Categorie ‘Littérature italienne

Le poids du papillon d’Erri De Luca

16.06
2015

cop. Folio bilingue

Un chasseur a tué sa mère, un aigle sa soeur : resté seul, il attendit son heure pour défier le mâle dominant d’une harde et devint roi des chamois. Un papillon blanc se fixa alors à jamais sur sa corne ensanglantée.

Ce matin de novembre, le roi des chamois sent son corps s’affaiblir et sa fin proche. Le vieux chasseur, le meilleur d’entre tous, va prendre sa retraite et ne veut pas partir sans un dernier trophée…

Dans l’esprit d’une fable philosophique, et notamment épicurienne, Erri De Luca prépare ici le combat entre deux rois solitaires, l’un animal, l’autre homme, tous deux faisant corps avec la montagne dont ils connaissent tous les secrets. Dans ce duel, peu importe qui mourra mais l’un recevra de l’autre une leçon de la nature. Vraiment un très beau texte.

 

DE LUCA, Erri.

Le poids du papillon = Il peso della farfalla.

Trad. De l’italien par Danièle Valin.

Gallimard (Folio bilingue, 193 ; 2015).

139 p.

EAN13 9782070461424 : 7 €.

La conscience de Zeno d’Italo Svevo

02.09
2012

cop. Folio

Titre original : La coscienza di Zeno (1923)

C’est pour suivre les conseils de son médecin que Zeno Cosini décide de coucher sur le papier toute sa vie de rentier de fin du 19e siècle. Il commence par une analyse historique de son goût pour le tabac, dont il espère toujours guérir, puis par la gifle de son père mourant, avant de relater son mariage par dépit avec l’une des quatre filles d’un négociant, qui s’achève sur sa bonne réputation de père de famille.

« Pour diminuer son apparence grossière, j’essayai de donner un contenu philosophique à la maladie de la dernière cigarette. On prend une fière attitude et l’on dit : « Jamais plus ! » Mais que devient cette fière attitude si on tient la promesse ? Pour la garder, il faut avoir à renouveler le serment. Et d’ailleurs, le temps, pour moi, n’est pas cette chose impensable qui ne s’arrête jamais. Pour moi, pour moi seul, le temps revient. » (p. 27-28).

Troisième roman d’Italo Svevo, dont la publication en France fut soutenue par James Joyce, ce récit est l’histoire d’une vie somme toute ordinaire, d’un rentier oisif qui semble passif, laissant le cours des événements décider de son destin. Ainsi ses affaires sont gérées par un employé que son père croyait plus capable ; il épouse Augusta par dépit après avoir essuyé le refus de sa soeur, dont il était amoureux ; il la trompe avec une pauvre jeune fille qui voit en lui son sauveur… Embarrassé par ses réflexions et ses hésitations, Zeno ne prend pas réellement d’initiatives dans sa vie, si ce n’est pour prendre constamment des résolutions qui éclatent sous la pression de l’excuse de « la dernière fois ». Il accorde peu de crédit à la psychanalyse qu’il suit, son médecin se bornant à expliquer son comportement par le complexe d’Oedipe. Bref, ce roman psychologique décrit les soubresauts d’un homme avec sa conscience, et qui se met bien souvent dans le pétrin tout seul, sous nos yeux ahuris. Un voyage introspectif non dénué d’humour, dont le meilleur passage reste celui du tout début sur le tabagisme.

 

Offert par Giulia.

