Mots-clefs ‘antimilitarisme’

Le Der des ders de Tardi et Didier Daeninckx

07.03
2012

cop. Magnard Casterman

Ancien Poilu de la Grande Guerre, toujours hanté par le même cauchemar, Eugène Varlot s’est reconverti en détective privé auprès des veuves et des familles éplorées, pour retrouver la trace de leurs disparus. Irène, avant de lui demander de l’engager comme secrétaire à ses côtés, ne s’était pas gênée pour l’accuser d’être un profiteur de toute cette boue remuée d’après-guerre. Engagé officiellement pour une histoire d’adultère par le colonel Fantin, habitant Aulnay sous Bois, Varlot découvre que cette affaire de chantage dissimule en réalité un scandale militaire et financier…

Sur une toile de fond d’après-guerre, Tardi nous emmène découvrir les destins détruits de gueules cassées ou en reconstruction de célibataires, dans un décor d’un Paris 1920 inspiré des photographies d’Eugène Atget de la fin du 19e siècle. Cette affaire de mariage d’intérêt et de gros sous amène aussi notre détective à découvrir des pans cachés de l’Histoire par l’Armée française, comme la mutinerie des Russes de La Courtine, ayant coûté la vie à d’innombrables soldats, ou à des secrets honteux de gradés récompensés pour leur bravoure. Varlot va aussi faire la taupe, à ses risques et périls, chez les anarchistes, qui, ici comme à l’époque, sont perçus comme des groupuscules engagés extrêmement violents, rapides de la gâchette et poseurs de bombe.

On reconnaît bien là la patte de Didier Daeninckx dans ce scénario sans concession, déterrant le linge sale des gradés et n’ayant pas peur des dénouements de la vie réelle, se révélant être trop rarement des « happy end ».

 

 

 

L’ordre du jour ** d’Edlef Köppen (1930)

06.03
2011

Copyright éd. Tallandier

« Vous ne devriez pas lire ce livre.
Roman sans lecteurs, interdit par les nazis dès 1933, condamné au silence depuis soixante-treize ans, L’Ordre du jour figure en tête de la Liste des produits littéraires nocifs et indésirables établie par les services de propagande du Reich. » (note de l’éditeur en quatrième de couverture)

Censuré pendant la période nazie, perdant son auteur en 1939, mort des suites de ses blessures de guerre, L’Ordre du jour, qui fut pourtant salué par la critique à sa parution, tomba dans l’oubli jusque dans les années soixante-dix. Erreur que corrige cette présente édition française… datant de 2006. Or ce roman sur la première guerre mondiale, injustement méconnu à côté du succès extraordinaire que remporta A l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque (1929), mérite amplement qu’on s’y arrête :

Engagé volontaire, le canonnier Adolf Reisiger est envoyé dès octobre 1914 aux alentours d’Arras, commence par des corvées absurdes et répétitives, avant de partir à la bataille de Notre-Dame-de-Lorette. Au front, souvent, c’est l’attente des ordres sans pouvoir contre-attaquer les salves de l’ennemi. Soigné deux fois à l’hôpital de Douai, Adolf est transféré en 1916 à la bataille de la Somme, où une contusion pulmonaire le contraint à une nouvelle hospitalisation pendant deux mois. Fin 1916, le voilà en Russie, où un cessez-le-feu donne soudain un visage humain à l’ennemi en face, avec qui les soldats font du troc, avant de s’interrompre sans prévenir. A son grand soulagement, il repart au printemps 1918 pour l’ouest de la France où c’est la défaite…

Au tout début le narrateur se déclare extrêmement volontaire : il veut accomplir son devoir pour la patrie. Et, insidieusement, de fil en aiguille, à force de voir ses camarades se faire déchiqueter pour un ordre absurde, des gradés plus jeunes que lui perdent et la tête et la vie, découvrir des armes de plus en plus meurtrières, comme les tanks ou le gaz (description effroyable d’un bois mort qu’il traverse et dans lequel son camarade périt). De fait, au fur et à mesure, il met un visage connu sur les morts, jusqu’à reconnaître le sien sur celui d’un soldat en face, ou la voir planer sur les dormeurs dont la guerre a creusé les traits et fait ressortir les orbites. A un moment donné, il écrit deux poèmes pacifistes, sans vraiment s’en rendre compte, et qui, publiés, vont lui attirer des ennuis. Ce n’est que le signe avant-coureur d’une lente conversion vers le pacifisme, qui le mènera tout droit à un asile d’aliénés à la fin de la guerre.

