Mots-clefs ‘absurde’

Le double ** de Fédor Dostoïevski (1846)

16.10
2011

 

« Monsieur Goliadkine, tout de suite, selon son habitude de toujours, s’empressa de prendre un air tout à fait particulier – un air qui exprimait clairement que, lui, Goliadkine, il était, comme ça, qu’il n’était rien, que la route était assez large pour tout le monde, et que lui, n’est-ce pas, Goliadkine, il ne touchait personne. Soudain, il s’arrêta, pétrifié, comme frappé par la foudre, puis, très vite, il se retourna, dans le dos du passant qui venait juste de le dépasser – il se retourna avec un air comme si quelque chose venait de le tirer par-derrière, comme si le vent venait de faire virer sa girouette. » (p. 79)

La nuit où Iakov Pétrovitch Goliadkine, fonctionnaire insignifiant dans la bureaucratie russe, est chassé d’un bal célébrant l’anniversaire de la fille unique du conseiller d’Etat Bérendéïev, où il a été humilié publiquement, il ne désire plus que s’enfuir, s’enfuir loin de lui-même, et même s’anéantir entièrement, se trouver réduit en cendres. C’est alors qu’il croise un passant qui lui semble singulièrement familier, auquel son valet Pétrouchka lui ouvre la porte de son appartement. Car ce passant, qu’on appellera désormais Goliadkine-cadet, est un autre lui-même, c’est-à-dire son double…

A ce premier élément perturbateur qui survient au moment où le protagoniste est au plus mal, à un peu plus du tiers du roman, s’ajoute un second élément inquiétant, et non des moindres : personne ne semble s’en étonner, sauf lui. Dès lors, le lecteur oscille entre les différentes interprétations possibles de l’apparition de ce double lors de cette terrible nuit  de déconfiture : le personnage est-il atteint de folie, comme sa visite en début de roman au psychiatre Krestian Ivanovitch nous incite à le penser ? Serait-ce un stigmate de sa paranoïa du complot ? D’un délire de persécution ? Ou souffre-t-il d’un dédoublement de la personnalité ? Ou enfin ses collègues et son valet, peu surpris, ne seraient-ils pas d’autres doubles ayant déjà pris la place de leur original ? Les questions demeurent, et une certitude aussi, celle d’avoir lu un roman fantastique comme il en existe peu. Hélas, à l’époque, le genre était peu goûté, il dérogeait aux intrigues classiques ; aussi les critiques réservèrent un accueil assez froid à ce deuxième roman, publié après Les Pauvres gens, plus académique, par ce jeune homme qui n’avait alors que vingt-quatre ans.

«Dostoïevski est la seule personne qui m’ait appris quelque chose en psychologie.» (Friedrich Nietzsche)

Le double : poème pétersbourgeois / Fédor Dostoïevski ; trad. du russe par André Markowicz. – Arles : Actes Sud, 1998. – 281 p. : couv. ill. ; 18 cm. – (Babel ; 345). - ISBN 2-7427-1898-2.

Tout Alice *** de Lewis Carroll (1865)

26.06
2011

 

cop. GF-Flammarion

Souvent à tort inclues dans la seule littérature enfantine, les Aventures d’Alice au pays des merveilles n’ont jamais cessé d’inspirer écrivains, psychanalystes, philosophes, musiciens et réalisateurs. Car si cette oeuvre se relit bel et bien et se découvre à plusieurs niveaux et à tout âge, c’est parce qu’elle interroge la réalité : dans ces aventures, les frontières entre le réel et le rêve n’ont jamais été aussi ténues, l’absence de logique implacablement logique… comme elle joue avec ce qui la met en mots, ce qui permet de la désigner, le langage, donnant naissance à des quiproquos très amusants.