 

Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino

05.08
2012

cop. Seuil

« Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. » (incipit, p. 7)

C’est ainsi qu’on entame le récit de cet étrange roman de ce membre de l’Oulipo. Difficile d’en proposer un résumé sans en réduire l’effet de surprise. Voilà : tout commence quand tu décides d’acheter Si par une nuit d’hiver un voyageur parmi tous les livres qui te font de l’oeil dans la librairie où tu rentres, et qui, pour une raison ou une autre, te donnent envie de les lire ou pas. C’est pourtant lui et lui seul que tu as décidé de choisir et tu commences alors son histoire :

« Si par une nuit d’hiver un voyageur

Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de piston couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa. Dans l’odeur de gare passe une bouffée d’odeur de buffet. Quelqu’un regarde à travers les vitres embuées, ouvre la porte vitrée du bar, tout est brumeux à l’intérieur, comme vu à travers des yeux de myope ou que des escarbilles ont irrités. Ce sont les pages du livre qui sont embuées, comme les vitres d’un vieux train ; c’est sur les phrases que se pose le nuage de fumée. » (p. 15)

et puis… tu t’aperçois qu’il y a eu un défaut de fabrication car tu te retrouves à relire les mêmes pages. C’est alors qu’en le rapportant en librairie pour l’échanger, tu y rencontres une jeune lectrice célibataire…

Coïncidence qui ne manque pas de sel : il est devenu difficile de nos jours de se procurer ce classique qui n’est plus édité en France : on ne le trouve plus désormais qu’en bibliothèque ou chez les bouquinistes. Ce qui est à peine croyable.

Ce roman est l’un des rares, après le « vous » employé par Michel Butor dans La Modification, à utiliser la deuxième personne du singulier pour interpeller directement le lecteur. Or, ici, il fait bien plus qu’interpeller le lecteur puisque c’est précisément le lecteur qui est le protagoniste de l’histoire et qui va être mis en scène.

L’autre particularité du roman, c’est surtout de ne présenter à la lecture aucune histoire complète : mieux, il propose, dans la trame principale dérapant vers le kafkaïen, dix incipit, dix débuts de récit, et n’en achève aucun, les laissant en plein suspens et le lecteur sur sa faim.

A vrai dire ce roman ne correspondait du coup pas du tout à ce que je m’attendais à lire : je savais effectivement que le lecteur en était le personnage principal, mais j’ignorais qu’il s’agissait d’un lecteur vivant de multiples péripéties et non LE « vrai » lecteur, ni que ce roman allait se décliner en autant d’histoires inachevées. L’intérêt du roman réside donc surtout dans l’inventivité de ses différents incipits, et dans la démonstration de l’interaction entre l’auteur et le lecteur mise en abime. Ce qui est on ne peut plus jouissif.

Un ovni littéraire, à lire absolument.

 

Titre original italien : Se una notte d’inverno un viaggiatore

Paru à Turin en 1979 aux éditions Einaudi, et en France en 1981 aux Éditions du Seuil.

 


A tous et à personne de Grazia Verasani

22.07
2012

cop. Métailié

Détective privée à Bologne, quadragénaire célibataire, Giorgia Cantini se voit contrainte par son père de prendre une jeune assistante débarquant de sa province. Alors qu’une bourgeoise lui demande de suivre en filature sa fille de dix-sept ans, Barbara, qui sèche ses cours depuis plusieurs semaines, Giorgia suit aussi avec intérêt l’enquête de son ami policier Luca Bruni sur le meurtre de Franca Palmieri, “La fille aux crapauds”, qui a grandi dans le même quartier qu’elle, accueillant dans sa chambre tous les garçons de son âge…

« Un type dans les quarante ans, maigre et chauve, en veste et cravate desserrée, me donne un coup de coude, s’excuse, fait une blague : il me drague. J’ai envie de lui apprendre qu’il existe des pays plus civilisés, des pays où quand une femme entre dans un bar toute seule personne ne se sent en droit de l’importuner. Des pays où on peut dire : « Merci, j’ai envie d’être seule., sans se sentir en faute ni forcée de sourire. » (p. 38)

Un petit polar qui se perd un peu dans les souvenirs nostalgiques de la narratrice, autour de l’élucidation de l’affaire de « La fille aux crapauds », mais qui pointe du doigt, avec l’histoire de l’adolescente, un crime omniprésent dans toutes les époques et différentes sociétés.

