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Dieu et l’Etat ** de Michel Bakounine (1882)

08.05
2010

« Trois éléments ou, si vous voulez, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu’individuel dans l’histoire :

1°) l’animalité humaine

2°) la pensée

et 3°) la révolte.

A la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde, la science ; à la troisième, la liberté.« (p. 7)


La première constitue le point de départ de l’humanité, laquelle « est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes. » (p. 9)


On peut en trouver des preuves dans les mythes bibliques, inspirées selon Bakounine par la sagesse et la fantaisie humaines. Ce dernier en profite pour fustiger la croyance en ses mystères, inexplicables car absurdes, qui puise ses sources dans la condition sociale misérable de l’individu dans la société, historiquement les esclaves et les femmes en premier, et une habitude mentale et morale prenant très tôt le dessus sur le bon sens.


Ainsi les hommes, esclaves de Dieu, le sont aussi pour l’Eglise et l’Etat, qui ne sont alors pas encore séparés. Car « toutes les religions sont cruelles », nous rappelle Bakounine, « car toutes reposent principalement sur le principe du sacrifice, c’est-à-dire sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à l’inextinguible vengeance de la Divinité. (…) l’homme est toujours victime, et le prêtre, homme aussi mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau«  (p. 27) recueillant ses aveux, le châtiant, le condamnant ou l’excommuniant. Elles dénigrent l’humanité et glorifient la divinité, tout comme nombreux sont les prêtres catholiques et protestants qui prêchent la doctrine de la chasteté, de l’abstinence et de la renonciation, et qui démentent leur doctrine par leur exemple.


Or, raisonne Bakounine,

« si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas. » (p. 26)

Il faudrait, propose Bakounine, transformer toutes les églises et les temples dédiés à la gloire d’un Dieu et à l’asservissement des hommes, en autant d’écoles d’émancipation humaine.

(n.b. personnel : et pourquoi pas en bibliothèques, ces lieux invitant au silence et à la méditation ?)

Il faudrait à ce propos que « le principe de l’autorité, dans l’éducation des enfants, constitue le point de départ naturel ; il est légitime, nécessaire, lorsqu’il est appliqué aux enfants de bas âge », et « doit s’amoindrir graduellement à mesure que leur éducation et leur instruction s’avancent, pour faire place à leur liberté ascendante. »

« Le but final de l’éducation ne devant être que celui de former des êtres libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui. » (p. 39).


Nonobstant, il se garde bien aussi de mettre la science sur un piédestal et de faire siéger des savants dans un gouvernement.


Ni Dieu, ni maître, telle est la devise de Bakounine qui repousse « toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincu qu’elles ne pourront tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts d’une immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes. »

C’est Elisée Reclus qui publia en 1882 ce manuscrit, après la mort de Bakounine en 1876, désormais devenu célèbre pour la virulence de ses attaques contre les religions et l’Etat. C’est du reste ce qui synthétise le mieux les discours de ce chef de file de la pensée anarchiste.

Pour lui, en effet, l’État doit être aboli dès le début du processus révolutionnaire, afin qu’une nouvelle minorité ne vienne pas remplacer la précédente.


C’est en cela que Bakounine, dont les idées vont inquiéter Marx au point de vouloir le discréditer et de le faire exclure de l’Internationale, va se montrer d’une lucidité visionnaire, par rapport aux dictatures communistes qui vont suppléer aux gouvernements qu’elles auront renversés. De même, Bakounine se méfie déjà de l’Allemagne, « systématiquement envahissante, conquérante »,« devenue une menace, un danger pour la liberté de toute l’Europe. » (p. 51).

Enfin, le refus de toute transcendance, qu’elle soit métaphysique ou religieuse, constitue pour lui la condition première de la liberté de l’esprit. Il y a du coup peu de grands hommes que Bakounine respecte, si ce n’est Mazzini, Michelet, Quinet, John Stuart Mill.

Un pamphlet édifiant, qui n’a hélas pratiquement pas pris de ride !

Chronologie biographique et repères bibliographiques en fin d’ouvrage.



BAKOUNINE, Michel. – Dieu et l’État / postface « Ni Dieu ni maître » de Joël Gayraud. – Mille et une nuit, 2010. – 119 p.. – ISBN 978-2-84205-074-0 : 3 euros.


En savoir plus sur Wikipédia, le blog de Création Libertaire ou encore le site des Increvables Anarchistes.

