Categorie ‘Littératures sud-américaines et d’Amérique centrale

La soif primordiale de Pablo de Santis

11.03
2012

 

cop. Métailié

Sur la couverture, une machine à écrire surmontée de deux chauve-souris illustrant le titre La Soif primordiale du dernier roman de Pablo de Santis, digne descendant argentin de l’héritage fantastique borgésien, laisse présager un récit étrange mêlant délicieusement l’univers du livre et celui du vampire. Voilà en effet de quoi attirer plus d’un amateur du genre :

Le héros, Santiago Lebrón, libraire de livres anciens, nous raconte son arrivée dans les années 50 à Buenos Aires, à l’âge de vingt ans. Locataire dans une petite pension modeste, il commence par réparer des machines à écrire dans l’atelier de son oncle, avant d’être embauché quelques années plus tard au journal Últimas noticias pour remplacer le défunt Sachar à la rubrique des mots-croisés, qui se trouve être aussi Mister Peutêtre, chroniqueur de l’occulte. Santiago Lebrón est alors mis en contact avec un commissaire Farías assez inquiétant, qui n’a pour tout bureau que sa voiture, et qui semble à mots couverts pratiquer la torture pour le compte d’un certain ministère de l’Occulte. Ce dernier le charge d’une étrange invitation, celle de faire le compte-rendu de ce qui va se dérouler lors d’une réunion organisé par un certain professeur Balacco dans un hôtel abandonné, au sujet des « antiquaires » (titre original du roman). Mais Santiago tombe fou amoureux de la fille du professeur, déjà fiancée, alors qu’un assassinat concerté se prépare…

Ces fameux « antiquaires », que pourchassent le cercle du professeur et le ministère de l’occulte, se caractérisent non seulement par leur amour des vieux objets, mais aussi par leur extraordinaire longévité, leur soif de sang, leur réaction épidermique à la lumière et leur capacité à faire apparaître sur leur visage les traits de défunts connus des autres. Pablo de Santis renouvelle ainsi intelligemment le mythe du vampire en le confondant avec une profession attachée au passé, aux beaux objets et livres anciens.

« Les livres d’une bibliothèque intimident, ils semblent appartenir à un ordre qu’il ne faut pas briser, alors que les gens sont enclins à prendre ceux qui s’entassent en désordre sur une table. La bibliothèque rappelle qu’il y a une infinité d’ouvrages que l’on n’a pas lus et qu’avant de lire Aristote, il faut lire Platon, et avant Platon, Homère. Mais les livres en désordre appartiennent au hasard. Le lecteur peut accepter sans culpabilité ce que lui offre le sort, choisir les livres parce qu’il aime la première phrase, ou l’illustration de la couverture, ou parce qu’il coûte exactement les cinq pièces de monnaie qu’il a en poche. » (p. 121)

Dans une atmosphère qui va bientôt totalement plonger dans le fantastique, se nourrissant de la malédiction des vampires cherchant à s’échapper de leur condition ou de leur groupe, un rebondissement dans l’histoire crée un rapprochement entre le héros et le libraire de La Forteresse, spécialisée dans les livres anciens, où l’acheteur potentiel peut se perdre dans les rangées de livres, tel dans la bibliothèque de Borges, mais aussi celle du début de L’Ombre du vent de Zafon. Il y est aussi question de la quête d’un livre mystérieux et quasi-magique, l’Ars Amandi, un « livre que l’on ne peut pas ouvrir à n’importe quelle page. Seulement dans un certain ordre. Si on se trompe de page, le livre s’enflamme ». Tant et si bien que Pablo de Santis semble avoir mis dans La Soif primordiale tous les ingrédients et les meilleurs références au fantastique hispanique. Un délicieux moment de lecture !

 

Vous trouverez une interview de Pablo de Santis, d’autres romans et une bande dessinée de lui dans Carnets de SeL :

2010 : L’Hypnotiseur (BD)

2009 : Le Cercle des douze (roman)

2004 : La Traduction (roman)

2004 : Le Calligraphe de Voltaire (roman)

 

Titre original : Los anticuarios

DE SANTIS, Pablo. – La Soif primordiale /trad. de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry. – Métailié,2012. – 245 p. ; 22 cm. – EAN13 9782864248545 : 18,50 €.

