
Laurent Gaudé
Ce 17 novembre 2010, Laurent Gaudé avait une fois de plus été invité à la Librairie Les Temps modernes à l’occasion de la publication de son sixième roman, Ouragan, dont le point d’ancrage constitue un fait réel, en l’occurrence les ravages de la tempête Katrina, dans la semaine du 29 août 2005.
Est-ce que tu te documentes beaucoup pour commencer à travailler ? Est-ce que la contrainte de vraisemblance est primordiale avant de commencer à écrire ?
C’est vrai que je rapprocherai volontiers Ouragan d’Eldorado au sens où c’est un sujet fort qui demande, dans les deux cas, de se documenter a minima, car je ne veux pas que le lecteur sorte de la lecture en constatant l’erreur. Ni avec l’immigration clandestine, ni avec Katrina, je n’ai voulu néanmoins devenir un spécialiste de la question. Dans les deux cas, je ne me suis pas rendu sur place. J’ai besoin d’une certaine méconnaissance des choses pour me les approprier.
Je mets mes pieds dans les traces de ce qui s’est passé : la première tragédie, c’est l’ouragan, la seconde ce sont les digues qui ont lâché.
Si la fiction m’oblige à malmener la réalité, cela ne me dérange pas.
Et Laurent Gaudé, complètement décomplexé et avec beaucoup de simplicité, de citer, sans aucun complexe, les petites « erreurs » ou stratégies « comptables » d’interventions de ses personnages.
Il s’agit ici d’un roman choral. La forme s’est-elle imposée tout de suite ?
Oui, tout de suite, comme Cris, mon premier roman. J’avais envie d’un éclatement avec 4, 5, 6 personnages plongés dans la tourmente. Rose et Keanu sont à la troisième personne du singulier, alors que j’ai choisi le « je » pour les autres.
Derrière toi n’y a-t-il pas la figure de Faulkner ?
Oui, je n’ai rien inventé. Faulkner, bien sûr, d’ailleurs Schwob le fait aussi dans La Croisade des enfants. La présence des prisonniers, c’est également un mini-clin d’oeil aux Palmiers sauvages.
Si on devait classer ces individus, il y a des personnages de vaincus, d’humiliés,… ?
Oui, et j’avais aussi très envie de me confronter à l’écriture d’une histoire d’amour, mais c’était tellement traité que jusque-là, je ne l’avais pas fait. Et Ouragan était l’occasion ou jamais car il y avait une urgence dans cette histoire.
Quand j’ai eu l’idée de ce roman, il y avait d’une part l’ouragan, de l’autre le couple amoureux.
Très vite s’est imposée l’idée que ces personnages se connaissaient et se retrouvaient. La rupture venait de lui, pas par désamour, mais parce qu’il voulait embrasser l’éventail des possibilités d’une vie. Pour chacun d’eux je voulais que le livre commence par la couleur de la fatigue, épuisés par leur vie. Dans la vie de chacun d’entre nous, on peut être englué dans quelque chose de lourd, de lent, et elle aussi, mais avec un enfant en plus.
Il y a une grande figure aussi, c’est celle de Joséphine, qui ouvre le livre (lecture de l’incipit par Laurent Gaudé)… Elle est à la fois prophétesse et chargée dune forte valeur politique.
Avant toute chose il y avait à la base la volonté de confronter mon écriture avec une catastrophe naturelle, et derrière la tragédie politique… et l’inconscient raciste.
L’Amérique avait oublié cette partie d’elle-même, noire et pauvre, et a eu le réflexe de s’en occuper comme d’un pays défavorisé.
Il y a donc un discours véritablement politique. C’est la question engagée. Ici, c’est relativement elliptique. Par exemple Rose qu’on devine noire,
mais cela n’est jamais dit. Keanu et Byron non plus, on ne le sait que par la suite.
J’avais très envie d’un personnage chargé qui, grâce à son grand âge, porte la mémoire du lieu. Les autres n’ont qu’une mémoire immédiate, ancrée dans le présent.
Elle distille ainsi la joie des luttes gagnées et donc leur bien-fondé. Obama est le dernier geste de cette lutte-là.
Il y a aussi des motifs religieux : l’ouragan les mène à la rédemption ou pas.
