Mots-clefs ‘anarchisme’

Daeninckx par Daeninckx ** de Thierry Maricourt (2009)

18.03
2011
« 

Copyright Franck Crusiaux/Gamma

Né le 27 avril 1949, ayant grandi à Saint-Denis puis à Stains, fils de parents divorcés, avec une famille d’anarchistes d’un côté, libres et solidaires, vivant dans des jardins ouvriers arborés, et des gens vraiment bolcheviques de l’autre, travailleurs, dans le béton de HLM, Didier Daeninckx en a gardé cette attention constante en direction de la vie de petites gens, et cet esprit de révolte qui l’a poussé à écrire.

« J’écris uniquement quand ça va mal, sur les choses qui me font réagir, me révoltent. Je n’arrive pas à écrire sur la beauté des choses. Peut-être plus tard, quand je deviendrai sage… J’écris non pas sur le fait divers brut, mais sur le fait divers qui a une résonance plus large, le fait divers qui parle très fort d’un malaise. » (p. 83)

« Le moteur de mes fictions est la colère, l’injustice toujours endémique, toujours recommencée. » (p. 84)

Renvoyé à 16 ans, le jour de sa rentrée en seconde, du lycée technique Le Corbusier d’Aubervilliers, et par contre-coup mis à la porte de chez lui par sa mère, Daeninckx va travailler douze ans comme ouvrier imprimeur. Et puis un beau jour, lassé par ce boulot répétitif, il démissionne, et c’est en 1977, pendant ses trois mois de chômage, qu’il écrit son premier roman, Mort au premier tour, que les éditeurs ont refusé.

« Si je suis devenu écrivain, c’est que j’étais lecteur, enfant. Lecteur de romans. C’est avant tout Martin Eden, de Jack London. Pour une part, c’est grâce à ce bouquin, à cet écrivain, que j’écris. » (p. 56)

Il vit alors de quelques petits boulots avant d’être engagé comme journaliste local à 93 Hebdo, métier qui l’aide à comprendre les mécanismes de l’écriture. Il fait alors le choix d’un vocabulaire peu compliqué, d’une structure de phrase épurée au service de l’émotion, en incorporant « des bribes, des échos du réel« , et surtout d’un point de vue : quel point de vue adopter dans chaque roman, celui d’un jeune Kanak ou d’un visiteur de l’exposition coloniale dans Cannibale, celui d’un policier dans Itinéraire d’un salaud ordinaire ? Ses personnages se situent souvent rejetés dans la marge sociale, souvent associée à une marge géographique (banlieue, Nord,…).

« J’ai choisi d’écrire dans les marges de la littérature et de vivre dans celles de la ville, en banlieue. Aubervilliers fait corps avec ma vie, avec ce que j’écris. » (p. 32)

« Dans mes livres, j’essaie de mêler l’intime des personnages à l’endroit où ils évoluent. Corps et décors se répondent. Les personnes sont modifiées par les lieux où elles vivent. » (p. 43)

Il dit ne pas retravailler son texte, issu d’un premier jet, car tout ce qu’il écrit, il l’a d’abord essayé dans sa tête, et préfère le genre de la nouvelle, qu’il a abordé depuis 1985.

« Aujourd’hui, je me lève tôt et je travaille ainsi : pendant deux tours d’horloge, je me pose des tas de problèmes sur mon histoire ; je fais un break de même durée, puis je repars ; et ainsi de suite. Et c’est souvent en allant m’aérer que je trouve les solutions.

Le matin, tôt, reste un moment privilégié. J’écris toujours dans la même pièce, encombrée de livres, de dictionnaires, de revues, de coupures de presse, de photos, de tout un bordel non rangé, non classé. Je me perds dix fois par jour dans ce fatras, à la recherche d’un document que je ne trouve pas, mais le chemin de cet échec me permet de croiser toute une série d’informations qui viennent se glisser dans le texte en cours. Comme quoi, il y a du retour dans l’aléatoire. » (p. 81-82)

Il affirme également écrire de vrais faux romans policiers car ce qui l’intéresse, c’est davantage les techniques du genre qu’il utilise pour que l’enquête sur la vie du personnage qui vient de mourir « en soit également une sur l’Histoire et sur la mémoire collective. » (p. 111) : « Je conçois le roman comme un révélateur, traquant les failles de la mémoire collective. » (p. 118).

« Mes romans fouaillent l’Histoire. Tous sont conçus de cette manière : la rencontre d’un individu sans importance avec l’irruption du fleuve tempétueux de l’Histoire. » (p. 214)

Suivent des explications de la plupart de ses romans et recueils de nouvelles, dans l’ordre chronologique, avec une attention accrue pour Meurtres pour mémoire, pilier de son oeuvre, et des réflexions en tant qu’écrivain « impliqué », « concerné » plutôt qu »engagé », dans la mesure où il ne souhaite pas faire passer un message politique, mais donner la parole à un tas de gens qui ne l’ont pas eue, et dont il raconte l’histoire.

Ce livre rassemble ici toutes les réponses aux questions que l’on pourrait se poser sur Didier Daeninckx et son oeuvre. Au final il confirme l’impression que nous donnait la lecture de son oeuvre… « impliquée » : celle d’un type qui a su rester simple, celle d’un homme bien.

