Vous dites qu’écrire est un besoin pour vous, comme le peintre a besoin de peindre ou un musicien de jouer de son instrument. Quand est-ce que le besoin d’écrire est apparu ?
D.D. : Quand j’étais chômeur. Je suis sorti du lycée professionnel assez rapidement. Je suis devenu ouvrier imprimeur pendant des années. Et puis, il y a eu la crise, je me suis retrouvé au chômage, et le temps du chômage, je l’ai utilisé à écrire un livre. Et puis, quand je suis devenu écrivain, la passion d’écrire m’est venue au bout de 4-5 romans. J’écrivais avant de manière assez rageuse.
Comment choisissez-vous le nom de vos personnages ?
D.D. : C’est déjà très difficile quand il y a une naissance dans une famille, de choisir un prénom à cet enfant qui va durer toute une vie, et qui ne va pas déplaire. Pour un personnage, certains auteurs se sont vus trainer en justice car ils avaient donné par hasard le prénom et le nom d’une personne existante à un meurtrier. Du coup, moi, pour Le Der des ders, sur la guerre de 14-18, par exemple, j’ai pris tous les noms inscrits sur le monument aux morts du village natal de ma mère, en Charente Maritime. Et j’ai changé les prénoms. Ainsi, les gens du village étaient honorés d’une certaine manière que le roman porte la trace de tous leurs morts. Ou encore, dan La Mort n’oublie personne, j’ai pris dans l’annuaire de Saint-Omer tous les noms des gardiens de prison, dont j’ai affublé les personnages peu sympathiques de mon roman. Pour Galadio, c’est un prénom malien qui sonne italien.
Qu’est-ce qui vous a poussé à dénoncer des moments forts de l’histoire de France ?
Dans le cas de Meurtres pour mémoire, c’est la mort de ma voisine, Suzanne Martorel. Les gens qui ont été tués le 17 octobre, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, il n’y a jamais eu aucun procès. Les trois quarts de ces personnes-là, on ne connait même pas leur nom. Ils n’ont pas de tombe. Il y a une injustice complète. Des gens ont disparu. Ils sont venus sur la planète, ils ont été rayés comme ça. Même leur nom a disparu, même la mémoire de leur nom a disparu. Les gens de leur famille ne peuvent même pas aller leur rendre hommage, aller mettre des fleurs sur leur tombe. La famille de ma voisine qui a été tuée à Charonne, Suzanne Martorel, a été anéantie, cela a remis tout en cause, il n’y a jamais eu de compensation, jamais eu de pension qui a été versée, pas une seule aide pour ses enfants. C’est-à-dire que ce sont des gens qui ont été victimes, mais il n’y a jamais eu de réparation. Et ça, c’est la pire des choses, quand vous êtes victimes et qu’il n’y a pas réparation, vous vivez quelque chose qui peut vous anéantir totalement. Et d’une certaine manière, que ce soit un livre, une chanson, une pièce de théâtre ou un tableau, ça sert de réparation d’une certaine manière. Le livre est là pour dire que les choses ne sont pas réparées, mais que nous ne les avons pas oubliées. Il y a quelque chose qui est en suspens. Je prends beaucoup de plaisir à écrire des livres, et j’ai cette conception du livre comme quelque chose qui rattache les hommes entre eux, et qui les rattache à leur passé, à leur avenir.
Est-ce que l’on a déjà essayé de vous censurer ?
D.D. : Il y a eu en effet des tentatives de censure, mais tout ce que j’ai écrit a été publié. Quand j’ai écrit Meurtres pour mémoire, je n’étais absolument pas connu. En 1977, j’avais écrit un livre qui a fait un bide total, Meurtre au premier tour, sur les centrales nucléaires. Et quand le livre a été publié, j’ai eu une critique de trois lignes dans un journal : « livre surprenant qui aborde des problèmes assez polémiques, mais l’auteur n’aura jamais de succès en raison de son nom impossible à prononcer. » Peu après, j’ai écrit Meurtres pour mémoire. J’ai mis dedans tout ce que j’avais envie de mettre. A aucun moment dans ma tête je ne me suis dit : « Il faut que je fasse attention à ceci. » Ce qui s’est passé – il y a plein de hasards dans la vie –, c’est que, quand j’ai envoyé mon manuscrit à Gallimard, c’est arrivé dans le bureau de la Série noire, dont le directeur à l’époque, Robert Soula, avait été résistant : le jour où l’Allemagne nazie capitulait, le 8 mai 1945, il avait assisté, en tant que soldat, au massacre de Sétif par l’armée française – 10 000 personnes. Sentant ses idéaux trahis, il ne s’en est jamais remis. Quand il a lu mon manuscrit, c’est comme si le livre, une fois publié, lui permettait de se venger de ce qu’on lui avait imposé. Vous voyez l’importance du livre ?