 

A l’origine, pourtant, c’est bien pour une fillette que Lewis Carroll, Charles Dodgson de son vrai nom, imagine ces aventures, et précisément pour une petite Alice avec laquelle il prend le thé au bord de l’eau…

 

« Assise à côté de sa soeur sur le talus, Alice commençait à être fatiguée de n’avoir rien à faire. Une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’oeil sur le livre que lisait sa soeur ; mais il n’y avait dans ce livre ni images ni dialogues : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre sans images ni dialogues. Elle était donc en train de se demander (dans la mesure du possible, car la chaleur qui régnait ce jour-là lui engourdissait quelque peu l’esprit) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever pour aller cueillir les pâquerettes, lorsqu’un lapin blanc aux yeux roses vint à passer auprès d’elle en courant. » (incipit)


Qu’arrive-t-il à cette petite Alice qui s’ennuie ? Toute une série de rencontres avec des personnages tous plus ou moins fous (Le Chapelier fou), dès l’instant où elle suit dans son terrier ce lapin en retard, consultant sa montre à gousset, et atterrit dans un monde où les animaux (Le Lièvre de Mars, le chat du Cheshire, le Bombyx) et les fleurs parlent et raisonnent, où l’on peut grandir ou rapetisser à volonté suivant ce que l’on mange ou boit, un monde onirique gouverné par une reine despotique dont les sujets ne sont autres qu’un jeu de cartes. Aussi, dans ce monde illogique, tout devient très relatif… de quoi aiguiser son esprit critique.

Pour chasser de votre imaginaire les images véhiculées par les diverses adaptations de ce classique, rien de tel que de se plonger dans le texte : c’est un vrai plaisir à lire !

 

Dans cette édition ont été réunies les différentes versions des Aventures d’Alice : Les Aventures d’Alice sous terre, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, De l’autre côté du miroir et de ce qu’Alice y trouva, La Chasse au Snark, Alice racontée aux petits enfants, Alice à la scène, Une devinette d’Alice, Lettres à Alice Liddell.

Tout Alice / Lewis Carroll ; trad. par Henri Parisot ; chronologie, préface et bibliographie par Jean-Jacques Mayoux. – Paris : Garnier : Flammarion, 1979. – 442 p. : couv. ill. ; 18 cm. – (Garnier-Flammarion ; 312). - Bibliogr. p. 37-40 (Br.) : 12,50 F.

Vous pouvez lire les Aventures d’Alice en intégralité sur Google Books, ou l’écouter conter gratuitement sur Bibliboom.com.

 

 

Roberto Zucco * de Bernard-Marie Koltès (1988)

13.02
2011

Copyright éditions de Minuit

Les prisonniers n’ont jamais compris que pour s’évader, il fallait passer par le toit et non essayer de franchir les murs, songe Roberto Succo, arrêté pour le meurtre de son père, et tuant sa mère à son évasion. Sur son chemin, il viole aussi une « gamine » qui n’aura de cesse de le retrouver, éprise de cet « agent secret » l’ayant arraché à sa famille, recherché pour le meurtre d’un inspecteur de police. Et de trois. Quelle sera la prochaine victime de ce tueur en série ?…

Cette pièce, parce qu’inspirée de faits réels, fit scandale à l’époque. En effet Roberto Zucco fut bel et bien un tueur en série qui terrorisa la Savoir en 1987 et 1988. Ce fut aussi le dernier texte de Koltès avant sa mort. Rien de tel pour élever cette pièce en symbole, où l’on ne peut ni se positionner en juge ni en victime.

Les relations entre les différents personnages, de la bourgeoise frustrée à la patronne d’un bordel, du frère avec sa soeur au tueur avec sa mère, se révèlent toutes d’une violence et d’un égoïsme rares. Seul Roberto Zucco reste impassible, incapable semble-t-il du moindre sentiment. Qui est-il ? Qui sont tous ces gens qu’il croise, que veulent-ils ? Pour cet assassin, tout semble relever du « nonsense », de même qu’il ne semble pas « être au monde » mais en dehors des rapports humains habituels. Transparent, il aimerait être transparent, pour glisser inaperçu dans la vie, mais il semble animé par le Mal, et agit par impulsion, en conséquence. En mettant en scène la mort et le meurtre, c’est-à-dire l’absence de valeur accordée à la vie, Bernard-Marie Koltès n’est pas loin ici des aphorismes de Cioran ni du théâtre de l’absurde.

