Ce que j’appelle oubli ** de Laurent Mauvignier (2011)

18.09
2011

cop. Minuit

Quand on n’a que vingt-cinq ans, on est peut-être déjà assez vieux pour mourir. Mais mourir assassiné parce qu’on n’a ni toit ni revenus, et qu’on a juste bu quelques gorgées de bière dans une canette bon marché qu’on n’avait pas les moyens de payer, au supermarché, c’est encore moins normal. Et c’est pourtant ce qui arrive véritablement à Michaël Blaise, tué par quatre vigiles au supermarché Carrefour du centre commercial de la Part-Dieu à Lyon, en décembre 2009.

« (…) la surprise du sang sur ses doigts, il se répète, ils vont me casser la gueule et pourquoi ça tombe sur lui il ne sait pas, il a eu peur de ça depuis toujours et maintenant que c’est face à lui il n’a presque plus peur, seulement il ne comprend pas et ne peut pas imaginer comment les pompiers enlèveront son corps tout à l’heure, et comment, sur le ciment, on nettoiera le sang à l’eau de Javel et à la brosse, et puis le rire de celui qui a du gel sur les cheveux, ses dents qui se chevauchent (…) » (p. 22)

Une seule phrase longue de soixante pages, comme scandée d’un seul souffle, le dernier, pour décrire plus que l’innommable, l’inhumanité : c’est ainsi que Laurent Mauvignier choisit d’exprimer son indignation face à l’extrême violence de ce fait divers, qu’il tire de l’oubli.

Car celui qui ne pourra pas oublier, c’est le frère de la victime, en l’occurrence le narrateur. C’est en quelque sorte pour lui aussi que Laurent Mauvignier écrit cette histoire, pour celui qui reste, pour celui à qui cet homme va manquer, pour celui qui savait son frère vulnérable, sans logis, et qui surtout le connaissait en tant qu’être humain, avec ses espoirs et  ses peines. Pas comme les vigiles qui lui ont dénié sa qualité d’être humain, d’individu, pour ne plus voir en lui qu’un bouc-émissaire de tous ceux que les temples de la consommation leur demandent de surveiller et d’appréhender, un gars de leur âge, inoffensif, qui prendra pour tous les autres… peut-être parce qu’ils ont failli se retrouver à sa place, s’ils n’avaient pas obtenu ce travail, peut-être pour tout ce qu’il représente… Le narrateur imagine tout, le hasard qui a mené son frère jusqu’au rayon des bières, sa docilité quand il se fait surprendre, sa stupeur quand il s’aperçoit du lieu où ils l’emmènent – la réserve-, l’incompréhension, la douleur sous les coups… Meurtre avec préméditation ? Qu’est-ce qui peut bien conduire ces quatre jeunes hommes à vouloir la mort d’un inconnu ? Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Que la vie de cet homme démuni vaut moins à leurs yeux qu’une canette volée ? Qu’on ne pourra leur en vouloir de l’avoir éliminé, puisqu’il ne sert à rien, puisqu’il n’est qu’un déchet de la société dont ils peuvent se débarrasser ? Chaque jour, dans la rue, dans le métro, des hommes, des femmes, des enfants mendient dans l’indifférence générale. Chaque soir des passants enjambent, pour aller se divertir au théâtre, un homme assoupi sous ses cartons, qui peut-être demain sera mort de froid. Nul besoin d’assassiner un homme dans la misère pour comprendre que c’est tous les jours que l’exclusion sociale fait peser la vie d’un homme moins chère. Elle se fait en silence, comme les coups qui ont plu sur cet homme, mais pas sans témoins. C’est à nous qui passons chaque jour devant eux, c’est à Laurent Mauvignier de crier, de se révolter. Nul besoin d’aller courir au Burkina Faso se donner bonne conscience quand au coin de la rue, un homme meurt de faim et de froid, pour qui personne ne fait rien…

Un puissant cri de colère, un texte coup de poing, à lire absolument.

Son site personnel : http://www.laurent-mauvignier.net/bibliographie/ce-que-j-appelle-oubli.html

Ce que j’appelle oubli / Laurent Mauvignier. – [Paris] : les Éd. de Minuit, 2011. – 61 p. ; 19 cm. –  EAN 9782707321534 : 7 €.

 


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