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L’Unique et sa propriété * à ** de Max Stirner (1848)

04.03
2011

Copyright La Table ronde

A la différence de Marx, Stirner ne propose pas de transformer le monde conformément à un idéal, mais d’agir avec lui selon notre intérêt propre : à l’idéalisme doit succéder l’égoïsme. Comment devenir ce Moi égoïste ? En évacuant tout ce qui n’appartient pas en propre, qui nous est extérieur, autant dire le « sacré » :

-          Dieu, dont il relève non sans ironie les contradictions, Dieu étant le premier Egoïste s’il existait !

« Les chrétiens nous ont montré dans leur Dieu comment un être peut n’agir que par soi-même et n’avoir d’autre but que soi-même. Il agit  « comme il lui plait. » Et l’homme insensé, alors qu’il pourrait en faire autant, doit agir « comme il plait à Dieu ». » (p. 176),

-          L’Eglise, qui vit détournée des choses de ce monde, tend vers une vie spirituelle, qui n’est plus la vie mais une pensée.

-          La religion, qui en des milliers d’années de civilisation, a fait croire aux hommes qu’ils avaient vocation à être idéalistes et des « hommes bons », et non pas des égoïstes, alors que toute religion repose sur des promesses pour l’au-delà, car l’homme ne fait rien gratis ! « Ainsi même la religion est fondée sur notre égoïsme et l’exploite. » conclut ironiquement Stirner. De même, elle nous qualifie tous de pécheurs et nous pousse à nous confesser de péchés qui n’existent pas, car nous sommes tout ce que nous pouvons être, c’est-à-dire simplement humains !

-          « Le rude poing de la morale s’abat impitoyable sur les nobles manifestations de l’égoïsme.»( p. 65). La religion dans ce domaine n’est pas la seule à l’ériger ni à sanctionner tous ceux qui ne s’y conforment pas. Ainsi la bourgeoisie attend d’un individu qu’il exerce une profession honorable, un commerce, et juge immoraux les filles de joie, voleurs, hommes sans fortune et sans situation, tous ceux qui n’ont rien à perdre et donc rien à risquer, instables, tous les  « vagabonds de l’intelligence » qui s’affranchissent des codes bourgeois ( p. 126)

-          Après s’être insurgé contre l’Eglise qui veut faire des hommes de bons chrétiens, Max Stirner fustige l’Etat créé par la bourgeoisie et avec lui la notion de bon citoyen : avec lui, plus de séparation de classe : tous seraient égaux ! Avec lui désormais l’intérêt général prime sur l’intérêt individuel ! Mais l’intérêt général n’est-il pas celui particulier de l’Etat, cette oligarchie qui protège son pouvoir et ses intérêts ? Ne tolère-t-il pas tout juste, dans les pays « civilisés », les meetings, les agitations politiques qui lui paraissent insignifiantes ? De même, si des hommes réclament davantage comme salaire, soit il les écoutera pour éviter un redoublement de violence, soit tel le roi des animaux, il donnera un coup de griffe, usera de sa force pour les faire taire. Ainsi le citoyen doit-il rester un vague anonyme, dressé par la peur du gendarme et du policier : éduqué dans la crainte, il n’ose plus, et sa personnalité se trouve étouffée.

-          Liberté, égalité, fraternité… des illusions créées par l’Etat : sommes-nous tous frères et tous égaux ? Non, ni libres, ajoute Stirner , c’est-à-dire indépendants de la détermination personnelle d’un autre, car dans un Etat « un peuple ne peut être libre qu’aux dépens de l’individu » (p. 229). Ainsi donne-t-il tort à Socrate de s’être laissé condamner à mort par l’Etat alors que lui-même en désavouait les raisons.

« On dit que dans l’histoire du monde se réalise l’idée de liberté. Inversement cette idée est réelle autant qu’un homme la pense et elle est réelle dans la mesure où elle est idée, c’est-à-dire dans la mesure où je la pense, où je l’ai. Ce n’est pas l’idée de la liberté qui se développe, mais l’homme, et dans cette évolution personnelle, il développe naturellement sa pensée en même temps. » (p. 380)

-          La justice, le droit de « tous » devant pour l’Etat passer avant le droit individuel. Or pour le défendre, il faut que cela soit un droit dont chacun s’assure à soi-même la garantie, comme celui de manger par exemple.  Il en est de même pour l’acquérir, affirme Stirner, si on le souhaite, on fait tout pour l’obtenir, sans avoir besoin d’autorisation, dusse-t-il se faire par la force. (p. 224)

-          Les partis politiques, qui ne sont rien que des Etats dans l’Etat,  n’ont pas non plus les faveurs de Stirner (p. 251-252) : être fidèle au parti quoiqu’il s’y dise, veiller à son unité, défendre ses principes, voilà qui broie encore l’individu, obéissant, dans l’intérêt du Parti, et plus tard de l’Etat…

-          La vérité : ainsi mentir est préférable, par exemple, si l’on veut protéger un ami, et induire en erreur l’ennemi, que se taire ou dire la vérité.