Tabataba, la pièce qui suit, est un huis clos entre un frère et une soeur qui lui reproche de ne pas se faire beau et de sortir flirter avec sa bande de copains, au lieu de lui faire honte et d’astiquer sa moto. Koltès dénonce-t-il par ce biais une discrimination sexuelle dans laquelle se conforte la grande soeur, ne vivant que par le biais de son petit frère, n’ayant pour tout honneur que la belle figure et les beaux habits repassés de ce dernier ?

Coco, enfin, encore un huis clos, oppose la célèbre Coco Chanel, mourante, à sa domestique, Consuelo, la bouche peinturlurée de rouge à lèvres. Le rapport s’inverse : la dominée répond vertement à la classe dominante et lui dit ses quatre vérités, pour finalement s’entendre dire qu’elle a bien raison de toujours s’habiller de la même couleur…

Dans le théâtre de Bernard-Marie Koltès, les relations entre les personnages sont plus que tendues : elles engagent un conflit. Car pour pouvoir être, il faut soit être-pour-autrui, soit pouvoir s’arracher à autrui. D’où l’existence simultanée d’un conflit entre fils et parent, entre coupable et loi, entre frère et soeur, entre maîtresse et domestique, et d’un conflit intérieur… ou de sa fin.

Le balèze : « A quoi tu réfléchis, petit ?

Zucco : Je songe à l’immortalité du crabe, de la limace et du hanneton.

Le balèze : Tu sais, je n’aime pas me battre, moi. Mais tu m’as tellement cherché, petit, que l’on ne peut pas encaisser sans rien dire. Pourquoi as-tu tellement cherché la bagarre ? On dirait que tu veux mourir.

Zucco : Je ne veux pas mourir. Je vais mourir. » (p. 49)


Objet singulier à lire.


Roberto Zucco ; (suivi de) Tabataba / Bernard-Marie Koltès. – Paris : Éd. de Minuit, 1990. – 125 p. ; 18 cm. - ISBN 2-7073-1297-5 (br.) : 49 F.

L’employé ** de Jacques Sternberg (1958)

25.12
2010

Jacques Sternberg s’apprête à ouvrir une porte. Il est 10h05. C’est un 12 avril. Durant une minute il va s’évader complètement de la réalité pour nous en faire découvrir une autre, celle de son imagination débridée :

D’abord fils d’une mère nymphomane et de plusieurs pères, rescapé d’une fratrie sanguinaire, suicidaire ou assassiné, il renaît pieuvre puis est avalé par un cerisier qui devient peuplier et donne des oranges. Quand enfin un obus foudroie l’arbre, il est retrouvé grandi, mûr pour rencontrer toute une succession de femmes aux prénoms étranges, et aux traits plus particuliers encore. Et puis, il devient employé. Un emploi qui exige sérieux et ponctualité. Interchangeable aussi. Car lui-même ne sait plus dans quelle entreprise il est censé travailler. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Elles se ressemblent toutes, il les a toutes plus ou moins connues. De même, il ne sait plus qui il est. Et puis, tous les jours se ressemblent aussi. Comme les années. Le temps passe pour les autres, qui s’affairent, pas pour lui…

« Quelle heure peut-il bien être pour les autres ? Pas loin de midi probablement, car l’accélération du rythme indique qu’une trêve est proche. Déjà certains employés décrochent des situations. Des années auraient donc passé ? Les faits me donnent raison : un tel que j’ai vu entrer ce matin comme manutentionnaire me donne à présent des ordres sous l’aspect d’un chef de rédaction. Il porte d’ailleurs la barbe, maintenant. Et une alliance. On me parle d’affaires dont je n’ai jamais entendu parler, on jongle avec des succursales qui me sont inconnues. »(p. 135)

En couverture, le dessin de Siné illustre parfaitement l’image que le lecteur peut se faire de ce narrateur iconoclaste, qui nous plonge dans un monde cauchemardesque où s’enchaînent l’une après l’autre des situations tout aussi absurdes.