Daeninckx par Daeninckx [publié par] Thierry Maricourt /Paris  : le Cherche midi , 2009 .- 310 p. ; 22 cm .- (Collection Autoportraits imprévus). - Bibliogr. des oeuvres de D. Daeninckx p. 297-304. - ISBN 978-2-7491-1096-7 (br.) : 17 €.

L’Unique et sa propriété * à ** de Max Stirner (1848)

04.03
2011

Copyright La Table ronde

A la différence de Marx, Stirner ne propose pas de transformer le monde conformément à un idéal, mais d’agir avec lui selon notre intérêt propre : à l’idéalisme doit succéder l’égoïsme. Comment devenir ce Moi égoïste ? En évacuant tout ce qui n’appartient pas en propre, qui nous est extérieur, autant dire le « sacré » :

-          Dieu, dont il relève non sans ironie les contradictions, Dieu étant le premier Egoïste s’il existait !

« Les chrétiens nous ont montré dans leur Dieu comment un être peut n’agir que par soi-même et n’avoir d’autre but que soi-même. Il agit  « comme il lui plait. » Et l’homme insensé, alors qu’il pourrait en faire autant, doit agir « comme il plait à Dieu ». » (p. 176),

-          L’Eglise, qui vit détournée des choses de ce monde, tend vers une vie spirituelle, qui n’est plus la vie mais une pensée.

-          La religion, qui en des milliers d’années de civilisation, a fait croire aux hommes qu’ils avaient vocation à être idéalistes et des « hommes bons », et non pas des égoïstes, alors que toute religion repose sur des promesses pour l’au-delà, car l’homme ne fait rien gratis ! « Ainsi même la religion est fondée sur notre égoïsme et l’exploite. » conclut ironiquement Stirner. De même, elle nous qualifie tous de pécheurs et nous pousse à nous confesser de péchés qui n’existent pas, car nous sommes tout ce que nous pouvons être, c’est-à-dire simplement humains !

-          « Le rude poing de la morale s’abat impitoyable sur les nobles manifestations de l’égoïsme.»( p. 65). La religion dans ce domaine n’est pas la seule à l’ériger ni à sanctionner tous ceux qui ne s’y conforment pas. Ainsi la bourgeoisie attend d’un individu qu’il exerce une profession honorable, un commerce, et juge immoraux les filles de joie, voleurs, hommes sans fortune et sans situation, tous ceux qui n’ont rien à perdre et donc rien à risquer, instables, tous les  « vagabonds de l’intelligence » qui s’affranchissent des codes bourgeois ( p. 126)

-          Après s’être insurgé contre l’Eglise qui veut faire des hommes de bons chrétiens, Max Stirner fustige l’Etat créé par la bourgeoisie et avec lui la notion de bon citoyen : avec lui, plus de séparation de classe : tous seraient égaux ! Avec lui désormais l’intérêt général prime sur l’intérêt individuel ! Mais l’intérêt général n’est-il pas celui particulier de l’Etat, cette oligarchie qui protège son pouvoir et ses intérêts ? Ne tolère-t-il pas tout juste, dans les pays « civilisés », les meetings, les agitations politiques qui lui paraissent insignifiantes ? De même, si des hommes réclament davantage comme salaire, soit il les écoutera pour éviter un redoublement de violence, soit tel le roi des animaux, il donnera un coup de griffe, usera de sa force pour les faire taire. Ainsi le citoyen doit-il rester un vague anonyme, dressé par la peur du gendarme et du policier : éduqué dans la crainte, il n’ose plus, et sa personnalité se trouve étouffée.

-          Liberté, égalité, fraternité… des illusions créées par l’Etat : sommes-nous tous frères et tous égaux ? Non, ni libres, ajoute Stirner , c’est-à-dire indépendants de la détermination personnelle d’un autre, car dans un Etat « un peuple ne peut être libre qu’aux dépens de l’individu » (p. 229). Ainsi donne-t-il tort à Socrate de s’être laissé condamner à mort par l’Etat alors que lui-même en désavouait les raisons.

« On dit que dans l’histoire du monde se réalise l’idée de liberté. Inversement cette idée est réelle autant qu’un homme la pense et elle est réelle dans la mesure où elle est idée, c’est-à-dire dans la mesure où je la pense, où je l’ai. Ce n’est pas l’idée de la liberté qui se développe, mais l’homme, et dans cette évolution personnelle, il développe naturellement sa pensée en même temps. » (p. 380)

-          La justice, le droit de « tous » devant pour l’Etat passer avant le droit individuel. Or pour le défendre, il faut que cela soit un droit dont chacun s’assure à soi-même la garantie, comme celui de manger par exemple.  Il en est de même pour l’acquérir, affirme Stirner, si on le souhaite, on fait tout pour l’obtenir, sans avoir besoin d’autorisation, dusse-t-il se faire par la force. (p. 224)

-          Les partis politiques, qui ne sont rien que des Etats dans l’Etat,  n’ont pas non plus les faveurs de Stirner (p. 251-252) : être fidèle au parti quoiqu’il s’y dise, veiller à son unité, défendre ses principes, voilà qui broie encore l’individu, obéissant, dans l’intérêt du Parti, et plus tard de l’Etat…

-          La vérité : ainsi mentir est préférable, par exemple, si l’on veut protéger un ami, et induire en erreur l’ennemi, que se taire ou dire la vérité.

