Avant le succès de son roman La Montagne de l’âme, et son Prix Nobel de littérature en 2000, Gao Xingjian, romancier, dramaturge proche du théâtre de l’absurde, peintre et poète, n’a cessé de s’interroger sur le langage et l’écriture romanesque, et de publier des nouvelles et des romans dans lesquels il s’essaie à de nouveaux procédés littéraires.
Ce recueil en constitue un excellent exemple, en particulier avec sa dernière nouvelle, la plus récente, proche du Nouveau Roman.
« Une idée me traversa soudain l’esprit :
- Et si on allait y faire un tour ?
Fangfang était assise en face de moi, elle me regardait avec douceur. Elle hocha légèrement la tête. Elle parlait avec les yeux. Nos nerfs sympathiques vibraient à l’unisson. Sans un mot de plus, nous avons descendu subitement nos bagages des filets et nous avons couru vers la sortie du wagon. Une fois sur la quai, nous avons éclaté de rire (…) » (Le Temple, p. 11)
Sa première nouvelle, Le Temple **, parvient à appréhender ces instantanés de bonheur, ces pulsions de vie, qui peuplent simplement le quotidien. Ainsi deux jeunes mariés en voyage de noces sortent de leur train en arrêt pour y découvrir la ville. D’abord déçus, ils décident de poursuivre leur escapade en gagnant un temple en ruines en pleine campagne, celui de la Parfaite Bienveillance… Un pur moment de quiétude poétique.
Dans L’accident ***, l’événement est habilement retranscrit sous les regards et réactions des témoins de la scène. Un chauffeur de bus ne freine pas au passage d’un vieux cycliste tirant un petit garçon dans sa carriole, le renverse et le tue sur le coup dans un bain de sang. Après l’effervescence des premières heures, le calme revient peu à peu… Cette scène de vie quotidienne dénonce la cruauté du progrès technologique et de l’avènement de la société moderne, notamment lors d’un accident de la circulation. Cette nouvelle n’est pas sans me rappeler la dangerosité de la circulation à Shanghaï, où les voitures et bus côtoient ou évitent sans cesse les deux roues qui survivent désormais sur une piste cyclable parallèle.
La crampe * met en scène un homme seul pris de l’envie de partir au loin nager en début de soirée. Quand il est saisi d’une crampe, il croit son heure arrivée et rejoint tant bien que mal la rive, sans que personne ne s’en soit aperçu.
Dans un parc *, un homme retrouve une femme dont il était amoureux enfant. Mais ces retrouvailles sont décevantes. La conversation reste superficielle en apparence, et tourne vers leur métier, leurs enfants, la jeune fille seule sur un banc à qui un garçon a dû poser un lapin,…
Dans Une canne à pêche pour mon grand-père ***, un homme achète une canne à pêche toute neuve pour son grand-père, se sentant toujours coupable de lui avoir casser la sienne, enfant, qu’il chérissait tant. Cet objet fétiche lui rappelle la maison de ses grands-parents, leur quartier, le pont, le lac de son enfance, tous ces lieux qui ont irrémédiablement disparu : le lac aux eaux pestilentielles a fini par être asséché, le pont détruit, d’autres maisons construites. La Chine moderne a effacé les traces de son enfance. Peu à peu les souvenirs se mêlent inextricablement à la réalité… Une nouvelle qui n’est pas sans rappeler, là encore, la triste destruction de leur patrimoine par les Chinois, peu soucieux de leur passé.
Instantanés, enfin, comme son nom l’indique, nous donne à lire des instants de vie capturés un peu au hasard des personnes et des lieux, sans ordre aucun. Alors que la nouvelle précédente conservait toute sa logique d’alternance entre le réel et le passé, celle-ci est déroutante, presque surréaliste ou Nouvelle Vague, telle la technique employée par Alain Resnais dans son film Je t’aime je t’aime.
Ces six nouvelles sans chute (même les témoins dans L’Accident si l’on peut dire), puisque les protagonistes poursuivent ensuite leur vie comme à l’ordinaire, décrivent des instantanés de la vie quotidienne, certains un doux moment de bonheur, d’autres le deuil d’un amour révolu, d’inconnus qu’on oublie, d’une ville, d’une société que l’on ne reconnaît plus… Admirable reflet de ce que j’ai pu vivre le mois dernier en Chine, ce recueil distille les regrets d’une société moderne prônant l’égoïsme issu du libéralisme, la destruction massive pour laisser place au neuf, et donc celle du passé pour faire le grand bond en avant vers le futur…
Vous pouvez aussi regarder une présentation vidéo de ce recueil ici.
XINGJIAN, Gao. – Une canne à pêche pour mon grand-père / trad. du chinois par Noël Dutrait. – Editions de l’aube, 2001. – 121 p.. – ISBN 2-87678-881-0.
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