Mots-clefs ‘conditions de travail’

Voyage en tête de gondole de Timothée Ostermann

20.04
2016
cop. Fluide glacial

cop. Fluide glacial

 

A seulement 24 ans, Timothée Ostermann publie déjà chez Fluide Glacial son premier roman graphique, Voyage en tête de gondole, une plongée dans les coulisses d’un hypermarché E. Leclerc où, étudiant, il a travaillé quatre étés. D’abord chargé de compacter les cartons, il finit par faire des remplacements dans différents secteurs du magasin, découvrant les soucis de ses collègues, leurs rêves déçus d’exercer un « vrai » métier, ou leur sens de la débrouille, les astuces de marketing et les lubies de certains clients.

Un bon miroir de cette entreprise perçue de l’intérieur, où l’on est aussi payé pour jeter les invendus, même du champagne, et où les bénéfices arrivent peu jusqu’en bas de l’échelle…

La chambre solitaire de Shin Kyong-suk

02.03
2009

cop. Picquier

Titre original :  OEttanbang (Corée, 1999)


 

Alors âgée de seize ans, Shin Kyong-suk désire devenir écrivain, et sa cousine photographe. Mais pour commencer, il faut aller travailler à l’usine pour que l’entreprise finance leurs cours du soir, et donc partir de la campagne rejoindre le frère aîné à Séoul, dans une chambre bien petite pour eux trois dans une grande maison qui en compte trente-sept. Dans cette fabrique d’électroménager, les deux adolescentes vont être exploitées comme tant d’autres, sous la menace et l’intimidation, malheureuses de ne pouvoir soutenir le syndicat naissant… 

Cette autobiographie poignante révèle le quotidien cruel des Coréens du sud, encore sous le joug de la dictature, brimés par les patrons, amaigris par les privations, et aussitôt sévèrement punis à la moindre révolte, qu’elle soit syndicale ou civile. De belles lignes décrivent également la relation que la narratrice noue avec l’écriture, et surtout, la souffrance de revenir enfin sur cette période traumatisante débouchant sur un drame. Une écriture simple mais affirmée, singulière, procédant souvent par reprise anaphorique de l’âge (s’agit-il d’une coutume ?) :

« Je trouve enfin mon style. Des phrases simples. Très simples. Le présent pour décrire le passé et le passé pour décrire l’immédiat. Comme si on prenait des photos. De façon nette. De façon à ce que la chambre solitaire ne se referme pas. Un style qui dit la solitude de mon frère aîné qui avançait ce jour-là vers le portail du Centre en fixant le sol. » (p. 35)

SHIN, Kyong-suk. – La Chambre solitaire / trad. du coréen par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot. – Picquier, 2008. – 399 p.. – ISBN 978-2-8097-0062-6 : 19,50 €. 



L’établi ** à *** de Robert Linhardt (1978)

12.09
2005

Au lendemain des événements de mai 1968, un jeune militant intellectuel se fait embaucher chez Citroën pour s’y « établir » le temps d’observer de l’intérieur les conditions de travail des salariés, de s’y familiariser, pour pouvoir ensuite les dénoncer et les inciter à protester collectivement. Un beau jour, alors qu’on leur annonce qu’ils devront travailler gratuitement 3/4 heure de plus le soir, pour récupérer les heures perdues en mai 1968, le narrateur organise des réunions. Une grève est décidée. La première semaine, elle compte 400 grévistes.

Sociologue français, Robert Linhardt rejoint fin 1968 la Gauche prolétairienne, qui vient d’être fondée par Benny Lévy. Il décide alors de devenir un « établi », c’es-à-dire de pratiquer ce que l’on appelle une observation participante. En quoi cela consiste-t-il ? Pour Jean Peneff, « on appelle observation participante en usine le fait, pour un sociologue, de participer, en tant que salarié, à la production dans l’entreprise pour en tirer l’information et la documentation la plus proche des faits et du travail concret. Cette participation se déroule généralement sur une longue période (trois mois à un an (… ) de manière à s’intégrer dans le collectif de travail, à se familiariser avec la forme spécifique de l’activité et à contrôler sur un grand nombre de cas les analyses dégagées » (Jean Peneff, Les Débuts de l’observation participante ou les premiers sociologues en usine in Sociologie du Travail, 38, n° 1/96, p. 26.)

« Le premier jour d’usine est terrifiant pour tout le monde, beaucoup m’en parleront ensuite, souvent avec angoisse. Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte de s’asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? L’insulte et l’usure de la chaîne, tous l’éprouvent avec violence, l’ouvrier et le paysan, l’intellectuel et le manuel, l’immigré et le Français. Et il n’est pas rare de voir un nouvel embauché prendre son compte le soir même du premier jour, affolé par le bruit, les éclairs, le monstrueux étirement du temps, la dureté du travail indéfiniment répété, l’autoritarisme des chefs et la sécheresse des ordres, la morne atmosphère de prison qui glace l’atelier. » (p. 25)

C’est donc en tant qu’« établi », ayant pu travailler pendant plus d’un an comme ouvrier spécialisé dans l’usine Citroën de la porte de Choisy à Paris, que Robert Linhardt va pouvoir tirer de cette expérience ce roman, paru presque dix ans après, en 1978, auxéditions de Minuit.

En l’occurence, l’auteur nous livre une observation complète des différents rouages d’une usine automobile. Son immersion, dès les premières pages, dans cet univers bruyant, mécanique, implacable et raciste, donne le ton à ce roman social, qui va dénoncer le caractère inhumain du travail à la chaîne, et la peur du licenciement qui gangrène toute tentative de protestation. A travers cette description fine et lucide du travail à l’usine, Robert Linhardt nous offre toute une galerie de portraits de personnages, occupant un certain nombre de postes, du directeur au manoeuvre, du gros Bineau en visite éclair en costume  trois-pièces à Ali le Marocain, gréviste isolé, relégué au nettoyage des toilettes. Il y a aussi Gravier, le contremaître, Mouloud, plus habile que le narrateur mais simple manoeuvre, soudeur à l’étain, Georges et ses deux autres collègues Yougoslaves, Christian, Sadok, Primo. Au final, ce travail à l’usine ressemble davantage à une immersion dans un univers carcéral, avec les cheffaillons qui font le travail de matons, et les employés indésirables qu’on mute ou qu’on transfère à un poste exécrable comme si on les mettait au « trou ». Cette analyse n’est pas pour autant manichéenne, l’auteur faisant bien ressortir, au moment de la grève, qu’au sein des manoeuvres, qu’au sein des salariés, il n’y a jamais de réelle entente : il y a les mouchards, le syndicat jaune, et puis chacun pense à soi avant de penser aux autres, ayant peur de perdre son travail.

Difficile de trouver meilleur reflet du travail à l’usine dans les années 60 et 70 que ce roman, dont je conseille vivement la lecture, édifiante, et dont on ne manque pas de sortir révolté.

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