-          L’Humanité, avec un athéisme succédant à un anticléricalisme de plus en plus étendu, qui a supplanté la crainte de Dieu, est devenu un Idéal, au nom duquel on oublie encore l’individu,

-          Et les sentiments donnés tels que la conscience, la famille, le mariage, l’abnégation, le dévouement, la loi, le droit divin, la piété, l’honneur, le patriotisme,

-          L’Amour enfin, pour lequel l’individu peut sacrifier d’autres passions, mais pour lequel il ne se sacrifie pas, et qu’il donne à sa guise, (p. 310-312) et donc pas forcément à sa famille.

Ainsi donc, pour Stirner, être égoïste, c’est ne pas vivre en fonction d’une Idée, d’une spiritualité, c’est songer à soi, à son avantage personnel (p. 395), c’est refuser de se sacrifier pour la patrie, la famille, la loi ou sa foi.

Mais son point de vue philosophique est méprisé à l’époque et encore aujourd’hui, car l’esprit passe après la personnalité ; chez lui il ne peut exister ni idéal, ni héroïsme.

Car le bonheur de l’individu, pour Stirner, passe par l’éducation et la propriété :

« Pour être bon chrétien on n’a besoin que de croire, chose qui peut se produire sous le régime le plus oppressif. Il s’ensuit que ceux qui pensent chrétiennement n’ont de souci que de maintenir dans la piété les travailleurs opprimés et ne songent qu’à leur prêcher la patience, la résignation, etc. Les classes opprimées ont pu supporter leur misère tant qu’elles furent chrétiennes, car le christianisme ne laisse pas grossir leurs murmures, ni leurs révoltes. Mais il ne sert plus maintenant de calmer leurs désirs, on veut les assouvir. La bourgeoisie a annoncé l’évangile de la jouissance terrestre, matérielle, et elle s’étonne à présent que la doctrine trouve des adhérents parmi nous autres, pauvres gens ; elle a démontré que ce n’est pas la foi et la pauvreté, mais l’éducation et la propriété qui font le bonheur : nous aussi, propriétaires, nous comprenons cela. » (p. 134)

D’ailleurs, affirme-t-il, l’individu ne veut pas la liberté, mot vide de sens, mais la possibilité de jouir de la possession de bonnes choses, comme « une nourriture succulente et des lits voluptueux » plutôt que du « pain noir » et d’une « litière » (p. 170)

En cela Stirner montre qu’il s’oppose non seulement à la bourgeoisie et la religion, mais aussi à Proudhon et au communisme, qui combattent l’égoïsme et la propriété pour tout remettre entre les mains de Dieu pour l’un et de l’Etat centralisateur et dépossesseur des individus pour l’autre (p. 136). Pour Stirner, ils ne font que transposer un principe chrétien en demandant à tous de se sacrifier pour l’amour des autres, pour le bien-être de l’Etat (p. 267).

De même, contrairement aux valeurs prônées par la bourgeoisie et le communisme, le travail seul, pour Stirner, ne nous fait pas homme. Il doit dépendre de ce que chacun est, de ce qu’il lui procure comme nourriture, et surtout de ce qu’il permet de faire progresser l’humanité, entendons par là ni machinal, ni monotone (p. 145). Il doit aussi être payé pour sa juste valeur (p. 271) et faire valoir le bien – bien matériel, intellectuel ou artistique - qu’il a produit sans s’abaisser à en accepter un prix dérisoire (p. 336).

L’homme, conclut Stirner, n’a pas plus de mission que la fleur qui s’épanouit et jouit du soleil, de l’eau et de la terre, ou de l’oiseau qui contemple la terre à ses pieds, se nourrit d’insectes et chante quand il lui plait (p. 348). Il emploie l’éventail de ses forces et de ses possibilités pour pousser son existence vers là où bon lui semble, en dehors de toute contrainte extérieure, qu’elle soit religieuse, gouvernementale ou familiale.

***

Après l’Eglise qui a imposé sa vision du monde et de la vie sur terre selon ses mythes religieux, après Descartes qui a séparé le corps de l’esprit et posé la Raison comme absolu, après l’avènement de l’Etat qui a instauré la communauté d’hommes et l’Humanité, Max Stirner ouvre une quatrième conception philosophique, celle de l’Individu, de l’Unique. Ce faisant, Stirner s’oppose tout à fait au platonisme et à Aristote, aux Idées qui nous dépassent et auxquelles notre existence matérielle et spirituelle serait rivée.

Stirner a dû se sentir bien seul en remettant en cause toutes les philosophies et systèmes politiques existants. S’attaquant à l’Eglise, à l’Etat et au communisme, il rejoint son contemporain Proudhon et l’anarchisme, mais s’en distingue en critiquant sa foi en Dieu et son refus de la propriété qu’il juge, lui, nécessaire au bonheur de l’individu.

L’ouvrage lui-même, même s’il est relativement accessible, s’avère assez dense.

