Mots-clefs ‘roman psychologique’

Le jeu des ombres de Louise Erdrich

24.02
2013

cop. Albin Michel

« Après avoir pas mal cherché, je suppose, tu as trouvé mon agenda rouge. Tu t’es mis à le lire pour découvrir si je te trompais. Le second, que l’on pourrait appeler mon véritable agenda, c’est celui dans lequel je suis en train d’écrire. » (p. 9)

La narratrice, Irene America, entame ainsi un vrai journal secret en lieu sûr, en parallèle du rouge qu’elle ne destine plus qu’à la curiosité de son mari… qui a une fois de plus violé son intimité. Car Gil, son époux, est devenu célèbre en peignant sa femme, belle amérindienne, dont il est follement épris, dans des poses souvent érotiques, parfois humiliantes. Des tableaux que l’aîné de leurs trois enfants découvre en cachette sur internet, dont chacun se souvient en croisant le couple dans les soirées mondaines. Irene va alors vouloir s’amuser en utilisant ce carnet pour manipuler son époux…

Louise Erdrich est actuellement l’une des voix qui comptent outre-Atlantique. Elle signe ici un remarquable thriller psychologique sur l’enfer conjugal, le drame d’un couple prêt à voler en éclats, et brosse en filigrane le portrait d’une Américaine amérindienne comme elle, écrivant une thèse sur George Catlin, le peintre des Indiens, qui a sillonné l’Ouest américain au début du XIXe siècle. Construite en huis-clos, cette histoire de manipulation devient franchement insoutenable lorsque la narratrice en arrive aux dernières extrémités pour rompre avec son époux, qu’elle a cessé d’aimer depuis la naissance du cadet. Un père que l’on sait passablement violent avec ses enfants, dont il n’a pas su se faire aimer. Une histoire attractive – répulsive en diable, que j’ai lu d’une traite, un suspens qui fonctionne bien donc, les meilleurs passages restant ce passé qu’invente dans les détails la narratrice, mais sans cette qualité d’écriture qui m’aurait davantage convaincue.

Un thriller idéal par ce temps froid, au coin du feu.

 

 

 

 

La conscience de Zeno d’Italo Svevo

02.09
2012

cop. Folio

Titre original : La coscienza di Zeno (1923)

C’est pour suivre les conseils de son médecin que Zeno Cosini décide de coucher sur le papier toute sa vie de rentier de fin du 19e siècle. Il commence par une analyse historique de son goût pour le tabac, dont il espère toujours guérir, puis par la gifle de son père mourant, avant de relater son mariage par dépit avec l’une des quatre filles d’un négociant, qui s’achève sur sa bonne réputation de père de famille.

« Pour diminuer son apparence grossière, j’essayai de donner un contenu philosophique à la maladie de la dernière cigarette. On prend une fière attitude et l’on dit : « Jamais plus ! » Mais que devient cette fière attitude si on tient la promesse ? Pour la garder, il faut avoir à renouveler le serment. Et d’ailleurs, le temps, pour moi, n’est pas cette chose impensable qui ne s’arrête jamais. Pour moi, pour moi seul, le temps revient. » (p. 27-28).

Troisième roman d’Italo Svevo, dont la publication en France fut soutenue par James Joyce, ce récit est l’histoire d’une vie somme toute ordinaire, d’un rentier oisif qui semble passif, laissant le cours des événements décider de son destin. Ainsi ses affaires sont gérées par un employé que son père croyait plus capable ; il épouse Augusta par dépit après avoir essuyé le refus de sa soeur, dont il était amoureux ; il la trompe avec une pauvre jeune fille qui voit en lui son sauveur… Embarrassé par ses réflexions et ses hésitations, Zeno ne prend pas réellement d’initiatives dans sa vie, si ce n’est pour prendre constamment des résolutions qui éclatent sous la pression de l’excuse de « la dernière fois ». Il accorde peu de crédit à la psychanalyse qu’il suit, son médecin se bornant à expliquer son comportement par le complexe d’Oedipe. Bref, ce roman psychologique décrit les soubresauts d’un homme avec sa conscience, et qui se met bien souvent dans le pétrin tout seul, sous nos yeux ahuris. Un voyage introspectif non dénué d’humour, dont le meilleur passage reste celui du tout début sur le tabagisme.

 

Offert par Giulia.