Qu’est-ce que la propriété ? ** de Proudhon (1840)

21.03
2010

Elève brillant, ayant dû interrompre ses études quand son père fit faillite, devenu autodidacte, entrepreneur d’imprimerie et comptable dans une entreprise lyonnaise de batellerie, Proudhon est âgé de 31 ans quand il publie son premier essai, Qu’est-ce que la propriété ?, en 1840. On connaît tous sa réponse devenue célèbre : « La propriété c’est le vol. »  Mais qu’entendait-il par là ?  C’est ce que j’ai essayé de comprendre en me plongeant dans cet essai philosophique.

Car il s’agit bien de philosophie, dans la mesure où « Proudhon suit bien la méthode d’interrogation philosophique en posant la question métaphysique de la propriété : comment rendre raison de ce qui est, comment justifier ontologiquement la propriété et en rendre l’existence indiscutable comme fondement d’un ordre juste et légitime ? Quelle est l’essence de la propriété ? » (Robert Damien, Présentation, p. 29)

Il se trouve qu’aucun argument économique, juridique ou philosophique ne justifie l’existence de la propriété, comme Proudhon va nous en faire la démonstration.

Proudhon commence par examiner le processus historique qui a instauré la propriété et l’a intégrée dans le fonctionnement de la société et de son économie marchande.

Le droit romain définit la propriété, le droit d’en user et d’en abuser, sans être inquiété, que le propriétaire laisse pourrir ses fruits, sème du sel dans son champ, transforme un parc en potager, ou change une vigne en désert.

Il est repris parmi les quatre principes de la Déclaration des droits de l’homme (1793) et l’article 544 du Code Napoléon.

Proudhon dénonce la place du principe de la « propriété » parmi les quatre principes de la Déclaration des droits de l’homme : liberté, égalité et sûreté étant des droits « absolus, c’est-à-dire non susceptibles d’augmentation ni de diminution » (p. 174), le quatrième droit étant non pas social mais antisocial.

Proudhon observe ensuite que le droit de la propriété a été fondé sur deux postulats : l’occupation et le travail.

L’occupation

Il avait commencé par insister sur la double définition de la propriété, qui est d’une part un droit dominal, seigneural, légitime (épouse légitime), et d’autre part un fait liée à la « possession ». On reconnait donc au propriétaire, au mari (sic) un droit absolu sur la chose, son terrain, sa maison, son usine, sa femme (sic),…, et au locataire, au fermier, à l’amant (sic), le fait de pouvoir en user, alors qu’ils font fructifier la chose.

Or « c’est le droit civil qui a établi pour maxime qu’une fois acquise, la propriété ne se perd point sans le fait du propriétaire, et qu’elle se conserve même après que le propriétaire a perdu la possession ou la détention de la chose, et qu’elle se trouve dans la main d’un tiers. » (p. 203). Ainsi la propriété et la possession, qui, au départ, étaient confondues, sont devenues distinctes.

Historiquement, il fallait à l’agriculteur un champ à semer et labourer tous les ans, à l’homme de guerre l’assurance de ne pas se trouver dépossédé de ses biens à son retour, aux enfants le bénéfice de l’héritage de leurs parents.

Mais les législateurs ne prévoyaient pas que ce droit perpétuel et absolu de conserver son patrimoine « entraîne le droit d’aliéner, de vendre, de donner, d’acquérir et de perdre », mais aussi « le droit de louer, affermer, prêter à intérêt, bénéficier dans un échange, constituer des rentes, tandis que le corps est ailleurs occupé » (p. 206) et qu’il renforcerait l’inégalité des partages non seulement dans les drois de succession, mais aussi en pérennisant l’inégalité sociale de génération en génération.

C’est ce qu’il appelle le « droit d’aubaine », droit de la propriété érigé sur desprincipes qui conduisent à l’inégale répartition des richesses et fortunes, à la loi des loups, au droit d’exploiter son locataire, son salarié agricole ou industriel.

Et pourtant, « en vertu de quel droit l’homme s’est approprié cette richesse qu’il n’a point créée, et que la nature lui donne gratuitement ? » (p. 217)

« Il est permis à chacun de s’enfermer et de se clore » (p. 219), si bien que sans autorisation du propriétaire, particulier ou Etat, on ne peut boire l’eau d’une fontaine dans un terrain, on ne peut faire bâtir, on ne peut se promener dans un parc privé.