« Le sol glaiseux est répugnant, on dirait du miel synthétique. Les hommes, dans leur trou, ne peuvent plus faire de mouvement normal, les membres dérapent dans une gelée visqueuse. Il n’est quasiment plus possible d’être assis. Un simple mouvement de tête suffit à mettre le corps en déséquilibre. Ils s’arc-boutent des deux mains sur le fond pour se soutenir.
L’ennemi marmite.
La pluie déverse.
L’eau monte lentement dans le trou.
Reisiger plonge dans sa poche de tunique, en ressort un carnet, déjà à moitié trempé. Il le place à travers tunique et chemise, contre la poitrine. Winkelmann veut sauver son pansement individuel. Il le tire de la poche : gonflé, graisseux comme une éponge usée. Il le laisse tomber à terre. Tous deux le voient nager comme un petit navire, puis sombrer.
L’ennemi marmite.
La pluie déverse.
Ils sont trempés jusqu’aux os. L’eau, dans le trou, est montée si haut qu’elle baigne leurs coudes.
L’ennemi marmite.
Quelle heure ?
Lorsque l’aviateur est revenu, il devait être minuit. Reisiger ressort une main de l’eau, retrousse la manche, la montre-bracelet fonctionne encore. Il la tend à Winkelmann. Sept heures du matin.
Depuis sept heures, l’ennemi marmite.
L’obus de 75 millimètres projette 508 éclats à la ronde, l’obus de 150 millimètres 2030, l’obus de 305 millimètres 8110. Profondeurs de pénétration : dans la terre  1,80 mètre, 4,10 mètres, 8,80 mètres.
L’ennemi marmite.
La pluie déverse. » (p. 227)

Largement autobiographique, L’Ordre du jour retranscrit de manière romanesque toute l’horreur de la première guerre mondiale durant ses quatre longues années, un témoignage qui s’inscrit donc davantage dans la durée qu’A l’ouest rien de nouveau, et qui permet de nous faire vivre l’horreur côté allemand. Non seulement ce récit en devient plus fort, sans chercher ni beauté ni héroïsme dans le moindre acte, mais surtout il revêt une forme littéraire bien plus moderne que celle du roman d’Erich Maria Remarque, puisqu’à sa transcription romanesque du conflit, dans un style très sobre, Edlef Köppen a joint des documents historiques provenant des archives de Potsdam et des coupures de presse ou encarts publicitaires conservés par sa mère durant la guerre : entre les extraits du journal du canonnier sont ainsi intercalés avec à propos des messages de la direction générale de la censure, de la police des moeurs, du Vatican, des télégrammes aux généraux, etc. et ordres du jour. Et c’est ainsi qu’a posteriori Edlef Köppen découvre que tous les soldats envoyés à l’ouest en 1918 n’étaient finalement que de la chair à canon, donnés en sacrifice à l’ennemi pour en détourner les forces armées.

Un de ces romans puissants qui vaut tous les discours sur l’horreur de la guerre.



traduit de l’allemand par François Poncet
postface de Jens Malte Fischer
Paris  : Ed. Tallandier , 2006
365 p.  ; 22 cm
ISBN 978-284734-259-8 (br.)

Objecteurs, insoumis, déserteurs * de Michel Auvray (1983)

03.01
2011

« Des premiers chrétiens aux réfractaires au S.T.O., des paysans récalcitrants aux milices de l’Ancien Régime aux déserteurs du premier Empire, des objecteurs de la Première Guerre mondiale aux opposants au conflit algérien, des insoumis « totaux » aux renvoyeurs de papiers militaires, c’est l’histoire des réfractaires en France » (p. 14) que Michel Avray propose à notre lecture, des origines à mai 1983.

Même si la guerre ne nous a jamais semblé aussi lointaine (et pourtant nous sommes actuellement en guerre en Afghanistan), même si le service militaire sera aboli par la suite (non pas par Mitterrand), cet ouvrage datant de presque trente ans désormais dresse l’historique de ces Français qui ont su dire « non ». Qui, pour quelles raisons, de quelles manières, et avec quelles sanctions à la clé ?  Il a fallu du courage à ces hommes pour oser désobéir, alors que le plus facile aurait été d’obéir passivement, comme tout le monde. Un statut pour ces personnes, souvent pacifistes ou antimilitaristes, refusant d’accomplir certains actes allant à l’encontre de leurs principes religieux (Témoins de Jéhovah), moraux ou éthiques, fut créé en décembre 1963.

A lire une chronique détaillée sur leconflit.com.

Objecteurs, insoumis, déserteurs : histoire des réfractaires en France / Michel Auvray. – Paris : Stock 2, 1983. – 438 p. : couv. ill. ; 24 cm. - En appendice, texte du statut des objecteurs de conscience, 8 juillet 1983. – Bibliogr. p. 421-429. - ISBN 2-234-01652-5 (Br.) : 95 F.
Emprunté à la médiathèque

Le Canard enchaîné par Laurent Martin (2005)

20.07
2010

Histoire d’un journal satirique (1915-2005)

L’historien Laurent Martin dresse ici l’histoire détaillée, ponctuée de chiffres et de portraits, de cet hebdomadaire conçu en 1915 comme une « protestation contre l’esprit de guerre« , contre le bourrage de crâne et la censure. Son éloge d’un certain nombre de revues politiques et littéraires, dont la plupart se classaient à gauche, est significative. Roland Dorgelès y entra en 1917, signant ses articles sous son vrai nom ou sous le pseudonyme de Roland Catenoy.

