Categorie ‘Littératures africaines

Nous sommes tous des féministes de Chimamanda Ngozi Adichie

08.03
2015

cop. Folio

Chimamanda Ngozi Adichie raconte certains détails de sa vie particulièrement éclairants sur la condition féminine, tels cet épisode à l’école primaire où le chef de classe ne pouvait être qu’un garçon, celui où une femme ne peut pas entrer dans un hôtel sans être soupçonnée d’être une prostituée, où une femme est ignorée par les serveurs d’un restaurant car c’est l’homme seul qui est important et qui a l’argent. Elle se considère comme une Féministe Africaine – car le féminisme ne serait pas africain – Heureuse – car les féministes seraient « malheureuse(s), faute de trouver un mari« -  qui ne déteste pas les hommes - car être féministe serait synonyme de haine des hommes… et rêve d’un monde plus équitable, qui commence par l’éducation des enfants.

Dans Les Marieuses, Chimamanda Ngozi Adichie évoque l’arrivée d’une jeune mariée nigérienne aux Etats-Unis chez son « mari tout neuf« , médecin traitant à l’hôpital, choisi par son oncle et sa tante…

Version modifiée d’une conférence, le premier texte est paradoxalement très personnel puisqu’il tire du vécu de l’auteure des preuves quotidiennes de l’existence de préjugés sexistes et de l’inégalité entre les sexes, à l’école, dans la rue, au travail. Simple, clair, direct.

Dénonçant les mariages forcés, le second texte décrit tout à la fois la soumission d’une jeune épouse nigérienne à son mari diplômé et américain, et sa distanciation ironique vis-à-vis de ce mode de vie qu’il compte lui imposer, dans l’espoir de pouvoir s’intégrer.

NGOZI ADICHIE, Chimamanda.

Nous sommes tous des féministes suivi de Les marieuses.

Trad. De l’anglais (Nigeria) par Sylvie Schneiter et Mona de Pracontal.

Gallimard (Folio 2€, 5935 ; 2015).

 87 p.

EAN13 9782070464586 : 2 €.

Le fils du pauvre ** de Mouloud Feraoun (1950)

20.02
2011

Copyright Points/Hulton archives/Getty Images

Instituteur, le narrateur (qui n’est autre que Mouloud Feraoun lui-même) décide de se peindre comme le firent avant lui Montaigne, Rousseau, Daudet et Dickens. Rien que ça.

Le Fils du pauvre décrit son enfance dans une ville kabyle de deux mille habitants, Tizi, pendant l’entre-deux-guerres.

Chaque chapitre est consacré à un sujet précis : après la description de son village, des classes sociales qui y sont visibles, et de l’intérieur des habitations, le narrateur présente les occupations quotidiennes des différents membres de sa famille, de son oncle et de ses tantes, les questions de mariages, de jalousies et d’héritages, comment ils cohabitent entre eux, avant de faire le récit quasi-autobiographique de fils choyé par rapport à ses soeurs, de sa vie d’écolier et de collégien, avant son départ pour l’École normale.

« Je ne sus le nom de chacune de mes tantes qu’après les avoir bien connues elles-mêmes. Le nom ne signifiait rien. C’était comme pour mes parents. Je me rappelle avoir appris avec une surprise amusée, de la bouche de ma petite cousine, que son père s’appelait Lounis, le mien Ramdane, ma mère Fatma, la sienne Helima. Je compris tout de suite, cependant, que c’étaient les autres qui les désignaient ainsi et que dans la famille nous avions des mots plus doux qui n’appartenaient qu’à nous. Pour moi, mes tantes s’appelaient Khalti et Nana. » (p. 46-47)

Au travers du roman c’est tout un témoignage d’une vie rude que l’on découvre. Comme le titre l’indique, la famille du narrateur vit de peu, de figues, d’olives, de blé, rarement de viande si ce n’est pour l’aïd ou pour complaire au chef du village lorsqu’il y a conflit entre deux familles. Sa famille vit de quelques bêtes, figues et olives. Seul le père travaille sur un chantier, puis au champ, rentré chez lui. Ses tantes travaillent l’argile pour la poterie et la laine.

Il est aussi question d’éducation d’un fils, et comment les garçons sont élevés comme de petits dieux dans leur famille, avec toute la discrimination sexuelle que cela induit :

« J’étais destiné à représenter la force et le courage de la famille.