 

Le tailleur gris d’Andrea Camilleri

28.10
2008

cop. Métailié

Titre original : Il tailleur grigio (2008)

« Quand elle décidait comment se vêtir, elle n’avait pas de repentir. Sauf que, étrangement, les gestes qu’elle faisait pour se vêtir s’avéraient beaucoup plus provoquants que ceux d’un striptease. Si, par exemple, elle enfilait un pantalon, les mouvements sinueux de son bassin et de ses flancs mimaient impitoyablement un autre mouvement. » (p. 32)

Un ancien directeur de banque, complètement déstabilisé par son premier jour de retraite, reporte toutes ses pensées vers sa jeune et ravissante épouse trentenaire, Adele, que veuf, il a épousé en secondes noces.  Il regrette de ne plus pouvoir assister à son rituel de la salle de bain, accordé à d’autres, comme ce Daniele, ce « neveu », grand, beau et blond, accueilli sous son propre toit, tandis qu’il se retrouve exilé à l’autre bout de la villa. Il devine d’ailleurs les manoeuvres de sa femme pour le savoir occupé ailleurs. C’est peine perdue puisqu’il apprend le lendemain qu’il a une tumeur…

Nulle enquête dans ce nouveau titre de Métailié noir, car l’énigme n’est autre qu’une femme, celle du narrateur, ou plutôt non, car ce dernier la devine trop bien, et la voit venir, avec ses stratégies machiavéliques, jusqu’au jour où on lui apprend le cancer de son époux. Se serait-il trompé à son sujet ? L’aimerait-elle ? Ici, l’auteur sicilien de La disparition de Judas (2002) et de La Pension Eva** (2007) préfère placer le suspens au coeur de la sphère privée, même si la mafia n’est pas loin. L’énigme est d’autant plus cruelle à résoudre, le narrateur étant on ne peut plus lucide sur son mariage sans amour avec une femme plus jeune que lui, avec qui il ne peut espérer partager ses années d’oisiveté de retraité. On pourrait le plaindre, mais non, et puis quoi encore : quand on n’a vécu que pour son travail sans savoir à quoi occuper son temps libre, et que l’on épouse quelqu’un uniquement pour sa jeunesse et sa beauté, pourquoi s’étonner de s’ennuyer à la retraite et de voir sa femme lui préférer des hommes plus jeunes ? Peu d’empathie donc pour le narrateur. Nonobstant, l’originalité du noeud de l’intrigue placé dans l’intimité du couple mérite d’être saluée. A ne pas offrir à un retraité.

CAMILLERI, Andrea. – Le tailleur gris / trad. de l’italien par Serge Quadruppani. – Métailié, 2009. – 135 p.. – (Bibliothèque italienne). – ISBN 978-2-86424-701-2 : 16 €.

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil d’Haruki Murakami

29.09
2005

 

cop. 10/18

Hajime, ayant grandi fils unique dans un Japon aux familles nombreuses, n’a jamais oublié sa meilleure amie de ses douze ans, Shimamoto-San, infirme. Il n’a jamais oublié non plus la douleur qu’il causa à son premier amour, qu’il avait trompée avec sa cousine dans une liaison strictement sexuelle. Après 10 ans de sa vie vécus entre parenthèses, obscur tâcheron chez un éditeur de manuels scolaires, il rencontre celle qui deviendra sa femme et la mère de ses deux filles. Rapidement, il change de vie et gère deux bars de jazz bien cotés. Mais le soir où Shimamoto-San s’assoit sur un tabouret dans son bar, tout bascule…

Un roman simple et structuré où se mêlent sens, souvenirs et désirs. Un ballottement continu entre le sentiment et le désir sexuel bien distincts pour s’achever sur une note de quiétude terriblement lucide et désenchantée.

MURAKAMI, Haruki. – Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil. – Paris : 10/18, 2002. – 223 p. : couv. ill.. – (Domaine étranger ; 3499). – ISBN 2-264-03629-X.