En outre, la notion d’égoïsme peut paraître choquante au premier abord, mais il faut bien la comprendre comme proche de la notion d’indépendance individuelle totale. Aussi, même si Stirner semble mettre à bas la morale et l’éthique, il évoque par là ces schémas de pensée hérités de la religion et de la culture de l’époque. L’homme, pour lui, est à même de distinguer ce qui lui paraît bien de ce qui est mal, et d’agir en conséquence.

Cette notion philosophique de l’Individu seul maître de lui-même a conduit à un courant anarchiste dit individualiste, dont Emile Armand fut l’un des successeurs en France, avec de nombreux ouvrages et des revues comme L’Unique (1945) et L’En-dehors (1922).

W. Curtis Swabey a justement analysé l’éthique Stirnéenne dans un article paru dans L’En-Dehors, n°204-205, 15 avril 1931, où il souligne le fait fondamental que Stirner a proclamé, avec sa théorie de l’Unique et sa propriété, la doctrine de la propriété du moi. C’était une conception hardie à l’époque, et qui le reste encore :

« Vous êtes vos maîtres, travaillez pour votre intérêt. Ne respectez aucun idéal, ne rendez pas vos actions conformes à tel ou tel étalon moral. Méprisez la coutume, le devoir, la moralité, la justice , la loi. Je suis Dieu, et roi, et loi. — Ne tenez pour sacrés que vos appétits et vos désirs ».

Il pense opportun de distinguer aussi la philosophie individualiste de Stirner de la philosophie nihiliste, car on les a souvent confondues à tort. ainsi , la philosophie individualiste dit : « Soyez un individu fort ! Elevez-vous au dessus du commun ! Développez votre personnalité ! » La philosophie égoïste ou nihiliste dit : « Tu n’as aucun devoir à remplir. Si tu désires être un homme fort, un homme influent, un individu réellement au-dessus, autant que faire se peut, de l’influence du troupeau, en ce cas, sois fort ! Non comme devoir, mais comme privilège ». La première théorie commande : « Tu dois être un surhomme », et se rapproche en cela de Nietzsche. La seconde dit : « Sois ce que tu désires être ».

L’unique et sa propriété / Max Stirner ; trad. et postf. de Henri Lasvignes ; présentation de Cécile Guérard. – Paris : la Table ronde, 2000. – 411 p. : ill., couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (La petite vermillon, ISSN 1160-3100 ; 126). Acheté.

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Vous pouvez lire gratuitement et librement L’Unique et sa propriété de Max Stirner sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF.

Petit lexique philosophique de l’anarchisme * de Daniel Colson (2001)

18.02
2011

Copyright Biblio essais

« Egalité (…) L’égalité libertaire est synonyme d’autonomie, de liberté et d’équilibre. Elle n’a rien de commun avec l’égalité abstraite et juridique de la démocratie et des droits de l’homme qui, derrière l’abstraction de l’idéal, justifie toutes les hiérarchies, toutes les dominations réelles, toutes les inégalités (comme le montrent les faux-semblants de l’école). (…) Contre ces fausses inégalités, illusoires ou imposées de l’extérieur, l’anarchisme affirme au contraire les différences, toutes les différences, la singularité absolue de chaque être dans ce qui le constitue à un moment donné. L’égalité anarchiste n’est pas une égalité de mesure (…), mais au contraire une égalité fondée sur l’anarchie des êtres, sur leur autonomie absolue, sur la possibilité pour chacun d’entre eux d’aller jusqu’au bout des aspirations, des désirs et des qualités dont il est capable à un moment donné, suivant le principe que « le plus petit devient l’égal du plus grand dès qu’il n’est pas séparé de ce qu’il peut. » (Gilles Deleuze, Différence et répétition). »

D’ « Action » à « Volonté de puissance », en passant par « Démocratie directe », ce lexique tente d’expliquer les principes de l’anarchisme et de ses théoriciens à travers diverses notions – phares.

Neuf personnages illustrent la couverture de ce lexique : on y trouve à la suite de Pierre-Joseph Proudhon et de Mikhaël Bakounine, Louise Michel, Nestor Makhno, Friedrich Nietzsche, Gustave Courbet, Gabriel Tarde, Arthur Rimbaud et Gilles Deleuze. Pour certains d’entre eux, les voir figurer là peut sembler inattendu, ce qui d’ailleurs ne peut qu’être sciemment voulu, certains écrivains comme Tolstoï ayant pu prendre la place d’un Rimbaud ou d’un Courbet, mais n’est-ce pas une manière de nous rappeler que ce dernier souhaitait que les artistes puissent s’organiser sur le principe de l’autogestion ? Et que l’on n’a su retenir de l’anarchisme que quelques noms alors que nombreux furent ses sympathisants ?

On peut également émettre quelques réserves sur la définition que Daniel Colson donne de l’anarchisme de droite, mais dans l’ensemble, même si la lecture de ce lexique requiert parfois de posséder quelques notions philosophiques, elle se révèle tout à fait intéressante par son aide à la compréhension des interactions entre les penseurs anarchistes (Proudhon, Stirner, Bakounine), les autres philosophes (Nietzsche, Kierkegaard, Leibniz, Deleuze, Spinoza,…) et l’histoire des mouvements ouvriers ou populaires.