-          L’Humanité, avec un athéisme succédant à un anticléricalisme de plus en plus étendu, qui a supplanté la crainte de Dieu, est devenu un Idéal, au nom duquel on oublie encore l’individu,

-          Et les sentiments donnés tels que la conscience, la famille, le mariage, l’abnégation, le dévouement, la loi, le droit divin, la piété, l’honneur, le patriotisme,

-          L’Amour enfin, pour lequel l’individu peut sacrifier d’autres passions, mais pour lequel il ne se sacrifie pas, et qu’il donne à sa guise, (p. 310-312) et donc pas forcément à sa famille.

Ainsi donc, pour Stirner, être égoïste, c’est ne pas vivre en fonction d’une Idée, d’une spiritualité, c’est songer à soi, à son avantage personnel (p. 395), c’est refuser de se sacrifier pour la patrie, la famille, la loi ou sa foi.

Mais son point de vue philosophique est méprisé à l’époque et encore aujourd’hui, car l’esprit passe après la personnalité ; chez lui il ne peut exister ni idéal, ni héroïsme.

Car le bonheur de l’individu, pour Stirner, passe par l’éducation et la propriété :

« Pour être bon chrétien on n’a besoin que de croire, chose qui peut se produire sous le régime le plus oppressif. Il s’ensuit que ceux qui pensent chrétiennement n’ont de souci que de maintenir dans la piété les travailleurs opprimés et ne songent qu’à leur prêcher la patience, la résignation, etc. Les classes opprimées ont pu supporter leur misère tant qu’elles furent chrétiennes, car le christianisme ne laisse pas grossir leurs murmures, ni leurs révoltes. Mais il ne sert plus maintenant de calmer leurs désirs, on veut les assouvir. La bourgeoisie a annoncé l’évangile de la jouissance terrestre, matérielle, et elle s’étonne à présent que la doctrine trouve des adhérents parmi nous autres, pauvres gens ; elle a démontré que ce n’est pas la foi et la pauvreté, mais l’éducation et la propriété qui font le bonheur : nous aussi, propriétaires, nous comprenons cela. » (p. 134)

D’ailleurs, affirme-t-il, l’individu ne veut pas la liberté, mot vide de sens, mais la possibilité de jouir de la possession de bonnes choses, comme « une nourriture succulente et des lits voluptueux » plutôt que du « pain noir » et d’une « litière » (p. 170)

En cela Stirner montre qu’il s’oppose non seulement à la bourgeoisie et la religion, mais aussi à Proudhon et au communisme, qui combattent l’égoïsme et la propriété pour tout remettre entre les mains de Dieu pour l’un et de l’Etat centralisateur et dépossesseur des individus pour l’autre (p. 136). Pour Stirner, ils ne font que transposer un principe chrétien en demandant à tous de se sacrifier pour l’amour des autres, pour le bien-être de l’Etat (p. 267).

De même, contrairement aux valeurs prônées par la bourgeoisie et le communisme, le travail seul, pour Stirner, ne nous fait pas homme. Il doit dépendre de ce que chacun est, de ce qu’il lui procure comme nourriture, et surtout de ce qu’il permet de faire progresser l’humanité, entendons par là ni machinal, ni monotone (p. 145). Il doit aussi être payé pour sa juste valeur (p. 271) et faire valoir le bien – bien matériel, intellectuel ou artistique - qu’il a produit sans s’abaisser à en accepter un prix dérisoire (p. 336).

L’homme, conclut Stirner, n’a pas plus de mission que la fleur qui s’épanouit et jouit du soleil, de l’eau et de la terre, ou de l’oiseau qui contemple la terre à ses pieds, se nourrit d’insectes et chante quand il lui plait (p. 348). Il emploie l’éventail de ses forces et de ses possibilités pour pousser son existence vers là où bon lui semble, en dehors de toute contrainte extérieure, qu’elle soit religieuse, gouvernementale ou familiale.