Le ravissement de Lol V. Stein ** de Marguerite Duras (1964)

24.09
2005

Lors d’une soirée au bal, Lola Valerie Stein, fiancée à Mickaël Richardson, assiste sans réaction à la rencontre de ce dernier avec Anne-Marie Stretter, avec laquelle il dansera jusqu’à l’aube, sous le regard tétanisé de sa meilleure amie, Tatiana. Des années ont passé. Lol revient dans sa ville natale avec son mari Jean Bedford et ses trois enfants. Un jour, parcourant les rues sans but, elle suit un bel homme qui part retrouver Tatiana Karl dans une chambre de l’Hôtel des bois. Il s’agit de Jacques Hold, l’amant de son ancienne meilleure amie…

LA scène du roman, c’est celle qui l’initie, celle qui détermine la vie de Lol. Le roman tout entier est raconté par celui qui l’aime, enfin, s’aidant des témoignages et souvenirs de tiers et multipliant les hypothèses. Il en parle comme d’une femme blessée à jamais, d’un être mort, devenue insensible à la joie et à la souffrance. Or c’est en épiant ce couple adultère, mais cette fois en étant maîtresse du jeu, que Lol revit : de nouveau elle désire, elle le désire, et à son tour ravit cet amour à sa meilleure amie.

L’écriture est à la fois sèche et imprécise, ponctuée de phrases courtes et d’énonciations perplexes hésitant sur un diagnostic. C’est une tragédie dont le puzzle est reconstitué par des témoins et des conjonctures, jamais par un narrateur omniscient. Et, au-delà de cette vie meurtrie, c’est n’importe quelle vie qui pourrait elle aussi être entraperçue par ceux qui croient l’avoir percée à jour.

De ce court roman se dégage très nettement l’impression d’un récit psychanalytique dont le sujet d’observation serait Lol V. Stein, un récit troublant, qui se démarque des autres romans de Marguerite Duras, tentant d’aller plus loin dans les frontières de la conscience et de l’inconscient.

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Liquidation ** d’Imre Kertesz (2003)

18.09
2005

Titre original : Felszamolas (2003)
Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

Où a disparu ma critique ? Mystère… En attendant lisez celle du Matricule des Anges.

Actes Sud, 2004. 126 p.

Imre Kertész
1929
Naissance à Budapest
1944
Déportation à Auschwitz-Birkenau
1953
Premiers travaux d’écriture
1975
Parution en Hongrie de Être sans destin
2002
Prix Nobel de littérature

La joie de vivre ** d’Emile Zola (1884)

16.09
2005

Orpheline à 10 ans avec un bel héritage, Pauline Quenu est recueillie par son oncle et sa tante. Douce et calme, elle se fait aussitôt accepter par eux et par son cousin Lazare, qui vient d’obtenir son baccalauréat mais ne rêve que de musique au grand dam de sa mère, qui nourrit beaucoup plus d’ambitions pour lui. Peu à peu, la petite se dévoue entièrement à cette famille d’adoption et à tous ces pauvres gens du village qui envoient leurs enfants mendier auprès d’elle tous les samedis, mais plus encore pour Lazare pour lequel elle va consentir à alléger le paquet de titres dont elle a hérités. Et plus les années passent, plus Lazare change de passions, plus le ménage de la famille vient à manquer, et tandis que le magot s’allège, la famille, ayant mauvaise conscience, commence à beaucoup moins l’aimer…

Ce roman psychologique semble être le plus intimiste de Zola, en ceci que Lazare souffre comme lui de cette idée de sa mort prochaine. Zola essaie ainsi de réagir contre sa propre hantise de la mort en brossant le portrait de ce personnage nerveux, jamais heureux, antinomique de celui de Pauline portée par une pulsion de vie et d’altruisme, contre le scepticisme et le désespoir pour ceux qui sont trop instruits pour croire aux promesses religieuses. Toute une machinerie du corps est ainsi mise en branle dans le roman à travers les maux dont souffrent l’oncle avec sa goutte, puis la tante, et enfin Louise dont l’enfantement est terrifiant. Zola confronte ainsi la maladie, la douleur physique, à la joie de vivre, à la patience de Pauline qui croit en la médecine et en la toute-puissance de la volonté. C’est ainsi que Pauline, en lutte d’abord contre sa jalousie et son besoin d’être aimée, puis pour son droit d’être pleinement femme et mère, atteindra l’ultime abnégation d’elle-même. A tel point que le lecteur est révolté devant cette souffrance morale, il a bien envie de la secouer, et de rêver pour elle d’une autre vie possible que lui laisse entrevoir le cher médecin, seul à voir clair dans son dévouement sans borne.

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