 

 

Fictions de Jorge Luis Borges (1941-1944)

06.11
2011

Ficciones

cop. Gallimard

Ce recueil de nouvelles, publiées entre 1941 et 1944,  en contient deux en réalité, introduit chacun par un prologue : le premier, comprenant sept récits, reprend le titre de son dernier récit, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, et le second, en réunissant neuf, s’intitule Artifices.

Je devais avoir vingt ans à ma première lecture de Fictions, qui m’avait laissé un souvenir remarquable, et, à l’époque, en guise de blog littéraire, j’avais jeté quelques notes, à propos de l’impression qu’avait produit sur moi chacun des récits, sur un petit bristol inséré en fin d’ouvrage. Aussi, à peine avais-je achevé la relecture d’une nouvelle, que je consultais cette petite fiche pour constater si ma réception de l’oeuvre avait changé au cours des années. Les voici réunies :

LE JARDIN AUX SENTIERS QUI BIFURQUENT ***

Tlön, Uqbar, Orbis Tertius *** (mars 1940)

« C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte de Tlön. » (incipit)

Au cours d’une conversations entre amis (il ne s’agit ni plus ni moins que de Borges lui-même et de Bioy Casares, ce qui donne de l’épaisseur au réel pour mieux le le faire éclater ensuite), une citation sur les miroirs d’un hérésiarque d’Uqbar leur fait en effet consulter l’Encyclopaedia britannica pour la retrouver. Ils finissent par retrouver l’article en question… sur Uqbar, un pays qui n’a jamais existé. C’est alors que le narrateur découvre un livre retraçant une partie de l’histoire de Tlön, une planète inconnue… Qui a donc pu imaginer ces fleuves, ces pays, ces mythologies, ces langues, ces inventions, à part une vaste confrérie de scientifiques et de spécialistes dans tous les domaines ? Deux objets, de là-bas, font alors irruption dans le réel : la boussole écrite de Tlön, puis le cône aussi petit qu’un dé et très lourd d’un mystérieux voyageur… Bientôt on enseigne l’histoire et les savoirs de Tlön aux nouvelles générations comme si c’était leur planète et l’avait toujours été, en remplacement des anciens programmes…

Ainsi, dans ce récit, en remplacement de la foi en un Dieu créateur, les humains sont-ils tout aussi capables de concevoir un monde, et d’y croire. Ce concept fait songer aux mondes fabuleux imaginés en heroïc-fantasy, et surtout à son pionnier, Tolkien, qui inventa non seulement des mondes imaginaires différents, mais aussi leurs langues.

Quel récit extraordinaire, intelligent, traitant du thème de la Création d’une façon remarquable ! (note manuscrite sur le bristol)

Pierre Ménard *** (1939)

 » … la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir. »

Cette même phrase, rédigée au XVIIe siècle par Cervantès, mais réécrite 300 ans après par Pierre Ménard, personnage de Borges, n’a plus le même sens, le même style, ni la même connotation : elle ne produit absolument plus le même effet. L’imposture, du reste, n’est pas loin, ni la question du plagiat : quelles en sont les frontières ? Dans l’intention ?

Quelle idée géniale que celle de cette réécriture d’une même phrase par le temps qui transforme, qui parachève et améliore l’oeuvre toujours en sursis : la littérature, pour Borges, devient une forêt en perpétuelle croissance, comme un labyrinthe vivant.

Les ruines circulaires *** (1940)

Un homme venu de nulle part s’installe dans des ruines circulaires pour rêver à un homme afin de lui donner vie…

Ces ruines circulaires reflètent la mise en abime de la Création par le rêve : génial encore ! (note manuscrite sur le bristol)

La loterie à Babylone *** (1941)

Borges invente ici une légende qui explique les hasards qui agitent la vie des citoyens, leur destin.

