Mots-clefs ‘existentialisme’

Le mardi où Morty est mort de Rasmus Lindberg

12.02
2012

 

La fuite du temps, la récurrence des paroles et gestes quotidiens, la maladie, la mort, autant de thèmes qui atteignent de plein fouet le lecteur/spectateur dès les premières répliques, lorsque le grand-père vient à mourir :

« Le grand-père. – Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Là, c’est le matin ! Là, c’est le soir. Là, c’est… le matin. Là, c’est le soir.

Edith.- Mm. Ca c’est un bon café.

Le grand-père. – Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Là, une semaine s’est écoulée. Là, encore une. Là, c’est le mois de mai. Là, c’est le mois de novembre. Là, c’est Noël. Là, c’est le printemps. Là, je viens d’avoir un enfant. Et là, c’est de nouveau Noël. Là, c’est l’été. Là, c’est encore Noël. Là, c’est le matin. Là, c’est le soir. Trois ans plus tard.

Edith.- Mm. Ca c’est un bon café. » (Incipit)

 

Grand-père Johan meurt quelques lignes plus loin. Amanda, sa petite fille, remarque sur la joue de sa grand-mère, Edith, devenue veuve, un kyste, et finit par oser le lui dire, alors que le moment ne semble pas être opportun pour elle pour le lui faire remarquer. D’ailleurs, après analyse du médecin Herbert, ce kyste est le signe d’une mort imminente. Edith n’a donc pas le temps de pleurer son mari qu’elle se retrouve sans plus de passé ni d’avenir. Amanda, elle, est pleine de vie : elle est amoureuse d’Herbert qui cherche son chien Morty, qui vient de s’enfuir…

Cette pièce, jouée par quatre à six personnages et un chien, aborde des thèmes existentialistes de façon particulièrement décalée. Pour trancher dans le vif, Rasmus Lindberg use de raccourcis chronologiques et de monologues qui peuvent paraître complètement absurdes. Les frontières entre le réel et l’anormal s’abolissent, et les personnages, en quête d’un sens à donner à leur vie, semblent adopter une logique qui leur est propre. Une comédie existentialiste à l’humour noir corrosif.

 

Le mardi où Morty est mort : théâtre / Rasmus Lindberg ; traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy et Karin Serres. – Saint-Gély-du-Fesc : Éd. Espace 34, 2011. – 42 p. ; 21 cm. – (Théâtre contemporain en traduction). – EAN 9782847050769 : 10 euros. -

L’étranger *** d’Albert Camus (1942)

14.09
2005

« Ce qui me frappait dans leurs visages, c’est que je ne voyais pas leurs yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu d’un nid de rides. Lorsqu’ils se sont assis, la plupart m’ont regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s’ils me saluaient ou s’il s’agissait d’un tic. Je crois plutôt qu’ils me saluaient. C’est à ce moment que je me suis aperçu qu’ils étaient tous assis en face de moi à dodeliner de la tête, autour du concierge. J’ai eu un moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger. » (p. 19)

C’est pourtant bien ce qui va se passer. Accusé du meurtre d’un « Arabe« , Meursault se trouve accusé d’être paru indifférent à la mort de sa mère. Car ce trentenaire, à mi-parcours du roman, sous le même soleil que le jour où il avait enterré sa mère, va laisser partir le coup de revolver qu’il tient par hasard à la main, comme pour se secouer d’un trop-plein de soleil et de sueur. Finies alors ses baignades, les soirées tièdes dans son quartier de Belcour à Alger, le doux contact du corps brun de Marie, ses baisers sur sa lèvre inférieure bombée, Meursault découvre l’univers carcéral, un espace, où, pour le punir, on le prive de sa liberté, du droit de fumer et de se suicider. Il découvre qu’il peut du jour au lendemain tout perdre, même la vie.

A travers son personnage anticlérical et athée, refusant qu’on vienne essayer de lui faire croire le contraire pour le consoler, Camus dénonce ouvertement une justice reposant sur l’éloquence de ses avocats carriéristes,  sur un simulacre de procès au bout de onze mois qui fait tout de suite songer à celui de Kafka, des journalistes qui, pour avoir un contenu à publier, créent un événement avec les rares informations dont ils peuvent tirer quelque chose.

Mais avant tout, Meursault observe les autres comme si leur vie ne le concernait pas, comme si sa propre vie ne le concernait déjà plus. Camus peut  évoquer sur plus d’une page un bout de femme au comportement bizarre ou  la relation du chien et de son maître qui ont fini par se ressembler, ce maître qui haït le vieux chien d’être toujours là, jusqu’à ce que celui-ci, prenant la fuite, le laisse seul et désemparé.  Il y aussi Raymond le voisin qui bat sa maîtresse infidèle et veut devenir son ami, ce qu’est véritablement Céleste, plein d’une bonne volonté inefficace, et puis il y a Marie, Marie qui veut l’épouser, Marie qu’il n’aime pas mais veut bien épouser, car elle ou une autre, au fond, quelle importance.

Camus fait vivre son personnage comme si la réalité n’avait pas de consistance, comme s’il restait étranger au monde qui l’entoure sans avoir envie d’y prendre part, comme s’il habitait un rêve éveillé, accaparé par son corps par lequel il subit le soleil, la fatigue, la lumière. Voir une dernière fois sa mère, la pleurer, se marier, se faire des amis, aller travailler : tout lui semble égal et indifférent, absurde. Le mot est lâché. A quoi bon ? Conçu avant la deuxième guerre mondiale, publié en 1942, le premier roman de Camus sera aussi le premier à exposer de manière aussi radicale une philosophie de l’aburde : il aura ainsi brossé le portrait d’un homme étranger à lui-même.

Incomparable.

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