Categorie ‘Littérature portugaise

La nuit des femmes qui chantent de Lídia Jorge

05.02
2012

cop. Métailié

Titre original : A noite das mulheres cantoras

Traduit du portugais par Geneviève Leibrich

Ce soir-là, en cette « Nuit parfaite », des téléspectateurs assistent en direct aux retrouvailles, vingt ans après, du chorégraphe d’un groupe de chanteuses devenu légendaire, Jõao de Lucena, avec celle qui écrivait sous pseudonyme les paroles de la chanson Afortunada, Solange de Matos. Cette dernière se souvient… A l’époque, à la fin des années quatre-vingt, elle n’est âgée que de dix-neuf ans quand les soeurs soprano, Maria Luisa et Nani Alcides, la présentent à Gisela Batista, qui se fait fort de mener au succès le groupe formé par ces trois filles, Madalena Micaia dite l’African Lady, et elle-même, mais à quel prix…

L’écriture subtile et sensible de Lidia Jorge nous emmène au coeur des tensions qui agitent ces jeunes femmes, tiraillées entre leur vie sentimentale et leur volonté de réussir, qui exige tant de sacrifices. Ces pressions psychologiques, ce ne sont pas tant les hommes qui les managent qui les leur font subir, que leur consoeur charismatique, Gisela. Non contente de mettre en exergue la condition féminine à cette époque, Lidia Jorge fait aussi de cette histoire un roman d’apprentissage où la jeune narratrice fait l’expérience de la force poétique voire protectrice des mots, mais aussi des mensonges et des secrets d’un cercle mondain, qui n’hésite pas, pour assurer sa gloire, à cacher quelques cadavres dans un placard. Un très beau roman, à la puissance hypnotique, déroulant lentement les arcanes du succès pour les mettre en lumière, sans porter de jugement.

« Je suis revenue sur mes pas. Le vent froid de la nuit poussait le papier vers la grille des eaux pluviales, encore un instant et il disparaîtrait au fond. Je voulais me souvenir de la phrase que j’avais écrite et je ne me souvenais plus de rien, pas même du mot « Afortunada ». Chanceuse. J’avais pensé que ce qui était écrit n’était peut-être rien et pourtant, une fois perdu, ça me semblait être un trésor. Je me suis précipitée sur le bout de papier qui n’arrêtait pas de courir en cahotant tout droit vers la grille, mû par une force d’attraction, telle une balle de golf vers le trou. Ma chance s’en allait avec lui. Chanceuse. J’ai rattrapé le bout de papier au dernier instant, je l’ai déplié devant mes yeux et j’ai vu qu’il était intact : « Afortunada, afortunada, elle a de la chance et ne désire rien. » Mais il n’y avait pas que ces mots-là, non, quelqu’un avait écrit : « Elle a un amour et n’a pas d’amant / Elle a un logis et n’a pas de maison / Elle a de la chance et ne désire rien. »  » (p. 150)

JORGE, Lidia. – La nuit des femmes qui chantent. – Métailié, 2012. – 309 p.. – EAN13 9782864248484 : 21 €.


 

Le Vent qui siffle dans les grues de Lídia Jorge

27.09
2009

cop. Métailié

« Le regard de Milene allait de Felicia aux Mata rassemblés en cercle entre elle, le mur et les draps suspendus, et elle savait que leur nom, à ces gens de la troisième vague, était très court, très simple, très facile à prononcer, d’une syllabe ou deux, mais en cet instant même elle ne s’en souvenait plus. Il se passerait la même chose quand ses oncles et ses tantes arriveraient, elle ne réussirait pas non plus à se cacher d’eux ni à leur parler. Elle sentait à l’intérieur de sa tête un nuage en spirale, un carrousel d’informations, de détails proches et lointains, tous pêle-mêle, dont elle n’arrivait pas à extraire l’essentiel devant ces visages plantés autour d’elle dans l’attente de ses paroles, alors qu’elle ne leur répondait pas. » (p. 50)

 

A Valmares, dans un Algarve tragique et sauvage, une province pauvre du sud du Portugal, Milene évolue entre ses tantes et oncles de la vieille famille Leandro, attachée à sa représentation sociale et les Mata, une famille nombreuse cap-verdienne vivace pour laquelle la musique irrigue la vie. Pour les uns elle est cette orpheline non désirée, attardée ; pour les autres  elle est cette gamine toute maigre en état de choc provoqué par la mort de sa grand-mère Regina,venue mourir seule aux portes de sa fabrique, personne d’autre de la famillen’ayant pu assister à ses funérailles, alors partie à l’étranger. Entre ces deux familles si différentes, un lien va se tisser, inexorablement, c’est l’amour naissant entre Milene et le fils Mata, Antonio, le grutier, un amour qui se vit caché d’abord pour enfin éclater au grand jour…Indubitablement on est happé par ce roman dont l’atmosphère est très vite plantée : sous une chaleur accablante, entre un quartier décadent et une bâtisse au milieu de nulle part, un drame se noue, lentement mais implacablement. On est séduit par l’écriture sensuelle et envoûtante de Lidia Jorge qui écrit là son sixième roman, un roman où les femmes dominent le théâtre de la vie, où les inégalités sociales s’exacerbent lorsqu’il est question de l’alliance entre deux familles que tout oppose, où la cruauté et la lâcheté apaisent les consciences. Un grand roman.