Est-ce que votre famille et vos amis vous ont soutenu dans vos débuts de carrière d’écrivain ?
D. D. : Ma femme m’a toujours soutenu, même quand les livres étaient refusés. Pendant des années, j’ai arrêté de travailler pour écrire et elle faisait bouillir la marmite. Dans le reste de la famille, beaucoup voulait que j’arrête mes bêtises car j’avais une famille à nourrir. Il y avait une pression de gens qui essayaient de me décourager pour de bonnes raisons. Et puis il y avait des copains qui avaient des rêves dans la tête qu’ils avaient mis à la poubelle, et que quelqu’un continue à essayer de faire autre chose de sa vie, d’une certaine manière, les dérangeait : ils avaient envie que j’échoue. Donc on s’aperçoit de gens qui sont heureux de votre parcours, et d’autres qui en sont plus ou moins jaloux, et d’autres encore qui ont manqué de chance et à qui mon succès renvoie en pleine face leur parcours manqué.
Quelle est votre réaction à la réception de vos livres, à la lecture des critiques ?
D. D. : On est très très fragile au début. La moindre critique négative vous liquéfie. J’ai eu énormément de critiques négatives. Mais les choses se sont déplacées. Je publie beaucoup (en 2012, par exemple, 8 livres). Quand un livre paraît en librairie, je suis déjà dans d’autres préoccupations, en train d’en finaliser un autre, ce qui fait que je ne suis plus aussi sensible et à cran sur les bouquins.
Ca gagne bien sa vie, un écrivain ?
D. D. : Ecrivain, c’est comme footballeur : on représente des centaines de milliers de passionnés, mais nous ne sommes que quelques centaines à toucher des droits d’auteur. Moi, je gagne 14% sur un roman qui vient de sortir, ce qui fait presque 2 € par livre vendu, et 5% pour une édition de poche, soit 25 centimes d’euro. Avec une vente en moyenne de 2000 exemplaires, vous faites le calcul : vous avez gagné 4000 € pour un roman sur lequel vous avez travaillé un an, un an ½. En revanche, j’ai écrit Meurtres pour mémoire il y a 28 ans, et je continue à gagner de l’argent sur les exemplaires vendus. Comme j’ai écrit 70 livres, j’ai 70 livres qui continuent à me faire vivre, ce qui fait que je gagne bien ma vie.
Les livres que vous avez écrit ont marqué des étapes dans votre vie, comme autant de chapitres. Est-ce que vous avez le sentiment de construire une œuvre ? Et deuxième question : est-ce que vous pensez appartenir à un courant littéraire ? Vous parliez de la dénonciation dans le polar, et de la réhabilitation.
D. D. : Toutes mes histoires s’inscrivent entre 1930 et les années 2000. C’est une sorte de chronique contemporaine de la France : la France des années 30, la France de la collaboration, la France de la résistance, la France de la colonisation, la France des cités, … Ce n’est pas tant construire une œuvre qui me préoccupe, mais le souci de révéler des pièces manquantes dans ce panorama. Et souvent j’écris des nouvelles pour combler, plus de 250. Il faudrait que quelqu’un replace toutes ces nouvelles et mes romans dans l’ordre chronologique des périodes évoquées, et l’on verrait une fresque s’étendant à partir des années 30. Ensuite, sur le courant littéraire, lorsque j’étais encore ouvrier imprimeur, je lisais beaucoup de littérature américaine car dans les romans français, je ne retrouvais pas le monde dans lequel je vivais : le prolétariat, la banlieue,… Et un jour, je suis tombé sur un livre de Jean-Patrick Manchette, et d’un seul coup, j’ai eu l’impression qu’on parlait de moi, de mes copains, de ma famille, de mes problèmes. Et puis, j’ai lu aussi Tueurs de flics de Frédéric Fajardie, d’une violence incroyable. Il exprimait une révolte. C’est ça qui m’a donné envie d’écrire. Aujourd’hui il y a par exemple Patrick Pécherot, Dominique Manotti ou Zulu de Caryl Férey. C’est plutôt non pas une école mais plutôt un même regard sur le monde, des affinités électives.
Est-ce que vous imaginez toujours vos histoires pour dénoncer des événements ?
