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Antoine Volodine (septembre 2010)

07.11
2010

Lutz Bassmann, Elli Kronauer, Manuela Draeger, Antoine Volodine…

Il est très particulier d’assister à une rencontre avec Antoine Volodine, pour la simple raison qu’il parle de ses autres pseudos comme si ses derniers existaient à part entière en tant qu’individus réels, et constituaient, avec lui, une communauté.

Cette rentrée littéraire, il la souhaitait aussi très particulière. Il a en effet choisi de publier simultanément chez trois éditeurs différents, sous trois noms différents, trois romans. Plusieurs hétéronymes existaient déjà. Il ne s’agissait pas, affirme-t-il, d’une opération commerciale, mais de la volonté d’affirmer une bonne fois pour toutes ce phénomène d’être plusieurs voix. Un phénomène unique en son genre : matérialiser des personnages écrivains en les faisant publier sous leur nom de plume dans la vie réelle…

« À nos lecteurs

Il y a 25 ans, Volodine, l’un d’entre nous, a commencé à publier des livres. Ces livres avaient pour décor des paysages bizarres, déformés par la guerre et les ruines, et pour héros des personnages pas vraiment humains, qui marchaient dans le feu ou se déplaçaient de rêve en rêve. Pour que le lecteur et la lectrice prennent contact avec ses univers parallèles et fantastiques, Volodine les entraînait à l’intérieur des aberrations mentales de ses personnages, au centre de leur folie, de leur culture non humaine de violence et de magie. Privés de point de vue objectif, les visiteurs n’avaient pour repères que les hallucinations de malades, de marginaux et de monstres.

Après plusieurs années de publication, Volodine s’est rendue compte de plusieurs choses : un, ses romans ne pouvaient guère être résumés, ce qui posait souvent de gros problèmes quand il s’agissait d’en rendre compte. Deux, même s’ils ne reprenaient pas les mêmes personnages ni les mêmes décors, ni les mêmes époques, ils formaient une matière continue, comme si chacun constituait un gros chapitre dans un énorme objet romanesque. Trois, tous paraissaient avoir été fabriqués à plusieurs voix, avec des fragments d’histoires vécues collectivement, et racontées, dans un même livre, par des conteurs différents. Quatre, coûte que coûte et sans dévier, il fallait poursuivre cette aventure littéraire.

Nous étions alors au début des années quatre-vingt-dix. Volodine s’est accroché à ce qui était désormais à la fois son projet et notre projet et il a poursuivi l’aventure. On peut synthétiser cela en quelques phrases. Des prisonniers des deux sexes, condamnés à l’isolement et à la perpétuité dans un quartier de haute sécurité, sombrent ensemble dans le désespoir et la folie. Ils chuchotent dans leurs cellules des récits, des inventions poétiques et des souvenirs, principalement des souvenirs de combats et de défaites. Ils imaginent des miettes de romans, des textes courts. Ces bribes sontrecueillies et un porte-parole les combine pour en faire des livres. Ce sont donc des livres de prison dits et façonnés collectivement, à plusieurs voix, et, pendant une quinzaine d’années, c’est Volodine qui les a signés.

après des années de publication, la question de la signature s’est posée. Qui est l’auteur quand l’histoire est racontée par des personnages incarcérés à l’extérieur de l’histoire ? Qui est l’auteur quand celui dont le nom figure sur la couverture n’a fait que rassembler des images et des récits élaborés par une communauté d’écrivains, des écrivains des deux sexes et parfois anonymes, parfois non ? Tout à coup, face à ce vaste roman multiplié, dans cette masse romanesque sans mesure où les voix s’échangent et se superposent, l’œuvre n’appartient plus à un unique passeur. En même temps, la fiction devient un élément fondateur du réel. Les prisonniers-écrivains acquièrent une stature concrète. Ils existent avec autant de force dans la fiction que dans le monde éditorial où ils peuvent publier des livres. Longtemps Volodine a œuvré en tant que porte-parole de ces prisonniers imaginaires, et il continuera à le faire. Mais, au côté de Volodine, il est temps aujourd’hui de reconnaître le droit à l’existence de voix aussi originales que celles d’Elli Kronauer, de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann. Plus que des personnages créés de toutes pièces, ce sont bien des auteurs à part entière, dont les œuvres singulières s’intègrent dans l’édifice construit collectivement. Chacun de ces auteurs possède un univers qui lui est propre, une sensibilité au monde, des thèmes de prédilection. Chacun d’eux a sa langue. Tous participent, sans jamais s’en écarter, à une longue marche littéraire qui ne cherche pas à faire école et qui pour eux n’a aucune prétention, sinon celle de les aider à survivre un peu encore. Voilà tout. » Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, Antoine Volodine.

C’est à cette occasion qu’il fut invité à la librairie Les Temps modernes, le samedi 18 septembre 2010, et que nous avons pu l’entendre s’exprimer sur ces livres, après en avoir lu de nombreux extraits, comme le chapitre « Commencer », l’histoire vraie d’un garçon de cinq ans, lui. C’est précisément comment il a commencé à écrire, dans les années 50. Et, bien sûr, le chapitre s’achève par « finir ». Ou comme une partie de ses « remerciements », placés au beau milieu du livre, quarante-neuf remerciements sur une vingtaine de pages.


Antoine Volodine, Ecrivains
envoyé par EditionsduSeuil.