Lourd destin pour le bout d’homme chétif que j’étais ! Mais il ne venait à l’idée de personne que je puisse acquérir d’autres qualités ou ne pas répondre à ce voeu.

Je pouvais frapper impunément mes soeurs et quelquefois mes cousines : il fallait bien m’apprendre à donner des coups ! Je pouvais être grossier avec toutes les grandes personnes de la famille et ne provoquer que des rires de satisfaction. J’avais aussi la faculté d’être voleur, menteur, effronté. C’était le seul moyen de faire de moi un garçon hardi. Nul n’ignore que la sévérité des parents produit fatalement un pauvre diable craintif, gentil et mou comme une fillette.(…) » (p. 28)

D’éducation à l’école aussi, et comment l’enfant décide, après avoir redoublé sa deuxième classe, de devenir bon élève, et comment l’adolescent s’applique studieusement à réussir ses études pour devenir instituteur, et ne pas retourner travailler au champ.

Enfin ce roman résonne aussi de toute la tendresse d’un petit garçon pour ses tantes qui connaîtront une fin tragique, pour sa famille et surtout pour son père, qui se saigne aux quatre veines pour lui et sa famille, partant endetté pour la France, lui permettant de partir faire des études alors qu’il se retrouve seul à assumer la charge de travail pour nourrir sa famille :

« Ce repas, sous l’oeil dédaigneux des hommes, fut un supplice pour moi. Kaci et Arab se moquaient de ceux qui ne savaient pas élever leurs enfants. L’allusion était directe, je rougissais et je pâlissais. Je me disais, pour diminuer ma faute, que mon père n’avait pas faim. Mais je dus me détromper car, en rentrant à la maison, je lui trouvai, entre les mains, mon petit plat en terre cuite, orné de triangles noirs et rouges. Ce jour-là, il retourna au travail le ventre à moitié vide, mais il grava, une fois pour toutes, dans le coeur de son fils, la mesure de sa tendresse. » (p. 71)

Un livre devenu culte de cet écrivain qui fut assassiné par l’OAS à Alger le 15 mars 1962.
Le fils du pauvre / Mouloud Feraoun. – Paris : Éd. du Seuil, 1995. – 145 p. : couv. ill. en coul. ; 18 cm. – (Points ; 180). - ISBN 2-02-026199-5 (br.) : 29 F.
Emprunté au CDI
Écrivain algérien de langue française (Tizi Hibel, Grande Kabylie, 1913 - El Biar, Alger, 1962).

Le pain nu de Mohamed Choukri (1980)

31.10
2010

Titre original : al-khubz al-hâfî

« Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur. Mon père, c’était un monstre. Pas un geste, pas une parole. Tout à son ordre et à son image, un peu comme Dieu, ou du moins c’est ce que j’entendais… Mon père, un monstre. Il battait ma mère sans aucune raison. » (p. 13)

Dans les années 1940, à Tanger, le jeune Mohammed quitte rapidement sa famille qui vivote avec les ventes dur le marché de sa mère. Son père, qu’il hait, ivre la plupart du temps, les brutalise tous, jusqu’à assassiner son frère. Il survit d’expédients, dormant à la belle étoile et ramassant des poissons morts traînant sur le port, et dépense le peu qu’il gagne auprès des prostituées.

Ecrit en 1952, ce roman autobiographique fut censuré au Maroc jusqu’en novembre 2000, à cause de la crudité des scènes sexuelles. Il ne sera publié en France qu’en 1980, par Maspero, traduit par Tahar Ben Jelloun. Devenu un classique de la littérature marocaine, il dénonce, au travers de ses personnages souffrant de la faim et de la misère, les injustices sociales du Maroc de l’époque. Usant d’un style dépouillé et cru, il dépeint une réalité qui l’est plus encore : ce sont toutes les menaces qui planent sur ce jeune garçon livré à lui-même, de la maladie à la famine, du viol jusqu’au meurtre. On en sort écoeuré par la triste condition de tous ces jeunes adolescents, errant dans le Maroc d’alors comme dans de nombreux autres pays aujourd’hui. On en sort aussi lassé par la sexualité débridée du narrateur. Et pas forcément convaincu par la qualité littéraire intrinsèque du texte. Mais par ce qu’il ose décrire, oui.