Examen de l’oeuvre d’Herbert Quain *** (1941)

A l’examen de l’oeuvre d’Herbert Quain, dans l’un de ses romans, un assassinat suscite une longue discussion, au terme de laquelle est amenée la solution du détective. Mais une petite phrase ajoutée vers la fin du roman, « Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d’échecs avait été fortuite. », sous-entend non seulement une relecture des faits et que la solution apportée est erronée, mais surtout que le lecteur, du coup, est rendu plus perspicace que le détective. De même, l’auteur va gâcher l’idée de son livre pour que le lecteur croie avoir une meilleure imagination.

La bibliothèque de Babel *** (1941)

On se souvient qu’à cette époque, Jorge Luis Borges est employé dans une bibliothèque municipale de Buenos Aires. Sans aucun doute le lieu l’inspire, puisque quatre des nouvelles qui composent ce recueil évoquent, pour la première, une encyclopédie, pour la seconde, la réécriture des grands classiques, pour la troisième une oeuvre complète, et pour celle-ci enfin, l’impression de réunir dans un même lieu sans fin tous les livres mathématiquement concevables avec vingt-deux lettres, qui seraient alors toutes les combinaisons possibles de lettres et de ponctuation.

Le jardin aux sentiers qui bifurquent *** (1941)

Le narrateur, un espion allemand chinois, se sait poursuivi par un tueur irlandais aux ordres de l’Angleterre, Richard Madden. Mais, avant d’être tué, il doit absolument divulguer le nom du lieu précis d’un nouveau parc d’armement britannique. Il se rend donc chez l’unique personne capable de transmettre ce message : un sinologue qui lui propose de lui montrer « le jardin aux sentiers qui bifurquent »…

Cette nouvelle a tout d’un thriller des plus mystérieux. Et pourtant, même si elle en reprend le canevas et l’effet de surprise créé par le dénouement, elle nous fait néanmoins immerger dans un fantastique métaphysique où entre en scène un roman infini, celui qui bifurque vers toutes les possibilités d’avenirs possibles.

 

ARTIFICES * (1944)

Funès ou la mémoire ** (1942)

C’est l’histoire d’un jeune homme qui, à la suite d’un accident, devient infirme mais se retrouve simultanément doté d’une extraordinaire mémoire, mémorisant chaque mouvement de feuille de chaque arbre de chaque bois, ne comprenant plus le générique, le genre, ne distinguant plus que le spécifique, l’espèce. Par exemple, le chien vue de profil à 15h n’est déjà plus le même que celui vu de face un quart d’heure après : d’après lui, celui-ci ne devrait donc pas porter le même nom.

La forme de l’épée * (1942)

Il s’agit cette fois du récit au narrateur d’une histoire de trahison, à qui son interlocuteur réserve une petite surprise.

Thème du traître et du héros (1944) : La veille de la libération de son pays, Fergus Kilpatrick, un conspirateur irlandais, est assassiné. Mais Kilpatrick a trahi sa cause, et sa mort est une gigantesque mise en scène pour qu’elle semble celle d’un héros, soit dans des circonstances tragiques, propres à marquer la mémoire populaire (ses derniers faits et gestes sont en fait copiés sur des pièces de Shakespeare).histoire s’inspire de la littérature : pour créer la légende, s’inspire de Shakespeare (p. 261) avec des passages plus « écrits ».

etc…

La plupart des nouvelles qui composent ce recueil s’inscrivent dans un fantastique contemporain résolument métaphysique. En renouvelant le genre fantastique, Borges forgeait une nouvelle expression, « la philosophie-fiction ».  Et s’il embrasse ici des thèmes et motifs considérés déjà comme des classiques du genre – le rêve, le miroir, le livre, la bibliothèque, la création littéraire, l’intertextualité, l’identité, l’ubiquité, l’infini -, c’est dans une toute autre perspective.

En effet, ce n’est pas tant le style qui plait chez Borges, relativement sobre et dépouillé, s’exprimant avec une économie de mots, que les idées qu’il développe. A une quinzaine d’années d’intervalle, il faut bien admettre que l’impact de ce recueil sur moi n’a guère changé : si les nouvelles composant la première partie forcent mon admiration, celles qui suivent, plus tardives, tout en restant de qualité, m’ont tout de même moins impressionnée. Pourquoi ? Peut-être parce qu’à la lecture des premières, on reste tout simplement abasourdi tant par l’érudition de Borges que par son ingéniosité : ses nouvelles nous saisissent par leur capacité à changer notre vision des êtres et des choses. En un mot, en lisant Borges, nous croyons devenir plus intelligent !

