
cop. Seuil
« Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. » (incipit, p. 7)
C’est ainsi qu’on entame le récit de cet étrange roman de ce membre de l’Oulipo. Difficile d’en proposer un résumé sans en réduire l’effet de surprise. Voilà : tout commence quand tu décides d’acheter Si par une nuit d’hiver un voyageur parmi tous les livres qui te font de l’oeil dans la librairie où tu rentres, et qui, pour une raison ou une autre, te donnent envie de les lire ou pas. C’est pourtant lui et lui seul que tu as décidé de choisir et tu commences alors son histoire :
« Si par une nuit d’hiver un voyageur
Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de piston couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa. Dans l’odeur de gare passe une bouffée d’odeur de buffet. Quelqu’un regarde à travers les vitres embuées, ouvre la porte vitrée du bar, tout est brumeux à l’intérieur, comme vu à travers des yeux de myope ou que des escarbilles ont irrités. Ce sont les pages du livre qui sont embuées, comme les vitres d’un vieux train ; c’est sur les phrases que se pose le nuage de fumée. » (p. 15)
et puis… tu t’aperçois qu’il y a eu un défaut de fabrication car tu te retrouves à relire les mêmes pages. C’est alors qu’en le rapportant en librairie pour l’échanger, tu y rencontres une jeune lectrice célibataire…
Coïncidence qui ne manque pas de sel : il est devenu difficile de nos jours de se procurer ce classique qui n’est plus édité en France : on ne le trouve plus désormais qu’en bibliothèque ou chez les bouquinistes. Ce qui est à peine croyable.
Ce roman est l’un des rares, après le « vous » employé par Michel Butor dans La Modification, à utiliser la deuxième personne du singulier pour interpeller directement le lecteur. Or, ici, il fait bien plus qu’interpeller le lecteur puisque c’est précisément le lecteur qui est le protagoniste de l’histoire et qui va être mis en scène.
L’autre particularité du roman, c’est surtout de ne présenter à la lecture aucune histoire complète : mieux, il propose, dans la trame principale dérapant vers le kafkaïen, dix incipit, dix débuts de récit, et n’en achève aucun, les laissant en plein suspens et le lecteur sur sa faim.
A vrai dire ce roman ne correspondait du coup pas du tout à ce que je m’attendais à lire : je savais effectivement que le lecteur en était le personnage principal, mais j’ignorais qu’il s’agissait d’un lecteur vivant de multiples péripéties et non LE « vrai » lecteur, ni que ce roman allait se décliner en autant d’histoires inachevées. L’intérêt du roman réside donc surtout dans l’inventivité de ses différents incipits, et dans la démonstration de l’interaction entre l’auteur et le lecteur mise en abime. Ce qui est on ne peut plus jouissif.
Un ovni littéraire, à lire absolument.
Titre original italien : Se una notte d’inverno un viaggiatore
Paru à Turin en 1979 aux éditions Einaudi, et en France en 1981 aux Éditions du Seuil.