Le pain nu [Texte imprimé] : récit autobiographique / Mohamed Choukri ; présenté et trad. de l’arabe par Tahar Ben Jelloun. - Paris : Seuil, 1997. - 160 p. : couv. ill. ; 18 cm. – (Points ; 365). - ISBN 978-2-02-031720-7 (br.) : 5,50 €.
Emprunté au C.D.I.

A quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra (1999)

11.09
2010

« – Lève-toi, c’est un ordre.
– Je ne peux pas, je te dis.
Je braquai mon pistolet sur lui e
t je l’abattis.

Nous nous engouffrâmes dans les forêts, marchâmes une partie de la nuit et observâmes une halte dans le lit d’une rivière. Et là, en écoutant le taillis frémir au cliquetis de nos lames, je m’étais demandé à quoi rêvaient les loups, au fond de leur tanière, lorsque, entre deux grondements repus, leur langue frétille dans le sang frais de leur proie accrochée à leur gueule nauséabonde comme s’accrochait, à nos basques, le fantôme de nos victimes. » (p. 264)

 

A Alger, en cette fin des années 1980, Nafa Walid est engagé comme chauffeur au service de la famille richissime des Raja. Pas pour longtemps : dès que son collègue lui demande de l’aider à se débarrasser d’un cadavre que Junior, son patron, laisse derrière lui, il démissionne, révolté et écœuré. Lui qui rêvait de devenir une star du grand écran finit par se faire escroquer par un ancien acteur, qui lui promet de quitter ce pays, qui prend un visage austère et inquiétant avec la montée de l’intégrisme, pour partir en France faire du cinéma. Sans argent, sans travail, il trouve dans ses prières à la mosquée un peu de sérénité. Un jour, l’imam lui propose de faire le taxi et de donner sa recette pour la cause du FIS, en lui reversant un salaire correct. Nafa accepte…

 

Dès son chapitre d’ouverture, ce roman frappe très dur : ici nulle tendresse, nulle compassion. Dès les premières lignes, le narrateur vient d’égorger un bébé devant sa mère. Quoi de plus inhumain ? Les policiers ont encerclé l’immeuble où ses comparses et lui se sont réfugiés. Ils sont tous morts. On devine sa fin imminente. Comment en est-il arrivé là ?

C’est l’histoire de Nafa Walid que raconte ensuite Yasmina Khadra, ce jeune homme comme tant d’autres qui va finir par se faire enrôler par les islamistes radicaux. Il nous fait vivre le « printemps d’Alger », le refus par l’armée de la victoire du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives de 1991 et la guerre civile entre deux forces qui se déchirent avec l’armée d’un côté et les islamistes radicaux de l’autre.

Parfois les caractères sont tellement tranchés que l’auteur semble avoir un peu forcé le trait, mais le message est on ne peut plus clair. C’est bien d’un roman d’apprentissage qu’il s’agit ici, mais d’un apprentissage vers une véritable descente aux enfers, où la notion de bien et de mal disparait, où l’individu se dissout pour une cause dont il ne peut discuter les ordres.

Une mise en garde imparable.

 

KHADRA, Yasmina . – A quoi rêvent les loups. – Pocket, 2009 . – 274 p.. – (10979). – ISBN 978-2-266-20086-8 : 6,50 euros.

Acheté en septembre à la librairie Chantelivre d’Orléans.

A lire aussi de lui Les hirondelles de Kaboul ***


Nedjma * à ** de Kateb Yacine (1956)

27.08
2010

Quatre jeunes gens, Mustapha, Rachid, Mourad et Lakhdar, travaillent comme manœuvres sur un chantier. Lorsque leur patron, M. Ernest, frappe Lakhdar, celui-ci lui rend son coup et part en prison. S’ensuit la fuite des garçons de ce village de l’Algérie française. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Et que représente pour eux cette Nedjma qui semble les fasciner ?

