Aurait-il mieux valu que cette biographie fût publiée avant mon essai Jacques Sternberg : une esthétique de la terreur ? Tout est dit, les espaces laissés blancs par l’ère anté-net et par ses biographies successives sont recouverts à présent par ce vibrant hommage d’un fils à son père disparu, faisant, en l’achevant, une seconde fois son deuil, après avoir redécouvert pour le préparer l’intégrale de son père dans sa chronologie. Jean-Pol Sternberg, alias Lionel Marek, pseudonyme imposé par son père quand lui aussi embrasse la vocation d’écrivain, nous invite ainsi à suivre le parcours de combattant de Jacques Sternberg, d’abord en tant qu’adolescent juif à travers la seconde guerre mondiale à laquelle il survit, puis échec après échec sur la longue route pour se faire publier et accéder à la notoriété.
A propos du Raccourci : « L’auteur n’a que 25 ans, et déjà une telle sombre violence ! La guerre est passée par là. Avant de devenir un personnage littéraire harcelé par la sournoise malveillance des décors du quotidien, il aura été un Juif traqué par des êtres humains hostiles. Sternberg est sans doute belge, il sera également marqué par une certaine culture américaine, mais il demeure avant tout un Juif marqué par son passé à lui, jusqu’à se projeter dans un antihéros torturé par un délire de persécution hallucinatoire, une amplification pathologique de ce qui incarnait la qualité suprême de l’écrivain – la lucidité, ce qu’il appellera plus tard « l’oeil sauvage ». »(p. 82)
Il analyse, ce faisant, la thématique et l’écriture de Jacques Sternberg au fil de son œuvre, sans jamais glisser vers la flatterie. Il en distingue cinq registres principaux : une science-fiction libertaire de portée satirique sur la société, un fantastique quotidien et un « insolite onirique surréalisant » empreints d’humour noir, un non-sens paroxystique, des histoires d’amour tragique assez classiques, et une dérive autofictionnelle prégnante. Envers et contre les lecteurs et critiques, dont il ressort des archives les avis publiés, il lui trouve plus de génie dans ses pamphlets – Lettre ouverte aux Terriens – et dans sa création romanesque, poussant au paroxysme le non-sens et décomposant temps et espace d’une manière tout à fait novatrice, qu’en tant que maître du conte bref, même s’il déclare quelques coups de cœur comme Le Rideau, Le Délégué ou Si loin du monde :
« (…) contrairement à ce que beaucoup prétendent, le sommet de l’oeuvre de Sternberg ne culmine pas dans ses textes les plus concis, mais dans ses romans les plus novateurs. » (p. 108)
Il marque ainsi une nette préférence pour sa trilogie marquée du sceau du non-sens, L’Employé (1958), « bombe » antiromanesque, Un jour ouvrable (1961), dystopie mettant en scène une société totalitaire, et Attention, planète habitée (1970), mais également pour Le Navigateur (1977), « gigantesque fantasme » poétique, et pour Agathe et Béatrice, Claire et Dorothée (1979), à « l’improbable organisation temporelle ».
Une biographie passionnante, qui ne peut qu’inciter éditeurs et lecteurs à lire et à ressusciter les textes précités, et redécouvrir l’écrivain original que fut Jacques Sternberg.
MAREK, Lionel. – Jacques Sternberg ou l’oeil sauvage. – Lausanne : L’âge d’homme, 2013. – 363 p.. – EAN 13 9782825142639 : 23 €.