COLSON, Daniel. – Petit lexique philosophique de l’anarchisme : de Proudhon à Deleuze. – Librairie Générale Française, 2001. – 378 p.. – (Livre de Poche. Biblio essais ; 4315). – ISBN 978-2-253-94315-0 : 6,95 €.

L’anarchisme *** de Daniel Guérin (1965)

04.02
2011

copyright Gallimard pour la couverture

Dans son avant-propos à L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique, Daniel Guérin annonce tout de suite qu’il n’entend pas faire un travail biographique ou bibliographique, ni une énième démarche historique et chronologique, mais examiner les principaux thèmes constructifs de l’anarchisme.

Pour ce faire, il commence par rappeler le véritable sens du mot « anarchie », lequel est souvent perçu au sens péjoratif de chaos, de désordre et de désorganisation, alors que, dérivant étymologiquement du grec ancien, « anarchie » signifie littéralement avec le -an privatif « absence de chef », et par voie de conséquence de figure d’autorité ou de gouvernement. Aussi l’anarchisme constitue-t-il une branche de la pensée socialiste visant à abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et entraînant un certain nombre d’idées – forces que sont la révolte viscérale, l’horreur de l’Etat, la duperie de la démocratie bourgeoise (d’où le refus des anarchistes de se présenter aux élections et leur abstentionnisme), la critique du socialisme « autoritaire », et surtout du communisme, la valeur de l’individu et la spontanéité des masses.

Cet examen permet ensuite à Daniel Guérin de traduire comment, dans la pratique, ces différents concepts permettraient de donner naissance à une nouvelle forme de société. L’autogestion constitue, à plus d’un titre, le concept le plus prometteur et le plus naturellement appliqué. Dans sa définition des principes de l’autogestion ouvrière, Proudhon maintient la libre concurrence entre les différentes associations agricoles et industrielles, stimulant irremplaçable et garde-fou pour que chacune d’entre elles s’engage à toujours fournir au meilleur prix les produits et services. A cette fédération d’entreprises autogérées pour l’économie se grefferait pour la politique un organisme fédératif national qui serait le liant des différentes fédérations provinciales des communes entre elles, décidant des taxes et propriétés entre autres choses, chaque commune étant elle-même administrée par un conseil, formé de délégués élus, investis de mandats impératifs, toujours responsables et toujours révocables. Partant, pour Proudhon, à son époque, il n’y aurait plus de colonies car ces dernières conduiraient à la rupture d’une nation qui s’étend et se rompt avec ses bases. Voilà donc la société future imaginée par les penseurs anarchistes du 19e siècle : une société décolonisée, sans chef, mais constituée d’un maillon de fédérations agricoles et industrielles autogérées, communales et régionales, dont les délégués mandatés sont révocables.

Enfin, Daniel Guérin relate comment dans l’Histoire les anarchistes ont pu s’exprimer ou pas, justement, évincés par exemple de l’Internationale par Marx et de la Révolution russe par Lénine et Trotsky. Il souligne les succès de l’autogestion agricole en Ukraine du sud, dans la Yougoslavie de Tito, dans les conseils d’usine italiens, et principalement en Espagne, avec les collectivités agricoles et industrielles, et la mise en place dans les communes de la gratuité du logement, de l’électricité, de la santé et de l’éducation… mais très vite supprimées par les dirigeants communistes.

Dans cet essai extrêmement clair, Daniel Guérin n’hésite ni à faire l’éloge de certaines idées et expériences réussies, ni à montrer les contradictions et incohérences de certains concepts ou mises en pratique.

Il est bien dommage que cet essai datant de 1965, et donc vieux déjà de 46 ans, n’ait pu être réactualisé à la lumière des années 68 et du renouveau d’une pensée de sensibilité anarchiste aux Etats-Unis, avec notamment le philosophe Noam Chomsky et Murray Bookchin.

Dans l’essai suivant, Anarchisme et marxisme, daté de 1976, Daniel Guérin compare les deux courants de pensée, puisant dans la même source de révolte, mais divergeant dans la conduite du mouvement puis dans la mise en place d’une nouvelle société. Il achève son exposé sur Stirner, individualiste anarchiste, grande figure de la pensée anarchiste, dont on a mal saisi les tenants et aboutissants.

Une lecture extrêmement stimulante de concepts séduisants.

L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique… / Daniel Guérin. – Nouvelle éd. revue et augmentée. – Gallimard, 1981. – 286 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Collection Idées ; 368. Sciences humaines).

En appendice, « Anarchisme et marxisme », texte remanié d’un exposé fait à New York, 6 novembre 1973, et « Compléments sur Stirner », du même auteur. – Bibliogr. p. 281-286
(Br.) : 10,60 F.

Mai 68 par eux-mêmes **(1989)

21.01
2011

« Ce livre est un aperçu de leurs actes, leurs passions, leurs interrogations, leurs itinéraires dans ce « long fleuve tranquille » dont les zones de rapides, tel 68, modifient le cours » , nous dit l’introduction (p. 9).

Les trente-huit entretiens ou articles sur les soixante-six personnes entendues reflètent la diversité des acteurs d’alors : lycéens, étudiants ou actifs, ouvriers et syndicalistes, femmes, personnel hospitalier, artistes, personnes politisées ou pas, tous soulignent le facteur surprise de mai 68, ce mouvement soudain qui ne fut ni prémédité ni généré par une idéologie.