L’absurde est effectivement le maître mot pour qualifier ce roman de Jacques Sternberg, peut-être bien son meilleur d’ailleurs. Comment peut-on être capable d’écrire un roman pareil ? On ne peut s’empêcher de penser en le lisant aux pièces d’Eugène Ionesco auquel il fait d’ailleurs un clin d’oeil en évoquant page 38 une « cantatrice chauve » au quatrième.

L’absurde, c’est le travail, c’est le terrifiant « métro-boulot-dodo », c’est la fuite du temps, c’est la mort qui arrive au bout de toutes ces minutes, toutes ces heures, tous ces jours passés au travail… C’est ce qu’écrit, répète et martèle Jacques Sternberg dans toute son oeuvre. Il publie ainsi chez différents éditeurs de nombreux romans fustigeant ou fuyant la médiocrité d’une petite vie de bureaucrate. Description au vitriol d’un monde du travail absurde et délirant, aux inspirations nettement autobiographiques, L’Employé, publié aux Editions de Minuit en 1958, obtient, conjointement à son ami de toujours, Roland Topor, qui illustre ses textes, le prix de l’humour noir, et sera vendu à environ 8000 exemplaires. Il ne sera édité en poche qu’en 1989 aux éditions Labor, mais lui permettra, avec Un jour ouvrable, d’attirer l’attention d’un réalisateur français, et non des moindres, puisqu’Alain Resnais fait appel à lui pour écrire le scénario de son film Je t’aime, je t’aime, qui devait passer complètement inaperçu en sortant en plein mois de mai 1968.

En savoir plus :

- La chronique de Philippe Curval, Fiction, décembre 1958, n°61

- Celle de Nicolas Ancion ci-dessous (mais si, on peut le relire !!!!)

L’employé  / Jacques Sternberg. – Paris : les Éditions de Minuit, 1958. – 219 p. : couv. ill. ; 19 cm. – ISBN 2-7073-0020-9.

188 contes à régler de Jacques Sternberg

28.11
2010

« C’est au milieu du XXIe siècle que des êtres intelligents surgirent du fond de l’espace pour aborder sur la Terre qu’ils savaient dévastée de fond en comble par une guerre atomique (…) »

Qu’y découvrirent-ils ? Vous le saurez en lisant la suite de cette histoire intitulée Le désert, l’une des 188 qu’égrène ce recueil.

Après s’être essayé à divers genres (romans, théâtre, scénario, dictionnaires, …), Jacques Sternberg était revenu en 1988 à son genre de prédilection, le récit bref, pour notre plus grand plaisir. Bien lui en a pris : dix ans après, consécration à ses yeux, 188 contes à régler, d’abord publié chez Denoël, sortait enfin en Folio, suivis par ses deux autres recueils de nouvelles plus érotiques, Histoires à dormir sans vous (1990) et Histoires à mourir de vous (1991).

Dans la même veine que ses recueils précédents, ces contes sont autant de comptes à régler avec la planète, les êtres humains et la civilisation. Car toutes ces histoires de science-fiction, parmi lesquelles se sont faufilés douze contes fantastiques, sont dénuées de tout scientisme : elles ne visent qu’à distiller la peur chez leur lecteur par le biais d’un schéma narratif réduit à l’essentiel et d’une chute effrayante. Leurs thèmes ? Des topoï contemporains comme la peur de l’autre, l’homme aliéné par la société, et des topoï romantiques comme la fuite du temps et la mort.

Mes contes préférés ? Les chats (un classique chez Jacques Sternberg), Le désert, Le P.D.G. et Les trois clients.


En savoir plus ici sur l’analyse des contes et nouvelles de Jacques Sternberg.

Beaucoup aimé

RELECTURE en 2010 : première lecture en 1998.