 

VERASANI, Grazia. – A tous et à personne / trad. de l’italien par Gisèle Toulouzan et Paola de Luca. – Métailié, 2012. – 236 p. ; 19 cm. – (Suite italienne). – EAN13 9782864248606 : 10 €.

Manituana de Wu Ming

29.11
2009

cop. Métailié

«La chose au pied des guerriers offensait les yeux. La chose au pied des guerriers avait une apparence humaine. Le corps de Samuel Waterbridge était maintenant une proie écorchée, laissée à pourrir au sol.

Molly connaissait la mort, obscène et cruelle, mais elle ne l’avait jamais vue dans le lieu où se conservait la vie. Pas traînée au milieu du village, pas exhibée pour que de jeunes mâles puissent se promettre vengeance. » (p. 62)

 

En 1775, dans un monde baptisé Iroquirlande proche de la frontière canadienne, les colons se disputent les terres des tribus iroquoises dans la vallée mohawk.

 

Hélas, on se doute bien du sort tragique de ces Indiens d’Amériques. Mais dans cette formidable épopée historique, le collectif italien Wu Ming se place du côté des futurs vaincus, hommes comme femmes, Joseph l’interprète ou le jeune Peter comme la sage Molly ou sa nièce Esther, la visionnaire. Et, plutôt que de décrire avec force détails les batailles, il renouvelle le genre du roman d’aventures en hachant ce récit dramatique, dépourvu de manichéisme, par des chapitres brefs et incisifs et des ellipses narratives, où tout est terriblement perçu par ces grands perdants de l’Histoire des Amériques. Un roman foisonnant et passionnant, oui, qui nous prouve qu’il est possible d’écrire d’un même élan à cinq.
Vous pouvez lire d’autres avis particulièrement enthousiastes sur ce roman dans la blogosphère : Journal d’une lectrice, Actu du noir, Sur mes étagères.

Manituana / Wu Ming ; trad. de l’italien par Serge Quadruppani. – Paris : Métailié, 2009. – 507 p. : couv. ill. en coul. ; 22 cm. – (Bibliothèque italienne). – ISBN 978-2-86424-688-6 : 24 €.

Le vicomte pourfendu d’Italo Calvino

04.11
2009

cop. Biblio romans

Titre original : Il visconte dimezzato (1952)
traduit en France en 1955

Parti à la guerre contre les Turcs, le vicomte  Médard de Terralba se retrouve coupé en deux par un coup de canon. Guérie, sa moitié droite rentre au château et fait régner la terreur dans le village, n’ayant conservé que ses sentiments les plus cruels et mutilant faune et flore en deux. Mais voilà que revient également son autre moitié, faisant l’apologie du bien, bien trop altruiste au goût des habitants. Qu’est-ce qui peut donc sauver la population de ces deux moitiés, l’une et l’autre se révélant inhumaines car moralement situées aux extrêmes ? L’amour peut-être…

« (…) Ce n’est pas moi seul, Paméla, qui suis écartelé et pourfendu, mais toi aussi, nous tous. Et maintenant je sens une fraternité qu’avant, lorsque j’étais entier, je ne connaissais pas. Une fraternité qui me lie à toutes les mutilations, toutes les carences du monde. Si tu viens avec moi, Paméla, tu apprendras à souffrir des maux de tous et à soigner les tiens en soignant les leurs.
- C’est très bien, dit Paméla, mais moi je suis dans un beau guêpier avec votre autre morceau qui est amoureux de moi et dont on ne sait ce qu’il veut me faire
. » (p. 89)

Il ne fallut pas plus de trois mois à Italo Calvino pour écrire ce conte philosophique durant l’été 1951. Premier volume d’une trilogie dite « trilogie héraldique », il sera publié l’année suivante ; lui succéderont Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1959). Le narrateur n’est autre que le jeune neveu du vicomte avec qui il a partagé la même nourrice, Sébastienne.