Adoré

Paris  : Gallimard , 1994 .- 371 p.  ; 18 x 11 cm .- (Folio bilingue  ; 43). –  ISBN 2-07-038904-9 : 63 €.
 

Le livre de sable de Jorge Luis Borges

14.08
2011

cop. Gallimard

 

El libro de arena

 

Relecture

 

Ce recueil de treize textes, écrits entre 1970 et 1975, Borges l’a présenté comme étant son livre préféré, « comme un exutoire qui délivre », alors qu’il était « prisonnier d’une bibliothèque de Buenos Aires », comme « un seul volume où il y a tout. » Tous ses thèmes de prédilection, toutes ses obsessions y sont, mais cette fois retranscrits de manière sobre. Mon texte préféré, L’Autre***, ouvre ce recueil :

« Le fait se produisit en février 1969, au nord de Boston, à Cambridge. Je ne l’ai pas relaté aussitôt car ma première intention avait été de l’oublier pour ne pas perdre la raison. Aujourd’hui, en 1972, je pense que si je le relate, on le prendra pour un conte et qu’avec le temps, peut-être, il le deviendra pour moi.(…) » (Incipit p. 17).

Dans un présent terriblement familier, au nord de Boston, sur un banc le long du fleuve Charles, le narrateur-auteur, Borges lui-même, se rencontre lui-même, 55 ans plus jeune, en train de rêver cette rencontre à Genève. Il trouve là une époustouflante variante au thème du dédoublement de la personnalité. Impuissant, le vieux Borges ne peut qu’être spectateur du jeune Borges, à qui il manque toute une vie d’expériences pour pouvoir le comprendre et apprécier sa compagnie. Même semblables, les deux Borges ne peuvent se comprendre.

Suivent une brève histoire d’amour, Ulrika, puis Le Congrès*, le récit de cette société secrète qui, à sa manière, fait songer au mythe de la tour de Babel, dans son entreprise démesurée.

Le conte There are more things** s’inspire des histoires d’épouvante de Lovecraft : le suspens y est habilement mené, avec la terreur au bout des barreaux. Mais dans cette mesure, ce conte fantastique est-il vraiment borgien (adjectif qu’il préférait à celui plus courant borgésien) ?

Après celle de la société secrète, à but philanthropique, il propose une histoire de secte, qui fait rejaillir sur l’individu qu’elle écrase sous ses commandements du poids de la culpabilité. Puis vient La nuit des dons, où le jeune narrateur connaît en une même nuit et l’amour et la mort.

Le miroir et le masque** constitue un conte merveilleux, mettant en scène un Roi défiant un poète de composer un poème qui sache parfaitement retranscrire une réalité, et émouvoir son auditeur. Le pouvoir des mots en devient mystérieux, et plus grand que n’importe quel pouvoir politique… Undr*, « qui veut dire merveille » dans l’histoire suivante, évoque aussi ce pouvoir du langage dans un peuple imaginaire.

Dans Utopie d’un homme qui est fatigué**, le fantastique se double d’un vernis science-fictif, puisque le narrateur se retrouve à un court moment projeté dans un futur lointain et y rencontre ses prochains, parlant latin, plus grands, plus sereins, moins matérialistes, plus intelligents, semble-t-il…

Loin du merveilleux, du fantastique et de la science-fiction, Le stratagème évoque la stratégie manipulatrice d’un Américain d’origine islandaise pour arriver à ses fins, en comptant sur l’orgueil de son professeur américain.

Qui est Avelino Arredondo ** ? Si vous l’ignorez, vous vous demanderez pourquoi cet homme choisit de s’isoler des mois entiers sans sortir de chez lui, coupé du monde, de sa famille et de ses amis.