Le travail

Il est complètement faux aussi de prétendre que le travail conduit à l’égalité des propriétés. Or quand on défriche pour quelqu’un, on ne défriche pas pour soi, observe Proudhon. En louant sa main-d’œuvre, on perçoit certes un salaire pour les journées effectuées, mais on créée pour l’autre un instrument de production sans avoir rien créer pour soi. En effet, « il faut que le travailleur, outre sa subsistance future, sous peine de voir la source du produit tarir, et sa capacité productive devenir nulle. » (p. 248)

Or, par exemple, le cultivateur propriétaire trouve dans ses récoltes les moyens de faire vivre sa famille et lui, mais aussi d’améliorer son capital et surtout l’assurance permanente d’un fonds d’exploitation et de travail.

Comment y remédier ?

Par une nouvelle organisation du travail :

- le travailleur acquiert la valeur qu’il crée aux dépens du propriétaire oisif,

- toute production étant nécessairement collective, l’ouvrier a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et des bénéfices,

- tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul n’en peut avoir la propriété exclusive. (p. 251-252),

- la quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre des travailleurs (p. 260),

- l’inégalité des facultés est la condition sine qua non de l’égalité des fortunes :la spécialité des vocations permet la division du travail. (p. 262-263)

Par la dénonciation féroce de la propriété et de ses conséquences :

- quand on est propriétaire et qu’on loue, on est un escroc, nous dit Proudhon, car on dispose d’un capital que le locataire fait fructifier, et auquel on n’ajoute pas de valeur en soi chaque mois,

- quand on est propriétaire de son propre logement, on se fait escroquer par le prêteur (le banquier), qui y gagne les intérêts du crédit.

- quand on est propriétaire d’une entreprise, on escroque son ouvrier puisqu’on le paie toujours moins que le prix que l’on fixe au fruit de son travail, si bien qu’il ne peut pas se le payer.

Quelles réflexions tirer de cet essai ? Finalement, même si certains exemples peuvent paraître sexistes et entériner une société patriarcale, qui, à l’époque, rappelons-le, constituait la norme, et dont Proudhon ne se démarque pas, la démonstration a porté ses fruits :

- Est-il normal en effet d’accepter l’omniprésence de plages privées d’hôtels comme à Cannes, de maisons donnant directement sur la mer sur la Côte d’Azur et empêchant de la voir en longeant la côte, de ne pas pouvoir se promener dans les forêts privées de Sologne ?

- N’y a-t-il pas de bonnes raisons d’être choqué de voir la majorité des salariés ne pas avoir les moyens d’acheter le produit de leur travail à leur entreprise qui se fait une marge sur leur travail, toucher une maigre retraite, tout en continuant à payer leur droit au logement à un rentier ?

- Entre le propriétaire et le banquier, lequel faire engraisser ? Plutôt le banquier, au taux d’intérêt le plus bas, pour pouvoir, à la retraite, arrêter de payer son droit à être logé…

- La Révolution n’a-t-elle pas remplacé une féodalité seigneuriale par une féodalité bourgeoise reposant sur l’argent, sa pérennisation et sa perpétuation dans les familles ?

- Pour qu’ils soient libres et égaux en droits politiques mais aussi sociaux, les hommes n’auraient-ils pas dû rester nomades, en utilisant de manière non exclusive les biens naturels que sont la terre, l’eau et l’air, la terre ayant toujours été la source de conflits, et les deux autres n’allant pas tarder hélas à le devenir.

Qu’en pensez-vous ?

PROUDHON, Pierre-Joseph. – Qu’est-ce que la propriété ?. – Librairie Générale Française, 2009. – 445 p.. – (Le livre de poche. Classiques de la philosophie). – ISBN 978-2-253-08259-0 : 7,50 €.

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Les insoumises de Célia Levi (2009)

04.05
2009

Lorsque Renée décide de partir de cette capitale « stressante » qu’est Paris pour l’Italie, rêvant là-bas de mener une vie d’artiste, commence une correspondance régulière avec son amie, Louise, qui, elle, abandonne sa thèse et son petit ami pour se radicaliser dans son rejet du capitalisme par l’action et épouser l’anarchisme. A défaut de se comprendre, elles livrent ainsi sur le papier durant trois années leurs rêves et leurs désillusions…

« Les Insoumises est un roman d’apprentissage dans la veine de ceux du 19éme siècle, il est librement inspiré de Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac qui fut mon livre de chevet pendant toute mon adolescence. Mon roman était pour moi l’occasion de lui rendre hommage mais aussi de parler de la jeunesse d’aujourd’hui, et de la difficulté de débuter dans la vie quand justement on possède un esprit trop romanesque.

