emporté avec lui la promesse de cette même jeune fille de l’épouser. Le roi ne choisit d’autre issue que de demander à son fidèle serviteur Katabolonga de le ôter la vie. Avant de mourir, il charge son plus jeune fils d’une mission pouvant prendre toute une vie : celle de parcourir le continent pour y construire sept tombeaux à l’image de ce qu’il fut, roi vénéré après avoir été un belligérant sanguinaire…


Ce roman atemporel met au jour la honte au fond de chacun, l’orgueil vain, la concupiscence, la rivalité entre fratrie, et révèle surtout l’issue de toute guerre : la perte de vies humaines, la défaite. Une magnifique tragédie dont Laurent Gaudé a su donner la valeur d’un symbole.

GAUDE, Laurent. – La Mort du roi Tsongor. – Arles : Actes Sud, 2002. – 204 p. ; 22 cm. – ISBN  2-7427-3924-6 : 15,90 €.

Sorti en poche.
Roman dédicacé le 15/03/2008 au Salon du Livre.

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