L’intervention de deux objets surnaturels achève ce recueil : Le Disque ** suscite la convoitise, tandis que Le Livre de sable **, infini, sans première ni dernière page, dérobe à celui qui le possède la tranquillité de son esprits et de ses nuits. Il ne reste plus à ce dernier que de le perdre au milieu de tant d’autres livres, dans la bibliothèque de Buenos Aires, comme Borges le fit de sa propre collection de livres…

 

A connaître absolument. Commencez par le premier et le dernier récit, continuez si vous en restez saisi. Vous ne les oublierez pas.

 

Le Livre de sable / Jorge Luis Borges ; trad. de l’espagnol par Françoise Rosset ; préf. et notes de Jean-Pierre Bernès. – [Paris] : Gallimard, 1990. – 285 p.-[16] p. de pl. : couv. ill. ; 18 cm. – (Collection Folio bilingue ; 10). – ISBN 2-07-038314-8 (br.) : 40 F.

Les armes secrètes ** de Julio Cortazar (1958)

07.08
2011

cop. Gallimard

Las Armas secretas

C’est en France, où il a vécu en exil, et non en Argentine que se déroulent les cinq nouvelles de ce célèbre écrivain argentin, qui composent ce recueil :

Dans la nouvelle psychologique Lettres de Maman **, le suspens tient en un secret qui appartient à un passé proche, et que des lettres mises sur le compte de la sélénité et la folie de la mère de Luis, demeurée seule en Argentine, mettent en exergue, leur couple étant presque illégitime puisque Luis, le narrateur, a séduit Laura, l’amie de son frère, lequel ne s’en est jamais remis et a péri…

Dans Bons et loyaux services *, proche de l’absurde, Madame Francinet, d’un certain âge, est embauchée par Madame Rosay pour garder, le temps d’une grande soirée parisienne, ses six chiens. A la fin de sa mission, dans la cuisine, un certain Monsieur Bébé lui donne à boire du whisky, auquel elle goûte pour la première fois de sa vie. M. Rosay revient un jour la voir pour lui confier une délicate mission, celle de tenir le rôle de la mère de ce Monsieur Bébé lors des obsèques de ce dernier, le seul à l’avoir considérée comme un être humain ce soir-là…

Les fils de la vierge ** : Sur la pointe de l’île de la Cité, un couple se forme sous les yeux d’un photographe, celui d’un très jeune homme avec une dame d’âge mur. Le narrateur saisit alors leur expression sur le vif, geste aussitôt surpris, si bien qu’il provoque malgré lui la séparation du couple et le courroux de cette dame bientôt rejointe par son mari aux aguets, tandis que le jeune homme en profite pour fuir. Plus tard, chez lui, devant l’agrandissement de cette photographie où tout se jouait encore, une autre issue de l’histoire se dessine…

L’homme à l’affût **, dans la nouvelle la plus longue, est à l’affût d’une réalité qui se dérobe, qu’il perçoit parfois, dilatée dans le temps, comme élastique. L’histoire de ce saxophoniste de jazz est racontée par son biographe.

Enfin, Les armes secrètes : un couple se voit au café. Tous deux vont dans sa villa, ses parents absents. Pierre a des rêves, des visions de l’intérieur de cette villa, surtout de la rampe d’escalier, du corps de Michele dans sa chambre là-hait qu’il malmène. Mais cette dernière ne s’est toujours pas offerte à lui. Même elle se fâche. Il part alors sur sa moto, traverse un bois jonché de feuilles mortes. Mystère ?! Réincarnation de cet homme qui bégayait, qui l’a violée avant d’être assassiné par ses amis en plein bois, sur un lit de feuilles mortes ?…

 

Le lecteur peut facilement être dérouté par ce recueil de nouvelles à l’univers décalé, aux frontières du fantastique. Ainsi, l’arme secrète qui fait basculer le réel vers le fantastique contemporain, cela peut être un nom réapparaissant dans une lettre, une photographie dans Les Fils de la vierge, la musique dans L’homme à l’affût. La plupart des nouvelles ne glissent pas vers le surnaturel, elles le laissent seulement affleurer, en filigrane, sans rupture, sans glissement, juste en surimpression de la réalité. Excepté Les Fils de la vierge (dont s’est inspiré Antonioni dans son film Blow up), où un objet, la photographie, permet ce glissement vers un fantastique plus classique. Mais à chaque fois, le fantastique est intériorisé par les personnages.