***

Après l’Eglise qui a imposé sa vision du monde et de la vie sur terre selon ses mythes religieux, après Descartes qui a séparé le corps de l’esprit et posé la Raison comme absolu, après l’avènement de l’Etat qui a instauré la communauté d’hommes et l’Humanité, Max Stirner ouvre une quatrième conception philosophique, celle de l’Individu, de l’Unique. Ce faisant, Stirner s’oppose tout à fait au platonisme et à Aristote, aux Idées qui nous dépassent et auxquelles notre existence matérielle et spirituelle serait rivée.

Stirner a dû se sentir bien seul en remettant en cause toutes les philosophies et systèmes politiques existants. S’attaquant à l’Eglise, à l’Etat et au communisme, il rejoint son contemporain Proudhon et l’anarchisme, mais s’en distingue en critiquant sa foi en Dieu et son refus de la propriété qu’il juge, lui, nécessaire au bonheur de l’individu.

L’ouvrage lui-même, même s’il est relativement accessible, s’avère assez dense.

En outre, la notion d’égoïsme peut paraître choquante au premier abord, mais il faut bien la comprendre comme proche de la notion d’indépendance individuelle totale. Aussi, même si Stirner semble mettre à bas la morale et l’éthique, il évoque par là ces schémas de pensée hérités de la religion et de la culture de l’époque. L’homme, pour lui, est à même de distinguer ce qui lui paraît bien de ce qui est mal, et d’agir en conséquence.

Cette notion philosophique de l’Individu seul maître de lui-même a conduit à un courant anarchiste dit individualiste, dont Emile Armand fut l’un des successeurs en France, avec de nombreux ouvrages et des revues comme L’Unique (1945) et L’En-dehors (1922).

W. Curtis Swabey a justement analysé l’éthique Stirnéenne dans un article paru dans L’En-Dehors, n°204-205, 15 avril 1931, où il souligne le fait fondamental que Stirner a proclamé, avec sa théorie de l’Unique et sa propriété, la doctrine de la propriété du moi. C’était une conception hardie à l’époque, et qui le reste encore :

« Vous êtes vos maîtres, travaillez pour votre intérêt. Ne respectez aucun idéal, ne rendez pas vos actions conformes à tel ou tel étalon moral. Méprisez la coutume, le devoir, la moralité, la justice , la loi. Je suis Dieu, et roi, et loi. — Ne tenez pour sacrés que vos appétits et vos désirs ».

Il pense opportun de distinguer aussi la philosophie individualiste de Stirner de la philosophie nihiliste, car on les a souvent confondues à tort. ainsi , la philosophie individualiste dit : « Soyez un individu fort ! Elevez-vous au dessus du commun ! Développez votre personnalité ! » La philosophie égoïste ou nihiliste dit : « Tu n’as aucun devoir à remplir. Si tu désires être un homme fort, un homme influent, un individu réellement au-dessus, autant que faire se peut, de l’influence du troupeau, en ce cas, sois fort ! Non comme devoir, mais comme privilège ». La première théorie commande : « Tu dois être un surhomme », et se rapproche en cela de Nietzsche. La seconde dit : « Sois ce que tu désires être ».

L’unique et sa propriété / Max Stirner ; trad. et postf. de Henri Lasvignes ; présentation de Cécile Guérard. – Paris : la Table ronde, 2000. – 411 p. : ill., couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (La petite vermillon, ISSN 1160-3100 ; 126). Acheté.

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Vous pouvez lire gratuitement et librement L’Unique et sa propriété de Max Stirner sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF.

Quiproquo et autres nouvelles de Philippe Delerm (2010)

27.09
2010


A la suite d’une rupture, un journaliste au Réveil Picard décide de profiter de la grosse BMW d’un collègue pour descendre un week-end dans le sud-ouest. Le fuyant lui et sa famille, qu’il juge imbuvables, il se retrouve par hasard dans un village agréable et tranquille, où se joue une pièce de théâtre. Il se sent tellement serein là-bas, dans cette quiétude des chaudes soirées d’été, qu’il décide d’y rester et de participer au bon fonctionnement de cette petite troupe du Quiproquo théâtre

« Cette certitude au réveil que la journée sera belle. La lumière entre les rais des volets bien sûr, mais surtout, les fenêtres une fois ouvertes, la fraîcheur si désirable dont on sent qu’elle va s’effacer. Et puis cette qualité de l’air où les sons ne se détachent pas : cet air presque compact, installé dans sa certitude. Je restai longtemps à ma fenêtre, qui donnait sur l’esplanade, déserte en ce dimanche matin. » (p. 28)

Nonobstant le plaisir que d’aucuns peuvent éprouver à la lecture de cet auteur consensuel, cette nouvelle ne m’a pas semblé relever d’un grand intérêt, si ce n’est la naïveté de son propos, exploitant le thème du changement de vie possible et de la douceur de vivre dans la campagne du sud-ouest, que l’on ne peut qu’approuver. Et c’est encore moins le cas pour les deux autres récits, très quelconques, Ils sont là et Le Train de 18h54, complétés par un dossier. Je n’y ai absolument pas retrouvé le premier émerveillement d’une Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.