D. D. : C’est compliqué le processus d’élaboration d’un roman. Par exemple, quand je parle de Galadio je n’ai pas envie de dénoncer ce qui est arrivé en 1918 à ces jeunes métisses du Rhin. La première réflexion, c’est « c’est incroyable que je n’en ai pas entendu parler. » Puis je trouve que ce fait-là est important pour la réflexion de chacun. Donc j’ai envie que ça se sache. J’ai toujours en tête cette phrase de Jean-Paul Sartre : « A quoi sert-il que tu le saches si tu ne le dis pas ? » Moi, j’ai le temps de lire, d’aller à la rencontre des autres, et j’apprends des choses. Et dans ce que j’apprends, je m’aperçois qu’il y a des choses que je dois communiquer aux autres. Et ma façon de les communiquer, c’est d’écrire des romans. Donc ce n’est pas une question de dénonciation, c’est juste un souci de transmission.
Vous êtes un auteur engagé. Que pensez-vous de la montée extraordinaire de l’extrême-droite ?
D.D. : Je préfère le terme d’embarqué à engagé. L’idée d’être embarqué montre qu’on n’a pas le choix, qu’on suit le mouvement d’une réaction par rapport à la société. Avant, les élèves que je rencontrais me demandaient d’où ça venait mon nom. Depuis deux ans, ils me demandent « c’est quoi vos origines ? » C’est pas la même chose de demander « votre nom, il vient d’où ? » et ça. Je leur réponds : « Moi, je suis immigré belge de la 5e génération. Vous allez me mettre dans un avion ? » L’Histoire de France s’écrit comme un mouvement de balancier, et là on repart vers le pire. Ce climat de peur et de racisme en France me rend très mal à l’aise. Maintenant, j’ai du mal à aller m’accouder au comptoir d’un troquet pour boire un café à côté des gens. Je me demande tout de suite s’il ne va pas y avoir du vomi qui va tomber de leur bouche. Il y a une partie des gens dans ce pays qui n’ont plus une bouche, mais une bouche d’égout. Ils disent des choses immondes. Quand il y a des gens qui risquent leur vie en prenant un bateau pour fuir la guerre civile, et qu’il y a des députés qui veulent les renvoyer, c’est-à-dire les renvoyer à la mort, c’est hallucinant.
A Aubervilliers où je vis toujours, une ancienne ville ouvrière, le Front national a fait 22%, c’est-à-dire qu’une personne sur cinq que je croise a ces choses en tête. Ma nièce, kabyle, est tombée amoureuse d’un juif. Ils se sont mariés. Cela n’a pas été simple. Après il y a Joël, antillais. Ma fille, pendant longtemps, elle a été avec un Haïtien. Ca veut dire que ça traverse toutes les familles. Ce discours qui est tenu attaque ma famille. On met des murs à l’intérieur de notre propre famille. Cette façon de séparer les gens n’appartient pas qu’aux Français occidentaux. Je me suis déjà fait insulter dans des cités : « sale Français », « sale blanc ». S’il y a une chose qui est partagée sur toute la planète, c’est la réaction de peur, d’exclusion, de racisme. Le dernier génocide sur la planète, c’est au Rwanda, entre Tutsis et Hutus, alors que de l’extérieur, on ne perçoit même pas de différences. Et pourtant cela a fait un million de morts. Donc ça, ce poison du racisme, est partout, et à certaines périodes il est réactivé. Pour les êtres humains, on s’aperçoit que la voie des bas instincts est plus facile que l’élévation de l’esprit, qu’il faut travailler, pour lequel il faut faire des efforts. Mettre les gens en colère, hors d’eux, c’est très très facile. Mais pour les élever à quelque chose de digne, il faut bosser. Il y en a qui choisissent la facilité en se créant un capital électoral sur les instincts les plus bas.
Vous n’essayez pas de discuter avec les gens pour leur faire entendre raison ?
D.D. : Oui, j’essaie, mais on est dans des moments d’hystérie. Ce n’est pas le bon moment pour discuter. On essaie, et puis on laisse tomber. Comme quand on fait la queue pour acheter son pain, et que l’on voit la boulangère balancer le pain et la monnaie à quelqu’un d’origine africaine. Et puis après, vous arrivez, vous, c’est la gentillesse. Vous voyez toutes ces choses-là. Moi je réagis : je lui dis que je l’ai vue agir et que j’irai chercher mon pain ailleurs. Mais ça vous abime la vie quand même d’être dans un pays où il y a des murs invisibles qui ont été construits par des discours.
Retrouvez Didier Daeninckx dans d’autres articles et interviews (datant aussi de 2012) de Carnets de SeL, sur Meurtres pour mémoire, Cannibale et Galadio.
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