A travers ces nouvelles au fantastique très psychologique, Julio Cortazar aborde des thèmes bien réels, et souvent graves : la culpabilité, la maladie mentale, la lutte des classes, le dédoublement de la personnalité, le souvenir traumatisant, l’impossibilité de vivre selon ses désirs, la dépossession de soi, la mort.

Il est dommage que ce recueil ne regroupe que cinq nouvelles sur les onze comprises sous ce titre, d’ordinaire. Impossible en effet de ne pas poursuivre notre découverte progressive de cet auteur, à lire absolument.

 

Les Armes secrètes / Julio Cortázar  ; traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, traduction revue. - Paris  : Gallimard , 2005.- 234 p.  : couv. ill. en coul.  ; 18 cm .- (Collection Folio  ; 448). - ISBN 2-07-036448-8 (Br) : 6,20 €.

 

Histoires d’ici et d’ailleurs * à ** de Luis Sepulveda (2011)

19.06
2011

cop. Métailié

Titre original : Historias de aquí y de allá

Tout commence par l’histoire de deux photographies, les mêmes gosses de banlieue posant avant et après la dictature, quand Luis Sepulveda rentre de quatorze ans d’exil et part à la recherche de ces cinq gamins au sourire si pur et qu’il ne retrouve que quatre jeunes gens qui ont désappris à rêver… Vingt-cinq chroniques, à commencer par cette anecdote, jalonnent ce recueil, pour certaines publiées en 2009 dans La Montagne. Il en est certaines qui constituent en quelque sorte des hommages, faisant le récit de rencontres qui ont marqué sa carrière ou scellé des amitiés, telles celle avec un vieil ermite qui a donné naissance au Vieux qui lisait des romans d’amour, celle des frères Arancibia, imprimeurs, ou celle avec Anne-Marie Métailié, son éditrice. Si quelques-unes, bien rares, peuvent être tendres et amusantes, telles celle du chien libre Edward, ou celle de cette invention scatologique de la couche pour bébé qui permet la pousse d’un arbre (p. 57-58), la plupart sont virulentes : elles condamnent, sans appel et dans le désordre, un tourisme de masse peu soucieux de l’environnement, l’indifférence politique face à la fin des glaciers, les roueries du Vatican, l’incompétence de certains journalistes, la vision de la culture dans les programmes de télévision, les injustices sociales et l’exploitation des ressources de pays d’Amérique latine par l’Europe. Elles font l’éloge de tous ces exilés qui comme lui ont dû fuir une dictature, de tous ces résistants politiques, culturels ou intellectuels.

 

En 25 chroniques, Luis Sepulveda balance tout ce qu’il a sur le coeur. Un regard sans concession de l’écrivain sur la société contemporaine.

Luis Sepulveda au Salon du Livre de Paris


 

Autres textes de lui critiqués dans Carnets de Sel :

Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler * (1996)

La lampe d’Aladino * (2008)

L’Ombre de ce que nous avons été ** (2010)


 

SEPULVEDA, Luis. - Histoires d’ici et d’ailleurs / trad. de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. – Paris : Métailié, 2011. – 147 p. ; 22 cm. – (Bibliothèque hispano-américaine). - EAN 9782864247784 : 17 €.

 

La traduction ** de Pablo de Santis (France, 2004)

10.04
2011


copyright Métailié

 

RELECTURE :

Un congrès de traduction se tient dans une petite station balnéaire argentine, où jamais rien ne se passe, où seuls des cadavres de phoques viennent s’échouer sur la plage. C’est alors que trois traducteurs vont l’un après l’autre mystérieusement s’y suicider, une ancienne pièce de monnaie glissée sous la langue. Au fur et à mesure, leur collègue Miguel de Blast fait alors le lien avec l’objet même de leur recherche, qui n’est autre qu’une certaine langue mythique convoitée par tous les linguistes…

Ingénieux, ce court polar insolite, mêlant scènes d’actions et de suspense, et réflexions sur la langue et la traduction, dégage une atmosphère fantastique quasi borgésienne renouant avec le mythe de la tour de Babel.

