Jacques Sternberg s’apprête à ouvrir une porte. Il est 10h05. C’est un 12 avril. Durant une minute il va s’évader complètement de la réalité pour nous en faire découvrir une autre, celle de son imagination débridée :
D’abord fils d’une mère nymphomane et de plusieurs pères, rescapé d’une fratrie sanguinaire, suicidaire ou assassiné, il renaît pieuvre puis est avalé par un cerisier qui devient peuplier et donne des oranges. Quand enfin un obus foudroie l’arbre, il est retrouvé grandi, mûr pour rencontrer toute une succession de femmes aux prénoms étranges, et aux traits plus particuliers encore. Et puis, il devient employé. Un emploi qui exige sérieux et ponctualité. Interchangeable aussi. Car lui-même ne sait plus dans quelle entreprise il est censé travailler. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Elles se ressemblent toutes, il les a toutes plus ou moins connues. De même, il ne sait plus qui il est. Et puis, tous les jours se ressemblent aussi. Comme les années. Le temps passe pour les autres, qui s’affairent, pas pour lui…
« Quelle heure peut-il bien être pour les autres ? Pas loin de midi probablement, car l’accélération du rythme indique qu’une trêve est proche. Déjà certains employés décrochent des situations. Des années auraient donc passé ? Les faits me donnent raison : un tel que j’ai vu entrer ce matin comme manutentionnaire me donne à présent des ordres sous l’aspect d’un chef de rédaction. Il porte d’ailleurs la barbe, maintenant. Et une alliance. On me parle d’affaires dont je n’ai jamais entendu parler, on jongle avec des succursales qui me sont inconnues. »(p. 135)
En couverture, le dessin de Siné illustre parfaitement l’image que le lecteur peut se faire de ce narrateur iconoclaste, qui nous plonge dans un monde cauchemardesque où s’enchaînent l’une après l’autre des situations tout aussi absurdes.
L’absurde est effectivement le maître mot pour qualifier ce roman de Jacques Sternberg, peut-être bien son meilleur d’ailleurs. Comment peut-on être capable d’écrire un roman pareil ? On ne peut s’empêcher de penser en le lisant aux pièces d’Eugène Ionesco auquel il fait d’ailleurs un clin d’oeil en évoquant page 38 une « cantatrice chauve » au quatrième.
L’absurde, c’est le travail, c’est le terrifiant « métro-boulot-dodo », c’est la fuite du temps, c’est la mort qui arrive au bout de toutes ces minutes, toutes ces heures, tous ces jours passés au travail… C’est ce qu’écrit, répète et martèle Jacques Sternberg dans toute son oeuvre. Il publie ainsi chez différents éditeurs de nombreux romans fustigeant ou fuyant la médiocrité d’une petite vie de bureaucrate. Description au vitriol d’un monde du travail absurde et délirant, aux inspirations nettement autobiographiques, L’Employé, publié aux Editions de Minuit en 1958, obtient, conjointement à son ami de toujours, Roland Topor, qui illustre ses textes, le prix de l’humour noir, et sera vendu à environ 8000 exemplaires. Il ne sera édité en poche qu’en 1989 aux éditions Labor, mais lui permettra, avec Un jour ouvrable, d’attirer l’attention d’un réalisateur français, et non des moindres, puisqu’Alain Resnais fait appel à lui pour écrire le scénario de son film Je t’aime, je t’aime, qui devait passer complètement inaperçu en sortant en plein mois de mai 1968.
En savoir plus :
- La chronique de Philippe Curval, Fiction, décembre 1958, n°61
- Celle de Nicolas Ancion ci-dessous (mais si, on peut le relire !!!!)
L’employé / Jacques Sternberg. – Paris : les Éditions de Minuit, 1958. – 219 p. : couv. ill. ; 19 cm. – ISBN 2-7073-0020-9.
Tags: absurde, Jacques Sternberg, travail, vie quotidienne
Exellent livre, moi qui ne suis pas un lecteur assidu (c’est mon plus grand pêché), sa lecture a été pour moi une révélation. J’ai découvert Sternberg par le biais du film d’Alain Resnais, dont l’univers reprend beaucoup celui de L’employé. J’ai également lu Toi, Ma nuit, intéressant aussi mais un peu plus « classique », ce qui est un peu frustrant après Toi, ma nuit. J’en découvrirai d’autres avec plaisir.