DELERM, Philippe. – Quiproquo et autres nouvelles. – Édition présentée, annotée et commentée par Evelyne Amon, certifiée de lettres modernes. – Paris : Larousse, 2010. – 92 p. : couv. ill. en coul. ; . – (Les Contemporains, classiques de demain). – ISBN 978-2-03-585080-5 : 3,95 €.

Vive le lundi !** de Jean-Paul Guedj (2008)

09.09
2005

Connaître le bonheur au travail

Fable à méditer :

A trois tailleurs de pierres, on demande : « Que faites-vous ? »Le premier répond : « Je taille une pierre. »
Le deuxième : « Je gagne ma vie. »
Le troisième : « Je construis une cathédrale. »

Le premier tailleur n’a pas d’autre horizon que la pierre qu’il taille.
Le deuxième n’a qu’un rapport utilitaire au travail : celui-ci lui permet de gagner sa vie.
Le dernier a le sentiment de participer à la construction d’une œuvre.

Et vous, qu’auriez-vous répondu ?

« Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie !« (Confucius).
C’est le principal conseil que nous donne l’auteur, consultant en communication et management.

Celui-ci commence par dresser un historique sociologique et philosophique de la conception du bonheur au travail, avant d’analyser en quoi aujourd’hui le travail paraît plus subi que choisi, les salariés travaillant seulement pour vivre, « de plus en plus seuls pour affronter les lois de la performance, l’arbitraire hiérarchique, et parfois la souffrance qui en découle. » (p. 46).
Car « Travailler, c’est non seulement accomplir des activités de production, mais aussi « vivre ensemble ». » (p. 46)

Jean-Paul Guedj s’appuie alors sur l’ouvrage du psychiatre Christophe Dejours, Souffrance en France, qui définit les causes majeures du malheur au travail : la peur d’être incompétent, l’insuffisance de conditions réunies pour pouvoir bien travailler, l’absence de reconnaissance. Or le travail devrait avoir, à l’instar de la famille, une fonction psychologique structurante, offrir des repères stables et sécurisants.


En effet, l’auteur
démontre aussitôt dans le chapitre suivant combien les sources de satisfaction peuvent être nombreuses au travail, avant de fournir quelques exemples et conseils pour modifier les mentalités et les organisations hiérarchiques.

S’inspirant de Freud, l’auteur a cette réflexion : « Le plaisir au travail (…) est ambivalent. Il relève autant de la pulsion de vie (eros) lorsqu’il est désir de travailler, lien avec les autres, énergie, risque, créativité, aventure, que de la pulsion de mort (thanatos), lorsqu’il devient « principe de diminution de la tension », bref, lorsque le travail n’est plus que plate répétition, pure sécurité, ou ennui. » (p. 72)

Selon Abraham Maslow, les besoins humains « peuvent être hiérarchisés en cinq niveaux«  :

1. Les besoins physiologiques (faim, soif, sommeil,…)
2. Les besoins de sécurité (protection, ordre,…)
3. Les besoins sociaux (appartenance à un groupe, amour…)
4. Les besoins d’estime (réussite, reconnaissance…)
5. Les besoins de réalisation de soi (créativité, développement personnel…).

Tant qu’un besoin n’est pas satisfait, il constitue une source de motivation. » (p. 74)

Enfin, à trois reprises, il incite le lecteur à amorcer un travail introspectif en lui proposant une série de tests lui permettant de mieux cerner ses attentes, ses réactions, son niveau de stress, ses forces et ses faiblesses au travail.


Au premier abord, le titre peut laisser sceptique, donnant l’impression d’être un instrument de propagande au service des chefs d’entreprise. C’est finalement un guide fort intéressant, pratique et incitant à la réflexion, s’appuyant sur des références philosophiques et sociologiques.


GUEDJ, Jean-Paul. – Vive le lundi ! : Connaître le bonheur au travail. – Larousse, 2008. – 219 p. : couv. ill. en coul.. – ISBN : 978-2-03-583338-9 : 19,90 €.