 

« S’ils n’avaient pas d’argent sur les livrets d’épargne, c’était bien parce que ce même argent se trouvait là, éparpillé par terre, dans toutes ces machines qui remplissaient les maisons et la cour. Pensa-t-elle dans sa langue. Pourquoi dépensaient-ils tant d’argent dans des objets inutiles ? Dans des fils électriques ? Des lampes ? Des montres ? Rien que les montres, dans cette maison, il y en avait vingt-cinq, elle les avait comptées. Dans des disques, des revues, des photos ? Des charretées et des charretées d’objets complètement inutiles. » (p. 283)

 

Roman sorti en poche
Ce roman a reçu le grand Prix de l’Association Portugaise des Ecrivains 2003, l’un des prix littéraires les plus prestigieux du Portugal, et le prix Correntes d’escritas 2004.

JORGE, Lidia. - Le Vent qui siffle dans les grues / traduit du portugais par Geneviève Leibrich. – Métailié, 2009. – 448 p.. – (Suite Portugaise). - ISBN 978-2-86424-679-4 : 12 euros.


Les femmes de mon père de José Eduardo Agualusa

03.04
2009

cop. Carnets de SeL

« - Avec combien de vérités fabrique-t-on un mensonge ?
La lumière très pure, filtrée d’abord par un grillage très fin fixé à la fenêtre, puis par la moustiquaire entourant le lit, se glissait en un torrent dubitatif qui communiquait son propre doute à la réalité. » (p. 15)

A la mort de son père, Faustino Manso, célèbre compositeur angolais, Laurentina, la plus jeune de ses dix-huit enfants conçus avec sept femmes différentes, décide avec son jeune neveu Bartolomeu Falcato d’entamer un documentaire sur sa vie, un road movie, qui démarre à partir de Luanda, capitale de l’Angola, et traverse ensuite toutes les villes où celui-ci a vécu, en Namibie, en Afrique du sud,…
Sous la forme d’un journal, d’un carnet de voyage, de fragments d’interviews, de rêves, José Eduardo Agualusa évoque le continent africain, ses règles sociales et les maladies qui le gangrènent, mais il écrit surtout un roman sur les liens qui se tissent entre parents et enfants, qu’ils soient de même sang ou non, sur la maternité, sur le désir et enfin sur la condition de la femme.
AGUALUSA, José Eduardo. – Les femmes de mon père / trad. du portugais par Geneviève Leibrich. – Métailié, 2009. – 325 p.. – (Bibliothèque portugaise). – ISBN 978-2-86424-678-7 : 20 €.

La ronde de nuit d’Agustina Bessa-Luis

15.01
2009

 

cop. Métailié

 

Est-ce un vrai ou un faux ? C’est la question qui tourmente la famille Nabasco, de grands bourgeois portugais qui possèdent un exemplaire de ce Rembrandt. Et plus particulièrement Martinho qui ne cesse d’interpréter La Ronde de nuit en fonction de l’Histoire et de sa propre histoire, élevé par sa grand-mère Maria Rosa, qu’il chérit plus que tout au monde, marié par elle avec Judite, sans fortune, livrée à elle-même suite à l’assassinat de sa mère et l’emprisonnement de son père…

 

Ce n’est pas la première fois qu’un tableau inspire un roman. Ici il donne un sens à la vie du protagoniste que n’anime aucun autre désir, aucune passion. A sa destruction par une femme jalouse, l’homme ne survivra pas. La belle plume d’Agustina Bessa-Luis nous envoûte durant toute la première partie du roman, avant que l’intrigue ne devienne quelque peu redondante dans les  multiples va-et-vients temporels.

 

 

BESSA-LUIS, Agustina. – La ronde de nuit / trad. du portugais par Françoise Debecker-Bardin. -Métailié, 2008. – 317 p.. – (Bibliothèque portugaise). – ISBN 978-2-86424-664-0 : 23 euros.