Peut-être plus que d’ordinaire, d’ailleurs, ces trois romans sont très politiques. Ils sont pour lui l’expression de « l‘échec d’opérations gauchistes désespérées« . « Même si l’écriture de Manuela Drager a cette particularité d’appartenir davantage au registre du merveilleux, du conte. »

Ils reprennent aussi un autre thème qui lui est cher, celui de la « perte d’identité des personnages en se mouvant très peu, comme dans un rêve. »

Et son thème de prédilection, celui du « travail sur la mémoire collective » qui se décline chez lui de trois manières :

1) « Ce n’est pas pour autant une littérature de témoignage, mais plutôt une mémoire collective qui passe par le filtre de l’imaginaire et du merveilleux, qui créent des constructions dans lesquels le lecteur peut se reconnaître. »

Il a certes utilisé de la documentation. D’ailleurs, le matériau de son oeuvre, c’est de la documentation, entre autres des événements qui se sont déroulés en URSS, le 27 juin 1938 précisément. Mais toutes ces évocations sont transformées par l’onirisme, le fantastique, si bien que, quand il évoque des camps, il ne les identifie pas, il n’a pas besoin de les décrire, de les nommer, la mémoire collective s’en charge.

2) Il y a aussi l’existence de cette communauté d’écrivains emprisonnés qui racontent des histories et deviennent ce livre.

3) La troisième mémoire est autobiographique, mais de manière très déformée, avec ses tabous, surtout dans Ecrivains.

Jean-Marie Blas de Roblès (prix médicis 2009) se trouvait parmi nous, lecteurs, et lui posa cette question : « Une direction a-t-elle été pensée au moment de la construction de toute l’oeuvre ? »

Antoine Volodine : « Pas vraiment. Il est probable que, dans cinq ans, je parlerai de choses dont je n’ai pas idée maintenant. A la fin de la construction, nous nous taisons. Je me tais. « Nous » avons inventé le post-exotisme pour étiqueter ce que « nous » faisions. Écrivains est différent des romans écrits jusqu’à présent et pourrait être le dernier :

Ecrire chaque livre comme si c’était le dernier. »

Les trois romans publiés :

Lutz Bassmann : Les aigles puent, éditions Verdier.
Manuela Draeger : Onze rêves de suie, éditions de l’Olivier.
Antoine Volodine : Écrivains, éditions du Seuil.

A consulter :

le site de Lutz Bassman, et ses brigades.

la chronique dans Carnets de SeL de Songes de Mevlido (2007)

L’oeuvre de cette communauté d’écrivains :


LUTZ BASSMANN « Les aigles puent »
envoyé par editions-verdier.

Songes de Mevlido * à ** par Antoine Volodine (2007)

23.09
2010

Au XXIIe siècle, Mevlido, un policier, habite les bas-fonds de la ville d’Oulang-Oulane, dans le quartier de Poulailler Quatre, où il a pour mission de surveiller les agissements des bolcheviques. Les dirigeants de ce régime totalitariste, en effet, prônent un capitalisme outrancier, alors que le reste de la population vit dans la misère, et craignent de leur part une révolution voire des actes terroristes. Mais Mevlido soutient aussi parallèlement les opposants, en particulier une belle et étrange jeune femme, Sonia Wolguelane, l’un des plus beaux exemples de tous ces êtres manipulés génétiquement. Hanté par des rêves et des cauchemars récurrents, tels celui de la femme qu’il a aimée jadis, Verena Becker, et qui a été assassinée par des enfants-soldats, parmi lesquels le vautour Alban Glück, Mevlido va régulièrement en consultation au cabinet de Maggie Yeung. Le jour où il voit mourir sous ses yeux une jeune femme qui lui rappelle étrangement sa propre femme, renversée par un tramway alors que Sonia venait de commettre un attentat sensationnel, ses supérieurs lui demandent de passer de l’autre côté, d’accepter de mourir, pour atteindre le Fouillis…

Difficile de suivre cette intrigue qui n’a rien de conventionnel, particulièrement vers le dénouement, tant les frontières ont été abolies par l’auteur entre le rêve et la réalité, entre la vie et la mort, entre les différentes strates temporelles.


Antoine Volodine nous fait immerger dans un univers post-apocalyptique, dans une société sinistre où les humanoïdes côtoient les morts, où des oiseaux mutants et des araignées se mêlent aussi à eux, parlent et agissent comme des humains. Cet univers angoissant n’est pas sans nous rappeler celui propre à Enki Bilal, dans la bande dessinée. Cet univers torturé est également foncièrement politisé : ici la révolution bolchevique est morte, elle n’agite cette société que par soubresauts avec quelques attentats, les gens crèvent dans la misère, s’ils ne se sont pas fait tués par des enfants-soldats… Et tout cela au son de la musique lancinante et répétitive du phrasé d’Antoine Volodine. On en sort hagard et désorienté.

« C’était un souvenir tabou. Il ne fallait pas évoquer les bonheurs passés, la vie amoureuse qu’il avait vécue jusqu’au jour du martyre de Verena Becker. Il ne fallait pas se représenter de nouveau le martyre de Verena Becker. Il valait mieux revenir à Poulailler Quatre, à côté du lit, et essayer de retrouver le contact perdu avec Maleeya Bayarlag.

La nuit ondulait comme dans un four.

La nuit.

Elle ondulait comme dans un four.

Des lumières entraient dans la pièce principale et rebondissaient dans la chambre, créant ici des espaces clairs, là des taches noires, d’un noir brillant. » (p. 17)

Vous trouverez un entretien de lui ici et sa rencontre sur Carnets de SeL .

Paris : Seuil, 2007. – 461 p.. – (Fiction & Cie). – ISBN 978-2-02-093137-3 : 21,80 euros.