Tragédie familiale dans l’Algérie orientale des années 50, Nedjma laisse s’exprimer la poésie de l’une des premières voix algériennes d’expression française. Lyrique et violente à la fois, cette voix chante l’amour de ces quatre jeunes gens pour Nedjma, intouchable pour ces descendants de la même tribu, la métisse qui, comme eux, n’a jamais vraiment connu ni son père ni sa mère, Française, qui fut convoitée, séduite, enlevée et aimée par les pères des quatre garçons. Cyclique, l’intrigue finit par là où elle a commencé, retraçant tour à tour les chemins des quatre jeunes Algériens, qui les mènent inéluctablement vers l’éblouissante Nedjma. La guerre d’Algérie commence à peine avec le traumatisme des événements de Sétif, mais déjà on sent sourdre la révolte chez ces jeunes gens que dominent les colons : il n’y a plus aucun retour en arrière possible.

Tantôt s’étirant en de longues diatribes poétiques, tantôt s’écorchant en de courtes phrases, la langue de Kateb Yacine nécessite attention et réceptivité, tout comme son intrigue familiale complexe. Pilier de la littérature algérienne contemporaine, ce roman, par cette richesse et complexité, exige une lecture confirmée.

Commentaire d’Abdelwahab Meddeb dans Esprit, janvier 1995, n°1, p. 77 :
Dans Nedjma « est formulé d’une manière tranchée le diagnostic de l’interruption généalogique et de l’état orphelin. (…) Les scènes, monologues, fragments de carnet et de journal, les délires et les dialogues, tous les matériaux épars du roman, qui révèlent, comme aurait dit Valéry, un redéploiement après coup, maintiennent enfoui le secret de Nedjma qui ne sera excavé qu’à coups de sonde aménagés au coeur du texte en trois ou quatre passages où culbute comme un dé le thème de l’interruption généalogique et de l’orphelin emportant les noms et les individus dans les bourrasques de l’histoire, authentifiées jusque dans les accidents du relief, des fleuves et des sites, bref de la géographie.
Nedjma même, métaphore de l’Algérie, est le produit de la mixité et du mélange, de la confusion généalogique due au désordre amoureux.(…) »
YACINE, Kateb. – Nedjma. – Seuil, 2008. – 274 p.. – (Points ; P247). – ISBN 978-2-02-028947-4 : 7 euros.
Emprunté

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La Civilisation, ma Mère !… *** de Driss Chraïbi (1972)

22.08
2010

« - Non, pas de guerres, pas de dates. Quand tu te bagarres avec Nagib, est-ce que je m’en souviens ? Ces coups de poing doivent-ils passer à la postérité ? Raconte-moi le fond vrai de l’Histoire, je ne sais pas, moi… une période d’une nation ou d’un peuple ou d’un homme où il s’est vraiment passé quelque chose : je veux dire quelque chose de bien. Il doit bien y avoir une époque où les chiens fraternisaient avec les chats et Dieu avec les hommes !

La géographie était aussi sa passion : tant de peuples qui parlaient tant de langues et avaient des vies différentes ! » (p. 88-89).

Le narrateur et son grand frère Naguib s’amusent d’abord des croyances de leur mère, cloîtrée chez elle depuis qu’elle a été mariée à l’âge de treize ans à leur père. Et puis, ils en viennent à vouloir faire son éducation, en cachette du père, allant même jusqu’à la faire sortir de chez elle, l’emmener au parc, au cinéma. Lorsque le cadet part poursuivre ses études en France, c’est le grand frère qui reprend le récit de l’éveil de sa mère au monde qui l’entoure, à son désir boulimique de s’instruire, de savoir, de comprendre. Bientôt elle s’affranchit de son mari, qui la laisse prendre son indépendance, médusé, et entreprend de faire réagir d’autres femmes, s’attirant des ennemis.

« Ce que je visais, tenacement, c’était la carapace d’idées reçues et de fausses valeurs qui la maintenaient prisonnière au fond d’elle-même. Un mollusque sort de sa coquille au cours de sa mutation. Pourquoi pas elle ? (…) Jour après jour je l’amenais à remettre en cause son propre passé. Partie de là, si elle pouvait le faire craquer, sa myopie intérieure deviendrait une vue de lynx, critique. Peu m’importaient les conséquences : je l’aimais. Elle se débattait et je ne lui laissais pas un moment de répit. » (p. 88-89).

Dès que le cadet part poursuivre ses études en France, une rupture est créée : la mère veut devenir digne de son fils, apprendre, le surprendre à son retour, lui montrer qu’un papillon est sorti de sa chrysalide. La mère part à l’école, surpasse son fils aîné en savoir, prend les rênes du foyer et de sa vie, va semer ses idées auprès de De Gaulle, auprès de ses consœurs… L’amour dépasse la cellule familiale, il s’étend au monde entier.