La guerre des anges * de José Eduardo Agualusa (2007)

08.05
2007

Titre original : O ano em que Zumbi tomou o Rio (2002)

Traduit du portuguais (Angola) par Geneviève Leibrich (2007)

La révolte gronde dans les favelas, sur les morros à Rio. Se voyant soudain refuser l’argent sale habituellement donné pour la soudoyer, la police s’est vengé en programmant une expédition punitive, mitraillant une procession religieuse et tuant ces anges noirs qu’étaient les enfants vêtus de blanc. Euclides, journaliste angolais, nain, noir et homosexuel, cherche des réponses à cette société inégalitaire, héritière d’un passé d’esclavage et de discrimination raciale. Il côtoie tour à tour Francisco, un ancien colonel angolais, reconverti en trafiquant d’armes, tourmenté par le souvenir de Florzinha, la fille du gouverneur, et pourchassé par Monte, son tortionnaire, Jararaca, le chef charismatique de l’émeute, dont s’est épris l’artiste Anastacia, et Jacaré, et un rappeur drogué, qui risque de mettre en péril la belle révolution qui se prépare…

Pas d’histoire romancée ici, mais comme des flashes, le portrait de personnages forts qui pourraient être autant de rouages d’une guerre civile à Rio. L’auteur imagine ainsi comment les brésiliens noirs pourraient se tirer du joug de leur esclavage économique et social, émaillant son récit incisif de vers de poètes angolais ou portuguais, et de chants brésiliens. Et c’est un véritable cri de révolte que José Eduardo Agualusa pousse à travers son troisième roman, contre l’intolérance (nain, noir, homosexuel, Euclides en est une triple illustration), contre un racisme historiquement ancré dans les mentalités par le colonialisme, les blancs détenant toujours pouvoir et richesses, les noirs n’ayant d’autres possibilités que de les servir, de les divertir (prostitution, sport professionnel, danse…) ou de devenir trafiquants de drogue.
Un roman politique, brutal, qui nous donne une image forte de l’identité créole du Brésil, tiraillée par sa faim d’égalité sociale.

AGUALUSA, José Eduardo. - La guerre des anges. – Métailié, 2007. – 279 p.. – ISBN : 978-2-86424-601-5 : 20 €.
Service de presse

La grande ourse * de Mario Claudio (2006)

12.10
2006

Titre original : Ursa Maior
Traduit du portugais par Ana Corte-Real et Pierre Léglise-Costa

De sang froid, Henrique, étudiant, tue son ex-fiancée à coups de révolver puis entre dans un commissariat se constituer prisonnier. Qu’est-ce qui l’a poussé à tuer ? En prison il côtoie Gerardo le joueur, Sergio le violeur, Rogerio l’escroc, Cristina le travesti, Albino le trafiquant d’objets d’art, Jorge, l’oiseau de nuit shooté à la belle gueule d’ange. Ils revoient tous, à tour de rôle, leur arrestation, puis se dénoue lentement le film rétrospectif de leur vie antérieure qui les a amené à se retrouver dans cette non-vie voire dans cet enfer, par le biais d’un monologue intérieur.

Sans porter aucun jugement, cet auteur portugais nous narre l’histoire de sept criminels, fort de l’observation réelle de prisonniers dans l’univers carcéral. Il en ressort une forte impression non pas peut-être de sympathie avec les personnages mais de compréhension. Mieux qu’un documentaire, il nous ouvre le coeur et l’esprit de ces hommes qui nous effraient.
CLAUDIO, Mario. - La grande ourse/trad. du portugais par Ana Côrte-Real et Pierre Léglise-Costa. – Métailié, 2006. – 159 p.. – (Bibliothèque portugaise). – ISBN : 2-86424-593-0 : 17 €.
Service de presse

Le marchand de passés de José Eduardo Agualusa

06.02
2006

cop. Métailié

 

Félix Ventura, vieil albinos angolais, exerce le curieux métier de vendre à ses clients, nouveaux riches et hommes influents, un arbre généalogique des plus glorieux. Un jour, un photographe à l’accent étranger lui demande aussi de lui inventer un passé, mais cette fois le plus discret possible. Mais l’homme, ce service rendu, part sur les traces de ses aïeux fictifs, se métamorphose en ce qu’il est censé être, en perd son accent, jusqu’au jour où son véritable passé le rattrape…

Une perle que ce roman angolais traitant de la (dé-)construction de son passé, de la mémoire familiale, de ses ancêtres : y transparaît toujours une satire féroce des soubresauts politiques, à laquelle nous avaient habitué la plupart des littératures subsahariennes ; mais ici, l’irrationnel se mêle habilement au monde réel : l’animisme est symbolisé par la figure du gecko qui n’est autre que le « je » narrateur, et avec lequel dialoguent, sous sa forme humaine, les deux hommes pendant leurs rêves.

AGUALUSA, José Eduardo. – Le Marchand de passés / trad. du portugais (Angola) par Cécile Lombard. – Métailié, 2006. – 131 p.. – ISBN : 2-86424-5617-1 : 15 €.