De Paris ou de la province, on y trouve ainsi le témoignage d’un ancien étudiant anarchiste du mouvement du « 22 mars », Jean-Pierre Duteuil, d’un apprenti à Caen, d’un ouvrier suivant les cours du soir, d’un lycéen de Grenoble, d’un docker anarchiste, d’une lycéenne d’Arcachon. La lecture de Charlie hebdo (sous le titre de Hara-Kiri à l’époque), voire de Combat, les a, à l’époque, tous marqués, tout comme la dernière n’a pas supporté le message véhiculé dans le livre de Rotman, parlant d’une élite et d’une masse suiveuse.

A la suite des jeunes, on trouve les actifs, les ouvriers, un ingénieur-électronicien à Sud-Aviation, d’un militant syndical à Creusot-Loire, … Tout comme les étudiants, leurs revendications étaient plus qualitatives que quantitatives. La CGT comme le PCF en prennent plein leur grade au fil de ces témoignages. En effet, ceux-ci n’ont pas su soutenir les grévistes qui voulaient remettre en cause l’organisation taylorienne, contrôler ou du moins participer à la gestion de l’entreprise : la grève n’avait pas été lancée pour que les jours de grève soient payés, mais pour qu’après « rien ne soit plus comme avant. »

Beaucoup de femmes témoignent aussi de ce que mai 68 a pu apporter à la cause féministe, à ce que la femme soit reconnue comme un individu à part entière. Si ce ne fut pas un commencement, du moins ce fut un tremplin pour les mesures à venir.

Cabu et Léo Ferré témoignent également, l’un garde un souvenir jouissif de sa traversée des Champs-Elysées à bicyclette pendant la pénurie d’essence, l’autre du gala qu’il avait donné à la Mutualité lors de la nuit des barricades.

Trente-huit regards donc sur ce mouvement social, tant décrié par les partis de droite et d’extrême-droite. Forcément : la jeunesse et la main d’oeuvre du pays réclamaient le changement, le dialogue, la participation aux différentes instances, de meilleures conditions pour étudier ou travailler…

Mai 68, par eux-mêmes : le mouvement de Floréal an 176 / textes et propos recueillis par « Chroniques syndicales », « Femmes libres » et le Groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste… [et al.]. – Paris : Éd. du « Monde libertaire », 1989. – 239 p. : ill., couv. ill. ; 20 cm. – (Bibliothèque anarchiste). – ISBN 2-903013-13-6 (br.) : 6 € sur le site.

Antoine Volodine (septembre 2010)

07.11
2010

Lutz Bassmann, Elli Kronauer, Manuela Draeger, Antoine Volodine…

Il est très particulier d’assister à une rencontre avec Antoine Volodine, pour la simple raison qu’il parle de ses autres pseudos comme si ses derniers existaient à part entière en tant qu’individus réels, et constituaient, avec lui, une communauté.

Cette rentrée littéraire, il la souhaitait aussi très particulière. Il a en effet choisi de publier simultanément chez trois éditeurs différents, sous trois noms différents, trois romans. Plusieurs hétéronymes existaient déjà. Il ne s’agissait pas, affirme-t-il, d’une opération commerciale, mais de la volonté d’affirmer une bonne fois pour toutes ce phénomène d’être plusieurs voix. Un phénomène unique en son genre : matérialiser des personnages écrivains en les faisant publier sous leur nom de plume dans la vie réelle…

« À nos lecteurs

Il y a 25 ans, Volodine, l’un d’entre nous, a commencé à publier des livres. Ces livres avaient pour décor des paysages bizarres, déformés par la guerre et les ruines, et pour héros des personnages pas vraiment humains, qui marchaient dans le feu ou se déplaçaient de rêve en rêve. Pour que le lecteur et la lectrice prennent contact avec ses univers parallèles et fantastiques, Volodine les entraînait à l’intérieur des aberrations mentales de ses personnages, au centre de leur folie, de leur culture non humaine de violence et de magie. Privés de point de vue objectif, les visiteurs n’avaient pour repères que les hallucinations de malades, de marginaux et de monstres.

Après plusieurs années de publication, Volodine s’est rendue compte de plusieurs choses : un, ses romans ne pouvaient guère être résumés, ce qui posait souvent de gros problèmes quand il s’agissait d’en rendre compte. Deux, même s’ils ne reprenaient pas les mêmes personnages ni les mêmes décors, ni les mêmes époques, ils formaient une matière continue, comme si chacun constituait un gros chapitre dans un énorme objet romanesque. Trois, tous paraissaient avoir été fabriqués à plusieurs voix, avec des fragments d’histoires vécues collectivement, et racontées, dans un même livre, par des conteurs différents. Quatre, coûte que coûte et sans dévier, il fallait poursuivre cette aventure littéraire.

