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La moustache d’Emmanuel Carrère

17.09
2017
cop. Folio

cop. Folio

Cela fait plus de deux années que j’ai téléchargé cet epub sans le lire, sur mon macbook. C’est d’ailleurs l’un des tout premiers que je lis ainsi, en entier, sur écran. Et, ma foi, je l’ai tout de même dévoré !

C’est un réalisateur, Simon Leclerc, ancien de la Fémis, qui m’avait chaudement conseillé, pour réviser ma version de mon scénario de long-métrage, de lire La Moustache d’Emmanuel Carrère puis de regarder son adaptation cinématographique. Après avoir écrit deux scénarii de BD, je me suis fixée pour objectif cette année de retravailler intégralement mon scénario de long-métrage pour le découdre, le recoudre, le transformer et l’adapter en BD, voire en roman.

Bingo ! Ce roman m’a littéralement conquise, à tel point que c’est exactement le genre de roman que j’aurais aimé écrire…

En voici le pitch :

« Que dirais-tu si je me rasais la moustache ? »

Un soir, prenant son bain, le narrateur annonce par défi à sa femme, Agnès, qu’il va se raser la moustache, qu’il a toujours portée. Tandis qu’Agnès sort faire quelques courses, il la rase. Mais, étonné, cela n’a pas l’air de la surprendre à son retour. Elle n’en parle même pas ! Le couple se rend chez des amis, qui, eux aussi, ne semblent rien avoir remarqué. Il commence par penser qu’Agnès a voulu lui faire une blague…

Un détail, juste un détail, et soudain tout bascule : le narrateur est-il devenu fou ou a-t-il basculé dans une autre réalité en supprimant sa moustache ? Des pans entiers de la réalité, de sa biographie, se désagrègent au fil des pages, à tel point qu’il finit par avoir peur qu’Agnès n’ait jamais existé, que lui n’ait jamais existé, que des pays n’aient jamais existé… Emmanuel Carrère touche ici à la quintessence du fantastique : l’irruption d’un événement surnaturel dans le monde réel qui provoque une hésitation du narrateur / lecteur qui ne sait s’il a basculé dans la folie ou dans une autre réalité. Dans ce monologue intérieur, tout est savamment orchestré, ce glissement du narrateur vers l’incompréhension, puis la terreur. Tout s’écroule autour de lui. Pas besoin pour cela d’effets sensationnels, d’êtres imaginaires, un détail, un seul, tout simple.

Splendide.

Nos vies désaccordées de Gaëlle Josse

04.06
2017
cop. J'ai lu

cop. J’ai lu

 

Un jour, François Vallier, jeune pianiste célèbre, reçoit la lettre d’un infirmier d’un hôpital psychiatrique qui dit l’avoir découvert grâce à l’une de ses patientes qui l’écoute continuellement. Il laisse alors tout en plan pour se rendre sur place et demande à voir Sophie, internée depuis des années, avec qui il a eu une relation amoureuse, et qu’il a fuie, la laissant livrée à elle-même dans des circonstances tragiques…

Beau titre, beau thème, mais quoi… un roman que je vais vite oublier, tant l’écriture, l’intrigue, les personnages même, manquent de résonance, le protagoniste étant lui-même complètement antipathique.

Blast de Manu Larcenet

20.08
2014

blastGras, énorme, Polza Mancini, 38 ans, sans domicile fixe, est placé en garde à vue pour ce qu’il a fait subir à une certaine Carole Oudinot. Deux flics sont chargés de le faire parler durant ces 48 heures, sur cela et sur tout le reste de son dossier. Ils vont surtout écouter toute son histoire, ou plutôt celle à partir du moment où son père meurt, quand il décide de tout quitter pour partir en « voyage », sans domicile fixe, faisant des mauvaises rencontres et vivant ces fameux blast grâce à l’alcool, aux stupéfiants ou aux médicaments, au cours desquels il voit des Moaï.

Blast est une bande dessinée incroyable. Tant du point de vue de l’histoire, d’une violence extrême, dont le twist final oblige le lecteur à reconsidérer son empathie pour le protagoniste, que du point de vue des dessins, de leur mise en page et du contraste avec les dessins d’enfants utilisés pour les « blast ». Ames sensibles s’abstenir, sinon à ne pas manquer.

 

LARCENET, Manu. – Blast : 1. Grasse Carcasse. – Dargaud, 2014. – 204 p. : ill. n.b. + coul..

LARCENET, Manu. – Blast : 2. L’apocalypse selon Saint Jacky. – Dargaud, 2014. – 204 p. : ill. n.b. + coul..

LARCENET, Manu. – Blast : 3. La tête la première. – Dargaud, 2014. – 204 p. : ill. n.b. + coul..

LARCENET, Manu. – Blast : 4. Pourvu que les bouddhistes se trompent. – Dargaud, 2014. – 204 p. : ill. n.b. + coul..