Avec beaucoup d’humour, il nous raconte comment sur les hauteurs du village les Huguenots vivent repliés sur eux-mêmes, ayant perdu et oublié dans leur exil textes sacrés et croyances, mais ne voulant pas côtoyer les autres de peur qu’on cherche à les endoctriner en leur faisant croire qu’il s’agit de leur religion. Ceux-ci haïront la moitié malfaisante du vicomte tout comme ils repousseront  sa moitié bienfaisante lorsqu’elle leur demandera de ne plus chercher à tirer profit de leur récolte.
De même, le narrateur dépeint un tableau licencieux du village des lépreux, plus heureux semble-t-il que leurs donateurs placés sous la dépendance du château.
A chaque page sourd ainsi le cynisme, prenant pour cible les médecins, les parents intéressés, les groupes religieux,…
A travers cette fable sur ces deux moitiés  d’homme représentant l’un le  Mal et l’autre le Bien, l’auteur démontre qu’aucun des extrêmes n’est humain, et, comme le reproche sa nourrice Sébastienne à la moitié gauche, la bonne, croyant faire le bien, se trouve à faire le mal aussi. Ne reste donc qu’à accepter la dualité de nos pulsions et à les tempérer.

CALVINO, Italo. – Le Vicomte pourfendu /trad. de l’italien par Juliette Bertrand. – Paris : Librairie Générale Française, 2009. – 122 p.. – (Le livre de poche. Biblio roman ; 3004). – ISBN 978-2-253-02985-4 : 3,50 €.

Le libraire de Sélinonte de Roberto Vecchioni

31.10
2009

cop. LGF

Il libraio di Selinunte (2004)

En Sicile, dans la petite ville de Sélinonte, un libraire s’installe. Mais les habitants refusent non seulement de fréquenter sa boutique et d’assister à ses veillées, mais aussi de le servir dans les leurs. Seul Nicolino, surnommé « Frullo » à l’école, vient tous les soirs l’écouter lire à voix haute derrière une pile de livres. Un jour une fillette disparaît. Aussitôt les soupçons se portent sur ce personnage si différent et inquiétant. La nuit suivante la librairie prend feu. Advient un événement surnaturel dont les habitants ne vont pas sortir indemnes…
« Étrangement, ce fut comme lorsque l’on entre dans une pièce plongée dans l’obscurité et que peu à peu on parvient à distinguer les choses, que je réussis à distinguer les mots, ou tout au moins ce que je prenais pour des mots. Et je les trouvais magnifiques, comme s’ils possédaient un corps, une vie, et s’adressaient à moi. » (p. 47)

Ce joli conte poétique propose sous un vernis fantastique une allégorie sur la fonction du langage, sur le pouvoir des mots, sur leur absolue nécessité pour formaliser ce que l’on souhaite, ce que l’on voit, ce que l’on ressent. Dostoïevski, Shakespeare, Proust, Borges, Sappho, Dante, Rimbaud, ou encore les poèmes d’Alvaro de Campos et surtout des extraits de La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï émaillent le récit, lus à voix haute par le mystérieux libraire, qui transmet son plaisir du texte, son plaisir des mots à son jeune auditeur caché, le narrateur, et pourquoi pas à nous, lecteurs. Le dénouement, assez déroutant, s’inspire de l’histoire du joueur de flûte de Hamelin retranscrite par les frères Grimm, de manière complètement détournée et tragique. Malgré tout, j’ai éprouvé comme un sentiment de frustration en achevant ce conte, comme si j’eusse aimé le voir davantage exploité. Pourtant tout y est. Et si, pour boucler la boucle, il suffisait de le relire à voix haute et de le faire lire pour qu’il soit complet et que son but soit atteint ?

VECCHIONI, Roberto. – Le libraire de Sélinonte / trad. de l’italien par Gérard-Julien Salvy. – Editions du Rocher, 2007. – 124 p.. – (Le livre de poche). – ISBN 978-2-253-12442-9 : 5 €.