Nous étions alors au début des années quatre-vingt-dix. Volodine s’est accroché à ce qui était désormais à la fois son projet et notre projet et il a poursuivi l’aventure. On peut synthétiser cela en quelques phrases. Des prisonniers des deux sexes, condamnés à l’isolement et à la perpétuité dans un quartier de haute sécurité, sombrent ensemble dans le désespoir et la folie. Ils chuchotent dans leurs cellules des récits, des inventions poétiques et des souvenirs, principalement des souvenirs de combats et de défaites. Ils imaginent des miettes de romans, des textes courts. Ces bribes sontrecueillies et un porte-parole les combine pour en faire des livres. Ce sont donc des livres de prison dits et façonnés collectivement, à plusieurs voix, et, pendant une quinzaine d’années, c’est Volodine qui les a signés.

après des années de publication, la question de la signature s’est posée. Qui est l’auteur quand l’histoire est racontée par des personnages incarcérés à l’extérieur de l’histoire ? Qui est l’auteur quand celui dont le nom figure sur la couverture n’a fait que rassembler des images et des récits élaborés par une communauté d’écrivains, des écrivains des deux sexes et parfois anonymes, parfois non ? Tout à coup, face à ce vaste roman multiplié, dans cette masse romanesque sans mesure où les voix s’échangent et se superposent, l’œuvre n’appartient plus à un unique passeur. En même temps, la fiction devient un élément fondateur du réel. Les prisonniers-écrivains acquièrent une stature concrète. Ils existent avec autant de force dans la fiction que dans le monde éditorial où ils peuvent publier des livres. Longtemps Volodine a œuvré en tant que porte-parole de ces prisonniers imaginaires, et il continuera à le faire. Mais, au côté de Volodine, il est temps aujourd’hui de reconnaître le droit à l’existence de voix aussi originales que celles d’Elli Kronauer, de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann. Plus que des personnages créés de toutes pièces, ce sont bien des auteurs à part entière, dont les œuvres singulières s’intègrent dans l’édifice construit collectivement. Chacun de ces auteurs possède un univers qui lui est propre, une sensibilité au monde, des thèmes de prédilection. Chacun d’eux a sa langue. Tous participent, sans jamais s’en écarter, à une longue marche littéraire qui ne cherche pas à faire école et qui pour eux n’a aucune prétention, sinon celle de les aider à survivre un peu encore. Voilà tout. » Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, Antoine Volodine.

C’est à cette occasion qu’il fut invité à la librairie Les Temps modernes, le samedi 18 septembre 2010, et que nous avons pu l’entendre s’exprimer sur ces livres, après en avoir lu de nombreux extraits, comme le chapitre « Commencer », l’histoire vraie d’un garçon de cinq ans, lui. C’est précisément comment il a commencé à écrire, dans les années 50. Et, bien sûr, le chapitre s’achève par « finir ». Ou comme une partie de ses « remerciements », placés au beau milieu du livre, quarante-neuf remerciements sur une vingtaine de pages.


Antoine Volodine, Ecrivains
envoyé par EditionsduSeuil.

Peut-être plus que d’ordinaire, d’ailleurs, ces trois romans sont très politiques. Ils sont pour lui l’expression de « l‘échec d’opérations gauchistes désespérées« . « Même si l’écriture de Manuela Drager a cette particularité d’appartenir davantage au registre du merveilleux, du conte. »

Ils reprennent aussi un autre thème qui lui est cher, celui de la « perte d’identité des personnages en se mouvant très peu, comme dans un rêve. »

Et son thème de prédilection, celui du « travail sur la mémoire collective » qui se décline chez lui de trois manières :

1) « Ce n’est pas pour autant une littérature de témoignage, mais plutôt une mémoire collective qui passe par le filtre de l’imaginaire et du merveilleux, qui créent des constructions dans lesquels le lecteur peut se reconnaître. »

Il a certes utilisé de la documentation. D’ailleurs, le matériau de son oeuvre, c’est de la documentation, entre autres des événements qui se sont déroulés en URSS, le 27 juin 1938 précisément. Mais toutes ces évocations sont transformées par l’onirisme, le fantastique, si bien que, quand il évoque des camps, il ne les identifie pas, il n’a pas besoin de les décrire, de les nommer, la mémoire collective s’en charge.

2) Il y a aussi l’existence de cette communauté d’écrivains emprisonnés qui racontent des histories et deviennent ce livre.

3) La troisième mémoire est autobiographique, mais de manière très déformée, avec ses tabous, surtout dans Ecrivains.

Jean-Marie Blas de Roblès (prix médicis 2009) se trouvait parmi nous, lecteurs, et lui posa cette question : « Une direction a-t-elle été pensée au moment de la construction de toute l’oeuvre ? »

Antoine Volodine : « Pas vraiment. Il est probable que, dans cinq ans, je parlerai de choses dont je n’ai pas idée maintenant. A la fin de la construction, nous nous taisons. Je me tais. « Nous » avons inventé le post-exotisme pour étiqueter ce que « nous » faisions. Écrivains est différent des romans écrits jusqu’à présent et pourrait être le dernier :

Ecrire chaque livre comme si c’était le dernier. »

Les trois romans publiés :

Lutz Bassmann : Les aigles puent, éditions Verdier.
Manuela Draeger : Onze rêves de suie, éditions de l’Olivier.
Antoine Volodine : Écrivains, éditions du Seuil.

A consulter :

le site de Lutz Bassman, et ses brigades.

la chronique dans Carnets de SeL de Songes de Mevlido (2007)

L’oeuvre de cette communauté d’écrivains :


LUTZ BASSMANN « Les aigles puent »
envoyé par editions-verdier.