Le double ** de Fédor Dostoïevski (1846)

16.10
2011

 

« Monsieur Goliadkine, tout de suite, selon son habitude de toujours, s’empressa de prendre un air tout à fait particulier – un air qui exprimait clairement que, lui, Goliadkine, il était, comme ça, qu’il n’était rien, que la route était assez large pour tout le monde, et que lui, n’est-ce pas, Goliadkine, il ne touchait personne. Soudain, il s’arrêta, pétrifié, comme frappé par la foudre, puis, très vite, il se retourna, dans le dos du passant qui venait juste de le dépasser – il se retourna avec un air comme si quelque chose venait de le tirer par-derrière, comme si le vent venait de faire virer sa girouette. » (p. 79)

La nuit où Iakov Pétrovitch Goliadkine, fonctionnaire insignifiant dans la bureaucratie russe, est chassé d’un bal célébrant l’anniversaire de la fille unique du conseiller d’Etat Bérendéïev, où il a été humilié publiquement, il ne désire plus que s’enfuir, s’enfuir loin de lui-même, et même s’anéantir entièrement, se trouver réduit en cendres. C’est alors qu’il croise un passant qui lui semble singulièrement familier, auquel son valet Pétrouchka lui ouvre la porte de son appartement. Car ce passant, qu’on appellera désormais Goliadkine-cadet, est un autre lui-même, c’est-à-dire son double…

A ce premier élément perturbateur qui survient au moment où le protagoniste est au plus mal, à un peu plus du tiers du roman, s’ajoute un second élément inquiétant, et non des moindres : personne ne semble s’en étonner, sauf lui. Dès lors, le lecteur oscille entre les différentes interprétations possibles de l’apparition de ce double lors de cette terrible nuit  de déconfiture : le personnage est-il atteint de folie, comme sa visite en début de roman au psychiatre Krestian Ivanovitch nous incite à le penser ? Serait-ce un stigmate de sa paranoïa du complot ? D’un délire de persécution ? Ou souffre-t-il d’un dédoublement de la personnalité ? Ou enfin ses collègues et son valet, peu surpris, ne seraient-ils pas d’autres doubles ayant déjà pris la place de leur original ? Les questions demeurent, et une certitude aussi, celle d’avoir lu un roman fantastique comme il en existe peu. Hélas, à l’époque, le genre était peu goûté, il dérogeait aux intrigues classiques ; aussi les critiques réservèrent un accueil assez froid à ce deuxième roman, publié après Les Pauvres gens, plus académique, par ce jeune homme qui n’avait alors que vingt-quatre ans.

«Dostoïevski est la seule personne qui m’ait appris quelque chose en psychologie.» (Friedrich Nietzsche)

Le double : poème pétersbourgeois / Fédor Dostoïevski ; trad. du russe par André Markowicz. – Arles : Actes Sud, 1998. – 281 p. : couv. ill. ; 18 cm. – (Babel ; 345). - ISBN 2-7427-1898-2.

J’apprends l’hébreu ** de Denis Lachaud (2011)

25.09
2011

 

cop. Actes Sud

« Il faut penser autrement. Il faut que je déplace les cloisons dans ma tête. J’ai l’habitude. Ce n’est pas là une source de souffrance potentielle. L’hébreu va tout réorganiser.

Il faut tellement penser autrement qu’il faut se retourner et lire dans l’autre sens, de droite à gauche. Parmi toutes les langues dont j’ai entrepris l’apprentissage, l’hébreu est la première qui se lit et s’écrit de droite à gauche. La phrase connaît son devenir vers la gauche. Autant dire que mon cerveau qui lit entre en ébullition, comme un pays en révolution. » (p. 35)

D’emblée, Frédéric est différent. En tout cas, il a une vision différente des choses. A l’âge de dix-sept ans, il a déjà beaucoup déménagé, pas dans la ville d’à côté, mais plutôt à Paris, Oslo puis Berlin, au gré des mutations de son père. Cette fois-ci, il atterrit à Tel-Aviv, une ville construite sur les sables, qui deviennent mouvants pour Frédéric, qui, totalement désorienté, s’invente un compagnon imaginaire, qui n’est autre que Benjamin « Théodor » Herzl, commence à apprendre l’hébreu et interroge les passants sur leur conception du territoire…

« Aujourd’hui, le livre me révèle qu’en hébreu, le verbe « être » ne se conjugue pas au présent.

Être, au présent, ça n’existe pas, non.

On peut être au passé, on peut être au futur, mais pas au présent.

L’hébreu est la langue qui sait qu’on ne peut pas être au présent. » (p. 35)

Le récit alterne entre les errances de Frédéric, en but avec les mots, entre autres l’hébreu, et avec les gens, en particulier avec son petit frère qu’il trouve insupportable, et le passé de ses parents, frère et soeur. Au-delà de l’expérience singulière de cet adolescent, dont les problèmes de communication vont l’amener au bord de la shizophrénie, c’est le portrait d’Israël que brosse l’auteur, pays qui, lui aussi, est tiraillé par ses contradictions et par sa quête d’identité.