Le genre épistolaire me permettait une plus grande liberté et il m’a semblé que c’était la première marque d’insoumission de mes héroïnes, à une époque où il n’existe quasiment plus que les mails, les SMS et autres moyens virtuels de communiquer.

Cette forme obsolète me tenait à coeur car elle symbolise tout un monde qui disparaît et qui fait pourtant l’intérêt de la vie ; les discussions interminables dans les cafés, la flânerie, la lecture prolongée dans les vieilles librairies poussiéreuses où l’on sait qu’on est en train de perdre son temps ; on feuillette d’abord furtivement une page, puis happé par le livre on le dévore sans forcément l’acheter. Ce sont les vieux cinémas du quartier latin, ces lectures intempestives dans un coin sombre d’une librairie, les promenades dans la campagne ou dans les villes, ce qu’on appelle aujourd’hui la paresse qui m’ont poussée à écrire ce livre. » Célia Lévi dans Le courrier des auteurs (Le choix des libraires)

Les Insoumises est donc un roman épistolaire, un biais commode pour l’auteur, à peine plus âgée que ses deux héroïnes, pour oser se lancer dans un premier roman en avançant grâce à la construction en échos et en réponses que l’une fait aux réflexions et pensées de l’autre. Cette progression en miroir permet aussi de révéler deux personnalités apparemment opposées, l’une aspirant à peindre ou à tourner des films, sans jamais avoir tenu un pinceau ou une caméra, l’autre à se faire accepter dans des groupuscules anarchistes. Mais toutes deux font preuve d’une exaltation toute romantique d’un autre temps, d’un autre siècle, révoltées d’un même élan par cette société qui les va les briser et les condamner à une impasse, pire à l’isolement. De même ces vraies lettres, sans passer par les courriels, comme on n’en fait plus, paraissent aujourd’hui bien dépassées, nos humeurs passant sur Facebook en instantané.

« A la fin de la soirée, les convives ne tenaient plus debout, les yeux engourdis se fermaient sous le poids des paupières lourdes du tumulte, les voix enrouées par la fumée et les vapeurs des liqueurs se taisaient un moment pour gronder un instant après, c’étaient de véritables priapées antiques. La nappe était maculée de taches grenat et de débris d’aliments. On aurait dit un tableau flamand. »(p. 98)

On aime sa dénonciation du monde du travail et de l’art gangréné par le capitalisme, son cynisme sur le sentiment amoureux,

« Nous passons toutes les journées au lit, ou chez moi ou chez lui. Il me fait à manger divinement, et me répète toute la journée que je suis magnifique, que je ressemble à la Vénus de Botticelli. En ce moment même où je t’écris il dort comme un enfant. Il est d’une beauté saisissante, ses boucles d’un noir d’ébène me font penser au Bacchus du Caravage mais son visage est si doux, ses traits si fins. Je ne me lasse pas de le regarder. Je connais enfin la volupté et les délices d’un amour vrai et partagé, alors tu comprendras qu’il n’est pas question pour moi de quitter une telle félicité. » (p. 78)

et une vingtaine de pages plus tard :

« Je pensais que l’amour avait le pouvoir de tout transfigurer, je m’aperçois qu’en réalité, on retombe très vite dans le quotidien et dans la banalité. » (p. 100)

sa description de la nonchalance italienne, mais on aimerait être surpris et à la voir prendre plus de risques pour son prochain roman, dans le choix du genre et des personnages.
Un bon roman d’apprentissage au demeurant, au dénouement un brin pessimiste, mais c’est l’époque qui veut cela, hélas.

Revue de presse, par ordre de parution :
- L’Humanité, jeudi 8 janvier 2009
- Livres hebdo, 9 janvier 2009. Critique de Véronique Rossignol.
- Le Figaro magazine, 17 janvier 2009. Critique de Jean-Marc Parisis.
- Regards, n°59, février 2009
- Technikart, février 2009. Critique de Julien Bisson.
- Cathulu, 1er mai 2009
- Le Monde, 15 mai 2009. Critique de Josyane Savigneau.
- Quartier livres
- Livres hebdo, 24 septembre 2009 : le roman Les Insoumises parmi dans une sélection de 14 romans parmi les premiers romans français.

LEVI, Celia. – Les insoumises. – Auch : Tristram, 2008. – 181 p.. – ISBN 978-2-907681-71-1: 18 euros.