188 contes à régler / Jacques Sternberg ; ill. de Roland Topor. – Éd. revue par l’auteur. – [Paris] : Gallimard, 1998. – 377 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Collection Folio ; 3059). - ISBN 2-07-040416-1 (br.) : 39 F.
1ère publication en 1988

Dieu en personne ** de Marc-Antoine Mathieu (2009)

05.12
2009

Dieu se présente un jour dans une file d’attente. Un homme somme toute banal. Après vérification de son identité qu’il est la seule à décliner,  étant évidemment sans papier, sans domicile fixe et sans numéro de sécurité sociale, il déclenche bien malgré lui, après un moment de stupeur dans le monde entier, une vague de procès : il a des comptes à rendre à l’humanité…

Au moyen d’un trait simple, en noir et blanc, Marc-Antoine Mathieu a toujours joué sur l’absurde et sur les frontières entre le réel et l’imaginaire, et ce de manière particulièrement réussie avec son personnage kafkaïen dans la série « Julius-Corentin Acquefacques ». Il imagine ici le personnage incontournable qui a le plus façonné fantasmes et imaginaire collectif à travers l’Histoire, Dieu, et le place devant le tribunal de l’humanité. Pour ce faire, il s’amuse à jongler avec tous les procédés narratifs susceptibles d’évoquer son bref passage sur Terre : médiatisé comme buzz de l’Histoire, Dieu devient ainsi tantôt le sujet d’une pièce de théâtre, d’un film, de best-sellers ou d’un message publicitaire, tantôt il fait l’objet d’une tentative d’analyse psychiatrique, sociologique, juridique, religieuse, picturale, philosophique ou encore scientifique. On ne le voit d’ailleurs jamais, si ce n’est de dos ; en revanche, on l’entend un peu, et ce qu’il révèle du bout des lèvres, c’est que la vérité nous dépasse, et qu’il lui faut disparaître pour redevenir une chimère, une invention de l’homme pour expliquer ce que ce dernier ne peut concevoir, et peut-être n’a-t-il jamais été qu’une bonne histoire, la meilleure qui soit, à l’image de cette BD, à ne pas manquer.

Vous pourrez lire les 8 premières planches du récit complet sur BD-Gest, et mes autres chroniques sur l’oeuvre de Marc-Antoine Mathieu :

- Mémoire morte **
- L’origine ***
La qu… *** (1991)
- Le processus *** (1993)

Le Début de la fin ** (1995)

La 2,333ème Dimension*** (2004)
les Sous-Sols du Révolu ** (2006)

MATHIEU, Marc-Antoine. – Dieu en personne. – Delcourt, 2009. – 122 p. : ill. n.b.. – ISBN 978-2-7560-1487-6 : 17,50 €.
Acheté en dédicace à BD’Boum de Blois.
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Dans le scriptorium de Paul Auster (France, 2007)

02.02
2007

Un homme âgé, seul dans une chambre qu’il découvre truffée de mots désignant les choses qui l’entourent - bureau, mur, lit -, semble à son insu placé sous surveillance. Il ne se rappelle ni qui il est, ni ce qu’il fait là, ni ce que fut sa vie, si ce n’est des bribes de son enfance. S’approchant du bureau, il aperçoit des photographies d’hommes, de femmes et d’enfants dont il ne se souvient pas non plus, mais qui évoquent pour lui un sentiment douloureux de culpabilité. A côté un stylo et deux manuscrits dont il entame la lecture du moins épais, qui a toutes les apparences d’un rapport écrit au XIXe siècle par un détenu revenu des « vastes étendues non cartographiées des Territoires invisibles », dont « la loi dit que personne n’est autorisé à s’y rendre. » Le téléphone sonne. Un ex-policier le prévient de sa visite. Il découvre la fenêtre donnant sur l’extérieur condamnée. Il n’ose pas vérifier si la porte de sa chambre elle aussi est verrouillée. Peu après, une femme aux cheveux gris lui apporte son petit-déjeuner, l’oblige à avaler ses comprimés, l’aide à se laver et à s’habiller. Il reconnait en elle Anna, la jeune femme sur l’une des photographies, « à l’expression intense et troublée ». Elle dit être l’une des seules à lui avoir pardonné, à être de son côté… Mais qui est-il ? Qu’a-t-il fait ?