Oui, quelle que soit la catastrophe naturelle, séisme, irruption volcanique, tempête, c’est un moment qui troue notre vie. On est tous dans le désir de construction et de désir de construire une vie. Et quand cela arrive, cela bouscule tout cela et débouche sur le tragique, la douleur. Cela déclenche des remises en question existentielles.
Sur la question de Dieu, j’ai beau être profondément athée, elle se pose à ce moment-là : est-ce que quelqu’un a voulu ce qui nous arrive ?
En ce qui concerne le révérend, je n’avais pas réalisé que c’était le seul homme blanc et le plus barré. Ici, pour nous Français, son comportement peut sembler excessif. Mais il faut comprendre que la religion aux Etats-Unis est omniprésente, et se manifeste de manière très différente.
Le thème de la fidélité aux autres est au coeur du roman. Dans aucun de vos livres il n’y a de personnage heureux…
Il y a un moment de bonheur plein, c’est le repas familial du Soleil des Scorta. C’est vrai : le basculement du bonheur au malheur, c’est la tragédie, et si ça nous touche autant, c’est parce qu’on connait tous ce mouvement de bascule. C’est ce qui m’intéresse vraiment. C’est pour cela que la forme tragique ne vieillit pas, et s’inscrit dans l’émotion. C’est la perte.
J’ai vécu ce moment-là à travers le deuil. La vie sociale ne nous intresse plus. Je l’ai vécu aussi, enfant, à l’âge de 7 ans. Il y avait alors de grands incendies de forêt et le village du Var dans lequel j’étais a été coupé pendant 2 jours du reste du pays. Le ciel était noir de fumée, les gens attendaient, ils n’avaient rien à faire, ils partageaient cette inquiétude. Ce sont de moments riches de choses douloureuses.
A un moment, vous commencez une phrase avec un personnage et la finissez par un autre… C’est un sacré risque.
Oui, j’y tenais pour plusieurs raisons. D’abord j’essaie d’avancer par rapport à ce que je ne sais pas faire, au niveau de la forme ou du genre. Il fallait que j’essaie les phrases longues. Spontanément, chez moi, elles sont courtes, sans verbe. Simplement, ce que je n’aimais pas dans les phrases longues, c’était la nervosité de la phrase qui se perd. Comme le grain de la voix, on écrit aussi comme on est.
Comment avez-vous construit vos personnages ?
J’ai attendu d’avoir du grain à moudre avant d’écrire, avant de me lancer. Par exemple à partir des faits concrets pour les prisonniers, les chiens évacués, les prisonniers condamnés à mourir noyés, les portes des cachots qui se sont ouvertes. Joséphine, c’était d’abord un nom et une façon de parler. Dans ce roman-ci, le gros du travail, ça a été dans la construction. Ouragan, je l’ai commencé en septembre 2009 et terminé en mai 2010.
Votre façon d’écrire me fait penser à Frédéric Douglas.
Ah oui, il faut peut-être que j’arrête de l’écouter alors. Je n’ai pas non plus lu, pour être influencé, la littérature du sud des Etats-Unis, à part Faulkner. Et puis j’ai voulu éviter, en parlant de la Nouvelle-Orléans, ses trois sujets incontournables : le créole, le vaudou et le jazz.
Votre registre d’inspiration est tragique. Cherchez-vous à dégager de certains faits du tragique ou êtes-vous naturellement portés sur des faits tragiques en soi ?
Ma thématique est tragique car c’est ce qui suscite en moi le plus d’intérêt. Je ne me dis pas « tiens, je vais faire ressortir du tragique de ça… »
Quand considérez-vous que votre manuscrit est achevé, que vous n’avez plus à y retoucher ?
Sincèrement, quand j’en ai marre. Quand je n’éprouve plus aucune envie de retravailler le texte, et que je ne sais plus si je commets une erreur ou pas en le retouchant. Je fais lire une première version à mon entourage, puis je retravaille le texte et rends une seconde version à mon éditeur qui me fait part de ses suggestions, ce qui aboutit à une troisième.
- Romans chroniqués dans Carnets de SeL :
- La Mort du roi Tsongor ***, Actes Sud, 2002, Prix Goncourt des lycéens 2002 et Prix des Libraires 2003
- Le Soleil des Scorta ***, Actes Sud, 2004, Prix Goncourt 2004 et Prix Jean Giono 2004
- Eldorado **, Actes Sud, 2006
- La Porte des Enfers *, Actes Sud, 2008
- Ouragan **, Actes Sud, 2010