La morale anarchiste ** de Pierre Kropotkine (1889)

24.05
2010

« Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. »

En 1889, à la publication de La Morale anarchiste, Pierre Kropotkine, ce prince issu de la très haute noblesse russe, vit en Angleterre, après avoir été emprisonné trois ans en France. Renonçant à une brillante carrière militaire, il s’est en effet tourné vers les mathématiques et la géographie, mais surtout il a adhéré à l’AIT (l’Association internationale des travailleurs), mené une vie de militant anarchiste, a déjà tâté de la prison en Russe, dont il s’est évadé, et a côtoyé d’autres anarchistes, comme Elisée Reclus, géographe lui aussi.

Dans cet essai, Kropotkine s’attache à combattre les préjugés qui tapissent le fondement d’une éducation basée sur la terreur. Dès l’enfance,  en effet, on incite la jeunesse russe à la vertu, à obéir aux pratiques religieuses en nous menaçant sinon des tourments de l’enfer, et on nous fait aimer les forces de l’ordre et la justice en l’effrayant avec les excès des Révolutionnaires sanguinaires. Et quand celle-ci se débarrasse de ces principes, c’est en adoptant la philosophie anarchiste :

« Ne se courber devant aucune autorité, si respectée qu’elle soit ; n’accepter aucun principe, tant qu’il n’est pas établi par la raison. » (p. 14)

Qu’est-ce qui gouverne les actes réfléchis de l’homme, poursuit-il, si ce n’est la recherche du plaisir ? Il en va ainsi de l’alcoolisme où « un tel se saoule et se réduit chaque jour à l’état de brute, parce qu’il cherche dans le vin l’excitation nerveuse qu’il ne trouve pas dans son système nerveux. Tel autre (…) renonce au vin (…) pour conserver la fraîcheur de la pensée et la plénitude de ses forces, afin de pouvoir goûter d’autres plaisirs qu’il préfère à ceux du vin. » (p. 20)

Pour Kropotkine, « les conceptions du bien et du mal sont identiques chez l’homme et chez les animaux. » Il argumente en prenant comme exemple assez surprenant dans un essai de morale, si on ne le savait naturaliste, les fourmis, les marmottes, les moralistes chrétiens ou athées, pour qui ce qui est bon est ce qui est utile pour la préservation de la race, et non de l’individu, et ce qui est mauvais lui est nuisible.

Aussi préfère-t-il à la morale chrétienne « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi. » cette moralité qui lui est supérieure : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. », et cette autre « Le bonheur de chacun est intimement lié au bonheur de tous ceux qui l’entourent » (p. 73)

Ainsi notre degré d’empathie envers les autres, notre sentiment de sympathie, notre pouvoir d’imaginer ce que peut ressentir l’autre, explique presque tous les sentiments moraux. Cela induit naturellement le respect de l’individu.

A l’échelle d’une race entière, animale ou humaine, elle recouvre la notion de solidarité. Aussi a-t-elle une part infiniment plus grande dans l’évolution du monde animal que toutes les adaptations pouvant résulter d’une lutte entre individus pour l’acquisition d’avantages personnels.

Au contraire, place libre aux passions ! Ainsi du sentiment moral du devoir qui n’est rien d’autre que la conscience de ce qu’on est capable de faire, de ce que l’on a le devoir de faire, une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner. De même que la plante fleurit, s’épanouit, même si elle doit mourir ensuite, la sève, la force monte en l’être humain qui ne vit que pour la dépenser.

« Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle – et tu déverseras sur les autres

ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! » p. 67

Car, « pour être réellement féconde, la vie doit l’être en intelligence, en sentiment et en volonté à la fois. Mais alors, cette fécondité dans toutes les directions, c’est la vie : la seule chose qui mérite ce nom. Pour un moment de cette vie, ceux qui l’ont entrevue donnent des années d’existence végétative. Sans cette vie débordante, on n’est qu’un vieillard avant l’âge, un impuissant, une plante qui se dessèche sans jamais avoir fleuri. » (p. 69-70)

Après Stirner, Proudhon, Bakounine et Reclus, voici une note de lecture de cet autre grand libertaire, prince russe qui prôna une philosophie anarchiste. Il dénonce ici toute forme d’autorité, qu’elle soit religieuse ou politique, même communiste ou socialiste, puisqu’à une tyrannie elle veut en substituer une autre. De même, il dépasse les morales bouddhistes et judéo-chrétiennes pour atteindre une morale supérieure fondée sur le plaisir, l’entraide et la force créatrice, et non pas sur la crainte, la répression et la lutte pour l’acquisition d’avantages personnels, ce que nous vivons dans le système ultra-libéral actuel. En revanche, il ne recule pas devant le sang à verser s’il s’agit de renverser un gouvernement sans le remplacer. D’où sa réputation sulfureuse, en dépit de la moralité indiscutable de son discours.

Pour aller plus loin, les lectures ayant elles-mêmes inspiré cette réflexion :

-      Bernard de Mandeville, La Fable des abeilles (1713)

-      Charles Fourier, Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829)

- Jean-Marie Guyau

Mille et une nuits, 2004. – 94 p.. – (n°447). – ISBN 978-2-842-05837-1 : 2,50 €.