Un auteur coup de coeur rencontré cette année au Salon du livre.

Une autre critique du roman sur Fattorius.

Du même auteur :  L’hypnotiseur ** à *** (BD), Le Calligraphe de Voltaire, Le Cercle des douze.

 

DE SANTIS, Pablo. – La traduction / trad. de l’esp. par René Solis. – Métailié, 2004. – 153 p.. – (Suites ; 93). – ISBN 2-86424-512-4 : 8 euros.


L’Ombre de ce que nous avons été de Luis Sepulveda (2010)

13.01
2010

cop. Métailié

Titre original : La sombra de lo que fuimos

« Je suis l’ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu’il y aura de la lumière. » (p. 19)

Au cours d’une scène de ménage, à Santiago, Conception Garcia fait tomber par la fenêtre le vieux tourne-disque de son mari. Erreur fatale puisque l’objet tue sur le coup un passant, et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit de Pedro Nolasco Gonzalès, plus connu sous  le nom de l’Ombre dans le milieu clandestin des opposants au régime dictatorial. Ce soir-là ce dernier était attendu pour organiser un gros coup par trois vétérans, trois anciens militants contraints à l’exil par le coup d’état de Pinochet et revenus, réunis de nouveau pour la première fois, trente-cinq ans après, dans un hangar désaffecté…L’incipit démarre avec des références musicales, deux chanteurs compositeurs, deux Carlitos : Santana et Gardel. Nous sommes au Chili et un homme, quelques pages plus loin, sera tué par accident par un tourne-disque qui sûrement aura permis d’écouter les chansons ou tangos de l’un et l’autre. Premier clin d’oeil, suivi de beaucoup d’autres.  Car on rit beaucoup dans ce nouveau roman de Luis Sepulveda rendu célèbre par son Vieux qui lisait des romans d’amour, et du même coup sa maison d’édition indépendante, Métailié, un message délivré au cours de cette histoire de vieux de la vieille,  car c’est tout ce qu’il reste quand on nous a tout pris, c’est ce qui permet de continuer à vivre.« Le vendeur lui indiqua une des trois tables recouvertes de toile cirée et abandonna son comptoir pour apporter une bouteille de vin et deux verres. Il les remplit, les deux hommes se regardèrent brièvement dans les yeux et y découvrirent les mêmes ombres, les mêmes cernes, le même glaucome historique qui leur permettait de voir des réalités parallèles ou de lire l’existence résumée en deux lignes narratives condamnées à ne pas coïncider : celle de la réalité et celle des désirs. » (p. 23)

Les ombres, ce sont aussi bien sûr ces vétérans dont on apprend l’histoire au fur et à mesure, ces célibataires sexagénaires, au crâne chauve ou dégarni, revenant au « pays de la mémoire ». L’Ombre, c’est enfin cet homme mystérieux qui connait toutes les ruses pour déjouer la surveillance, ce petit-fils d’anarchiste qui avec trois autres à visage découvert, un 16 juillet 1925, fit la « première attaque de banque dans l’histoire de Santiago« , un hold-up à la Robin des bois, contre le capitalisme et pour le « bonheur des damnés de la terre« . Car L’ombre de ce que nous avons été, c’est avant tout le roman d’un autre sexuagénaire en exil, Luis Sepulveda, un roman engagé qui dénonce les dictatures de toute tendance politique et rappelle l’existence de certains mouvements comme le MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria). C’est ce qui en fait un bon roman, cette capacité à nous faire sourire et réagir, penser et réfléchir, et à nous faire rester vigilants : nous ne sommes pas à l’abri nous non plus de devenir un jour l’ombre de ce que nous avons été…

Ce roman a reçu en Espagne le PRIX PRIMAVERA 2009.

SEPULVEDA, Luis. – L’ombre de ce que nous avons été / trad. de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. - Paris : Métailié, 2010. – 149 p. : couv. ill. en coul.. – (Bilbiothèque hispano-américaine). – ISBN 978-2-86424-710-4 : 17 euros.