Un roman fort, à double entrée, dont on sort avec un certain malaise.


LACHAUD, Denis. – J’apprends l’hébreu. – Arles : Actes Sud, 2011. – 236 p. : couv. ill. en coul. ; 22 cm. – (Domaine français). – EAN 9782742799435 : 18,50 euros.

La ballade de l’impossible d’Haruki Murakami

05.05
2007

Titre original : Norway no mori (1987)
traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle (1994)

Dans le Boeing atterrissant à Hambourg, Watanabe est pris d’un vertige : il retourne dans cette prairie où il se trouvait 20 ans auparavant avec Naoko, et peine à se remémorer sa silhouette et son visage, qui se sont malheureusement estompés, mais dont il comprend mieux les pensées…

Logeant dans un foyer d’étudiants à Tokyo, Watanabe, alors âgé de dix-huit ans, retrouve par hasard une amie d’enfance, Naoko. Un fantôme se dresse entre eux, celui de Kizuki qui s’est suicidé à l’époque du lycée, ami de l’un, petit ami de l’autre qui le connaissait depuis toujours, fantôme qui les unit dans son souvenir mais les empêche aussi de s’aimer. Ils passent ainsi tous deux leurs journées à marcher l’un derrière l’autre, sans un mot. Un jour, Naoko disparaît, sans laisser de trace. Il rencontre alors Midori, étudiante comme lui, fantasque, qui, après avoir perdu sa mère, donne les derniers soins à son père. Quelques mois passent, et une lettre de Naoko arrive : perturbée, elle est partie s’isoler dans une maison de repos, en montagne…

Haruki Murakami prend le pouls de son lecteur pendant toute la première partie, l’intégrant lentement dans l’atmosphère estudiantine, où chacun peut se sentir très seul :l’amitié est rare pour ceux qui se sentent un peu à part, la prise de conscience de la mort faisant partie intégrante de la vie est brutale, le deuil difficile, voire impossible pour les êtres les plus fragiles, la communication avec les autres compliquée, d’autant qu’on ne se comprend pas soi-même… et l’amour, l’amour ne se devine pas au premier coup, lorsqu’on est à cet âge aveuglé par d’autres préoccupations. Ainsi, Haruki Murakami a dépeint une kyrielle de personnalités en lutte avec elles-mêmes :Watanabe, solitaire, grand amateur de Gatsby le magnifique, tiraillé par ses pulsions érotiques, le facho, maniaque passionné de cartographie, Nagasawa, personnage charismatique dont la vie comme la carrière n’est qu’un jeu, réussissant tout sans en tirer de satisfaction, Naoko, hantée par ses morts, quasi vierge au corps magnifique,Midori, jeune étudiante délurée en quête d’amour et d’attention, et Reiko, ancienne pianiste d’âge mûr, rayonnante, alors qu’elle reste persuadée de ne plus qu’être l’ombre de ce qu’elle aurait pu être. Quelle détresse poétique exhale ce roman, faisant succomber la plupart de ses adolescents à la tentation du suicide ! Car c’est un véritable roman d’apprentissage que voici, ses protagonistes devant surmonter la solitude, la souffrance et la mort de leurs proches, pour embrasser la vie et l’âge adulte, et enfin vivre pleinement leur amour. Un roman d’une remarquable sensibilité.

Merci à Flo de m’avoir offert ce roman, qui figurait depuis un bon moment sur ma liste !

 

Seuil (Points). – ISBN : 2-02-057939-1.

Un lit de ténèbres de William Styron

10.09
2005

Un père, Milton Loftis, attend sur le quai d’une gare l’arrivée du cercueil de sa fille, Peyton, qui vient de se suicider. Des souvenirs affluent, ceux de Peyton enfant délicieuse qu’il chérissait plus que tout, de Maudie, son autre fille, infirme dès la naissance, morte elle aussi, que couvait Helen, son épouse, dont il s’est séparé depuis… Des souvenirs douloureux qui suivent le corbillard, retraçant les relations conflictuelles entre Peyton et Helen, cachant sous sa foi sa haine pour sa fille, des souvenirs embués par l’alcool qu’il buvait plus que de raison…

De fait, c’est un portrait de famille bien triste que nous brosse William Styron, dans cette région du Sud encore enlisée dans ces années 30-40 par un relent raciste et puritain. Mais cette histoire de famille déchirée finit par nous prendre aux tripes, et nous refermons ces 600 pages complètement remués, et éberlués : comment ? Ce lacis d’introspections de personnages fragiles, de focalisations internes d’une finesse psychologique incroyable, enchevêtrées les unes aux autres pour basculer vers cette description de la folie palpée de l’intérieur, ce serait un premier roman ?

STYRON, William. – Un lit de ténèbres. – Paris : Gallimard, 2004. – 603 p.. – (L’imaginaire ; 497). – ISBN : 2-07-077062-1 : 11,90 €.

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