Une petite perle de la littérature, où guerres et religions sont remises en cause, prônant l’émancipation féminine dans les pays du Maghreb. C’est tout simplement savoureux !

CHRAIBI, Driss. – La Civilisation, ma Mère !… . – Gallimard, 2010. – 180 p.. – (Folio ; 1902). – ISBN 978-2-07-037902-6.<

Acheté fin juin 2010 à la librairie « Les Temps modernes » d’Orléans.

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Entendez-vous dans les montagnes ** à *** de Maïssa Bey (2002)

24.07
2010

Dans le compartiment d’un train français, la narratrice, une Algérienne, est rejointe par un vieil homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs, puis par une jeune fille blonde et lisse, sûre d’elle, Marie. Partagée entre son envie de terminer Le Liseur de Schlink pendant le trajet et la résurgence de souvenirs datant de 1957, à l’époque où son père instituteur mourut torturé par l’Armée française, cette intrusion l’ennuie. Le vieil homme, Jean, entame une conversation qu’elle n’a pas envie de poursuivre, par quelques banalités, un compliment sur son beau pays. Il lui avoue alors qu’il y a passé dix-huit mois, qu’il était appelé. Aussitôt Marie intervient. Son grand-père est pied-noir : il lui a souvent parlé de l’Algérie, mais celle d’avant les « incidents ». Piquée par la curiosité, elle les pousse à lui dévoiler ce qui se cache derrière ce silence obstiné…

« - Personne n’est sorti indemne de cette guerre ! Personne ! Vous entendez !

L’exclamation résonne comme le bruit d’une porte qui claque. Il a brusquement haussé le ton, comme s’il voulait la convaincre, la faire taire peut-être. Mais est-ce vraiment là le seul objet de sa colère ? » (p. 70-71)

Ce huis-clos arrangé autour d’une fille de fellaga, d’un ancien combattant d’Algérie et d’une petite-fille de pieds-noirs, a certes quelque chose de factice, d’autant plus invraisemblable, quand on saisit la nature de l’étrange confrontation entre cette femme et ce vieillard, cette fille de victime et son bourreau. Maïssa Bey elle-même s’en amuse, ironise sur le fait qu’il ne manque plus que la présence d’un harki, pour que le tableau soit complet. Mais la limpidité de son écriture doublée par la concentration de l’effet portée par la brièveté du récit l’emporte sur l’abus de ces coïncidences. Car ce huis-clos vibre et résonne entre ce dont les deux protagonistes se souviennent, ce qu’ils évoquent à demi mot et tout ce qu’ils taisent.

Dans cette confrontation, la réalité s’avère pire que l’imaginaire de cette fillette à qui on a enlevé et torturé le père. C’est d’ailleurs en cela que réside le thème principal de ce court roman : les bourreaux d’une guerre ne sont pas des monstres, ils ressemblent à tout le monde, ils sont des fils, des frères, des maris, des pères aussi, ils vivent et agissent comme leurs victimes, et ce n’est qu’en obéissant aux ordres comme tous leurs confrères enrôlés dans la même galère, au nom d’un territoire, d’une patrie, d’une religion, qu’ils se révèlent capables du pire, en se persuadant d’être du bon côté, voire en obéissant aux ordres, tout simplement.

Or la guerre d’Algérie n’a pas compté de héros dans le camp français. Cette guerre qui ne voulait pas dire son nom, qui cherchait à enrayer la rébellion des habitants de ce pays exploité, voulant s’extraire de leur misère et du joug de l’Etat français, n’a compté que des vaincus, contrairement aux deux autres guerres. Elle a transformé des hommes en tortionnaires ou les a rendus complices par leur silence nourri par la honte.

Il est temps de parler, nous invite ce beau texte, il est temps de dénoncer pour ne plus jamais recommencer.

BEY, Maïssa. – Entendez-vous dans les montagnes. – éditions de l’aube, 2010. – 83 p. : ill. n.b.. – ISBN 978-2-8159-0027-0 : 6,20 euros.
Acheté fin juin 2010 à la librairie « Les Temps modernes » d’Orléans.