En novembre 1918, l’hebdomadaire compte déjà 40 000 lecteurs sur tout le territoire français, et il est lu en cachette par les soldats du front, étant peu apprécié de l’état-major.

A la fin de la guerre et jusqu’en 1940, il lui faut assurer sa reconversion en temps de paix, d’autant qu’il subissait de plein fouet l’augmentation du prix du papier, qu’il refusait par principe toute publicité et que le Merle blanc lui faisait concurrence. Il y eut d’ailleurs trois tentatives malheureuses d’investissement dans Le Quotidien de Paris, Le Pélican et une salle de théâtre. Les salaires sont alors divulgués, proportionnels à la notoriété du dessinateur. Les journalistes, ayant acquis une expérience avant leur entrée au Canard, avaient surtout travaillé dans la presse de gauche ou continuaient à y travailler en parallèle, en particulier à L’Humanité, Le Crapouillot et L’Oeuvre.

Comme les autres, ils demeurent aveugles sur la réalité de l’Allemagne nazie et se sabordent le 5 juin 1940 quand Paris est conquis.

En septembre 1944 comme en septembre 1954, le journal tire à 100 000 exemplaires environ, dans le contexte très particulier de la Libération et de la Guerre froide, avec la naissance de quantité de journaux et sa difficulté à retrouver un siège à Paris, et soutient durablement le seul politicien qui trouvera grâce à ses yeux en 90 ans d’existence : Pierre Mèndes France. Ses thèmes de prédilection furent alors l’épuration (il défend Albert Camus contre François Mauriac qui appelle à la clémence pour les collaborateurs les plus notoires, fustige Montherlant), la pénurie et l’Eglise catholique qui mène campagne pour maintenir les subventions accodrées à ses écoles.

A partir de 1954 et jusqu’en 1969, les ventes du Canard enchaîné repartent à la hausse, avec la guerre d’Algérie, les circonstances du retour au pouvoir du général de Gaulle et son départ, et mai 1968. Durant cette période, Jean Clémentin trouve des informateurs aussi bien en pleine guerre d’Algérie que dans les milieux politiques et syndicaux, et contribue à pousser le journal d’opinion vers l’investigation.

De 1969 à 1981, cette mue se poursuit, avec un pic en 1981 de 730 000 exemplaires tirés en moyenne, avec la relève d’une génération de journalistes, et avec la divulgation d’affaires, mais jamais avec des articles de fond.

Le journal soutient le droit à l’avortement, les ouvriers de Lip.

Il est placé sous écoute par le ministre de l’intérieur.

L’ampleur du succès du Canard enchaîné, le niveau de rémunération de ses collaborateurs et surtout ses ressources reposant uniquement sur la vente du journal, voire sur ses placements financiers, ne devant rien à la publicité, détonaient dans le paysage de la presse française des années 1970. En outre, ses frais sont faibles : le papier est bon marché, la pagination est réduite, le journal n’est pas broché ; l’équipe rédactionnelle et administrative est de petite taille ; il n’y a pas de correspondant à l’étranger. Ses seuls frais consistent en l’achat de leurs locaux au 173 rue du Faubourg Saint-Honoré dans les années 70.

Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, les tirages baissent car beaucoup de lecteurs, et même de journalistes (certains démissionneront), ne comprennent pas qu’on puisse critiquer  un gouvernement de gauche lorsqu’on a une sensibilité de gauche. En revanche, son attitude face au Front national et à Le Pen en particulier plait davantage.

Au Canard, seules les coulisses de l’actualité politique française apparaissent. Dénoncer, railler, tourner en dérision, voilà la mission que se sont assignés les journalistes et dessinateurs du Volatile, hebdomadaire subversif.

Extrêmement fouillée, cette étude chronologique d’un des hebdomadaires satiriques les plus originaux au monde, et l’un des rares à ne pas sembler souffrir de l’actuelle crise de la presse écrite, évite, malgré son apparente objectivité, quelques sujets qui fâchent et qu’on aurait aimé voir ici éclaircis, comme l’absence de femme au sein de la rédaction, si ce n’est en tant que secrétaire, ou comme leur manipulation possible par des informateurs haut placés divulguant telle information à un moment-clé. C’est dommage, mais cela n’enlève en rien l’intérêt qu’on peut prendre à la lecture de cette histoire absolument passionnante.

MARTIN, Laurent. – Le Canard enchaîné : Histoire d’un journal satirique (1915-2005). – Nouveau monde éditions, 2005. -  767 p.. – ISBN 2-84736-112-X : 14 €.