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La Fille du Cannibale de Rosa Montero (2006)

23.01
2006

PRIX PRIMAVERA 1997

L’univers confortable et monotone de Lucia, la quarantaine, auteur de livres pour enfants, bascule lorsque son mari disparaît dans les toilettes de l’aéroport au départ pour Vienne : un coup de téléphone lui apprend qu’il a été enlevé par une mouvance politique. Déboussolée, fragilisée, elle accepte bon an mal an l’aide de son voisin de palier, Fortuna, un ancien anarchiste octogénaire, à qui jusqu’alors elle n’avait jamais adressé la parole, puis celle d’Adrian, dont le corps de vingt ans ne la laisse pas insensible. Au travers de leur dangereuse enquête pour retrouver le mari de Lucia, le trio va s’interroger sur sa vie passée et à venir…

A ce polar baignant dans les milieux interlopes mafieux se superpose le récit historique que nous relate l’octogénaire de la guerre d’Espagne et de son implication dans le plus important mouvement anarco-syndicaliste, la CNT, aux côtés de Durruti. Mais au travers de ces péripéties passées ou présentes, c’est surtout le portrait psychologique de Lucia, la narratrice, que nous brosse Rosa Montero, une femme qui traverse la crise de la quarantaine et comprend qu’elle n’éprouve plus rien pour son mari, qu’ils ont mené deux vies parallèles sans vraiment se connaître, et qu’il est temps pour elle de donner un sens à sa vie.

J’ai particulièrement apprécié les anecdotes relatées par le vieil anarchiste et  souligné de nombreux passages liés à l’introspection de la narratrice :

« Comprenez-moi bien : je ne parle pas de la peur au sujet du sort de Ramon ni de l’ébranlement provoqué par le kidnapping, mais de la peur personnelle lovée en chacun de nous, du puits qu’on creuse autour de soi au fur et à mesure qu’on grandit, cette peur exsudée goutte à goutte, aussi à nous que notre peau, la panique de se savoir vivant et d’être condamné à mort. » « Dormir, c’est faire l’expérience de la mort, d’où la terreur. » (p. 81)

« Enfant, on croit que la vie est une accumulation de choses qu’au fil des années on conquiert, gagne, collectionne, thésaurise, alors que vivre, c’est, en réalité, se dépouiller inexorablement. » (p. 112)

« Il n’y a rien qui rende mieux compte de l’ancienneté d’une coexistence que cette manière inconsciente et automatique de converser à deux, de compléter en faisant rebondir par ses pensées les pensées de l’autre. Parce que le frôlement continuel qui caractérise la conjugalité finit par brouiller les limites de l’être. » (p. 126)

MONTERO, Rosa. – La Fille du Cannibale / trad. de l’espagnol par André Gabastou. – Métailié, 2006. – 407 p.. – ISBN : 2-86424-563-9 : 20 €.
Service de presse

La gueuse ** à *** de Jean-Pierre Chabrol (1966)

20.09
2005

Dans les Cévennes, en 1933, à la mine de La Vernasse, de père en fils, on se tue à la tâche, pour faire vivre bon an mal an la famille, et de père en fils, on devient ou socialiste ou communiste, voire anarchiste comme Libertade. Au village de Clerguemort, on montre du doigt la maison Tarrigues, des socialistes, des traîtres, qui sont retournés à la mine plus tôt que les autres. Or Noël Tarrigues, le cadet, aspire en secret à rejoindre les communistes, mais aussi Emmeline, la jolie « bohémienne », qui se trouve être la fille du maître mineur Morrail, qui a épousé une demoiselle noble. Et puis il y a ces deux enfants, Jean Hur, le fils d’instituteurs, qui vient au village voir sa grand-mère avec son père à bord de la belle Mathis toute carrossée de cuir, et le jeune Franck dont les parents sont retenus en Allemagne nazie, qui part rejoindre à Paris son oncle et écrivain Cherchemidi, dont les jours sont mis en danger par l’Affaire de Bayonne, au milieu des manifestations et des barricades.

Ce roman fait partie du cycle des « Rebelles » mais se lit tout aussi bien indépendamment.

Quelle bonne surprise !!! Le thème de la condition des mineurs avait seul retenu mon attention lorsque j’avais emprunté ce roman, et, j’ai découvert un récit directement inspiré par la puissance et le réalisme de Germinal, situé plus d’un demi-siècle plus tard, tantôt au coeur des Cévennes tantôt à Paris, mais toujours au coeur de la révolte qui gronde. Des figures célèbres -Malraux, Léo Lagrange, Guéhenno – émaillent le récit, tandis que le font respirer les amours et amitiés des personnages, jeunes ou moins jeunes. A redécouvrir.

540 p.

Biographie de Jean-Pierre Chabrol