Pour peu que vous ayez résisté à l’envie de lire la critique qui suit, et aussi cette 4e de couverture sacrilège, oublié ce titre révélateur, déjà lu du Paul Auster, et que votre bibliothèque recèle l’intégrale de Marc-Antoine Mathieu, Benoit Peeters, J.L. Borges et Paul Auster, vous aurez réuni les conditions requises pour constituer le lecteur idéal de ce roman.
Sinon, courrez tout de même l’acheter : j’ai bien peur qu’il ne soit indétrônable, et qu’il soit déjà en passe de devenir LE roman à avoir lu cette année, en tout cas l’un des meilleurs de l’actualité littéraire, et l’un des meilleurs de Paul Auster, si ce n’est le meilleur.

Car dès les premières lignes, dès les premières pages, M. Auster ménage en effet son suspens et nous immerge dans un climat fantastique absurde contemporain dont le lecteur sait avec une certaine délectation que les pièces de ce puzzle vont certainement se mettre en place au fur et à mesure. Dès le début, donc, Paul Auster nous désigne un personnage qui ignore tout de lui-même et des raisons de son emprisonnement : le lecteur va donc échafauder mille hypothèses sur l’identité de ce personnage, plus ou moins vite, et plus ou moins bien selon ses propres connaissances de l’oeuvre toute entière de Paul Auster (et ce dès le premier indice de la page 33, qui a confirmé ma première hypothèse de lecture). En dehors de cette énième déclinaison du motif de l’enfermement, et ô combien géniale, et de la perte d’identité, le lecteur va aussi retrouver la mise en abime de l’histoire dans l’histoire chère à Paul Auster à deux reprises, le premier manuscrit permettant de mettre en exergue les ficelles tout à la fois de la genèse d’un bon récit et d’une critique en filigrane de l’histoire américaine, et le second manuscrit de constituer le dénouement d’un heureux « arroseur arrosé », si vous me permettez cette expression qui a l’avantage de ne pas totalement vous gâcher l’effet de surprise…

Dès le début, ce nouveau roman de Paul Auster m’a sciée : la scène d’exposition est tout simplement parfaite. Difficile de faire mieux pour donner envie au lecteur de lire la suite. Et puis, ces mots collés un peu partout pour désigner les choses par leur nom m’ont intriguée et rappelé un texte que j’ai dû faire en allemand au lycée (je vais descendre à la cave pour tenter de le retrouver). Je me perdais alors en conjonctures. Vient s’imbriquer dans l’histoire ce rapport mystérieux au parfum des Cités obscures… Vraiment, j’ai essayé de lire le plus lentement possible la première moitié de ce court roman. Et puis, et puis, Paul Auster a poursuivi une piste d’écriture et écarté les autres, ou les a peu détaillées, comme cet acte d’intervertir le nom des choses qui me paraissait digne d’être approfondi (voire philosophiquement) Je perds le fil…
Il a donc suivi forcément une seule voie, ce qui est toujours un peu frustrant, tant il ouvre au départ tout un tas de possibilités, comme à son ordinaire.
Mais son choix final tient malgré tout du génie, comme il révèle ses propres peurs de vieillir et ses questionnements. A ce propos, toutes ces préoccupations et ces moments où la vie reprend le dessus qui constituent désormais les seules joies du vieil homme sont fabuleuses, et créent une connivence immédiate entre le lecteur et ce personnage attendrissant, et derrière lui Paul Auster vieillissant, craignant peut-être un jour de voir défaillir sa mémoire, sa vessie et son vaillant M. Fier-à-bras. Il cristallise ainsi tous les discours sur l’immortalité de l’écriture et sur la mortalité de l’écrivain.

Vous l’aurez compris :
JOUISSIF, HABILE ET INTELLIGENT, ce roman ne sort plus de mon esprit depuis que j’ai dû à regret le reposer, ma lecture achevée. Quel talent ! Paul Auster est vraiment pour moi l’un des plus grands auteurs à l’heure actuelle.
J’ai déjà envie de le relire et de relire, et je vous envie de bientôt le découvrir !

146 p.

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