Mots-clefs ‘roman d’aventures’

Limonov d’Emmanuel Carrère (Rentrée littéraire 2011)

09.10
2011

« De Lefortovo, on l’a transféré au camp d’Engels, sur la Volga. (…) dans ce camp les lavabos, faits d’une plaque d’acier brossé surmontant un tuyau de fonte, d’une ligne sobre et pure, sont exactement les mêmes que dans un hôtel, conçu par le designer Philippe Starck, où son éditeur américain a logé Limonov lors de son dernier séjour à New York, à la fin des années quatre-vingt.

Ca l’a laissé songeur. Aucun de ses camarades de détention n’était en mesure de faire le même rapprochement. Aucun, non plus, des élégants clients de l’élégant hôtel new-yorkais. Il s’est demandé s’il existait au monde beaucoup d’hommes comme lui, Edouard Limonov, dont l’expérience incluait des univers aussi variés que celui du prisonnier du droit commun dans un camp de travaux forcés sur la Volga et celui de l’écrivain branché évoluant dans un décor de Philippe Starck. Non, a-t-il conclu, sans doute pas, et il en a retiré une fierté que je comprends, qui est même ce qui m’a donné envie d’écrire ce livre. » (p. 33-34)

Emmanuel Carrère commence ainsi par raconter comment lui est venue l’idée d’écrire un roman sur ce personnage énigmatique, d’abord voyou en Ukraine, poète, puis clochard et valet de chambre d’un milliardaire à New-York, ensuite écrivain à la mode à Paris, soldat dans les Balkans, et enfin chef d’un parti fasciste, étonné que puissent l’apprécier des gens aussi estimables que la journaliste Anna Politkovskaïa.

A l’aide entre autres des romans autobiographiques de Limonov, Emmanuel Carrère questionne alors son parcours, fasciné par l’élan vital de cet homme dont il fait le personnage haut en couleurs d’un roman tout à fait picaresque, courant d’aventure en aventure, multipliant les expériences, se relevant toujours de ses échecs, d’un bout à l’autre du monde.

 

 

 

Mais qu’est-ce qui motive Limonov ?

On a la réponse assez vite. Dès son enfance, sa mère l’habitue à ne pas se plaindre d’un coup, d’une injustice, à toujours être dans le camp des vainqueurs, pas des pleurnichards. Et, adolescent, méprisant son père et son petit boulot de flic médiocre, Limonov décide d’autant plus d’être dans le camp des voyous, mais des « gentlemen – voyous » qu’il entend une nuit son père avouer à sa mère la forte impression qu’a fait sur lui un prisonnier, qualifié de « particulièrement dangereux » dans son dossier, un « homme jeune, toujours calme et poli, parlant un russe élégant et qui, dans sa cellule ou dans le wagon de marchandises, se débrouille pour faire chaque jour sa gymnastique. Ce condamné à mort stoïque et distingué devient pour Edouard un héros. Il se prend à rêver de lui ressembler un jour, d’aller en prison lui aussi, d’en imposer non seulement à de pauvres bougres de flics sous-payés comme son père mais aux femmes, aux voyous, aux vrais hommes – et comme tout ce qu’il a rêvé de faire enfant, il le fera. » (p. 56) Cette prise de conscience de son père déchu de son estime ne sera pas une banale crise d’adolescence  : Limonov gardera toujours ce dégoût de la médiocrité, cette incompréhension devant ses parents et amis englués dans une vie routinière, sans rêve et sans ambition. Tout sauf ça ! Un ami fera émerger son talent de poète, et voilà Limonov prêt à tout, poète voyou, pour devenir célèbre.

Son système de valeurs, différent du nôtre,  s’en trouvera marqué : chevaleresque envers ses compagnes, dont il restera toujours fidèle, courageux et honnête, il préférera la gloire et son intégrité à l’argent et à la servilité. Il aura une attitude qui forcera l’admiration en prison. Cependant, l’homme est loin d’être un héros. On ne peut jamais l’admirer sans aussitôt après nuancer son propos, car cet homme, filmé en train de tirer sur Sarajevo, se revendique aussi proche des idées de Che Guevarra et Lao-tseu que de Le Pen et d’Hitler. Aussi Emmanuel Carrère n’arrive d’ailleurs jamais complètement à sonder le mystère de cet homme : ce n’est pas tant qu’il ignore ce qu’il peut penser, mais plutôt que lui, Emmanuel Carrère, l’enfant sage et intelligent, comme il se décrit lui-même, peut éprouver des difficultés à comprendre le raisonnement politique fascisant de cet homme, plutôt antipathique pour le coup.

Mais assez parler de cet homme, principal sujet de ce livre, que penser de ce roman ? D’ailleurs s’agit-il bien d’un roman ? Cette histoire relatant la vie d’une personnalité âgée de 68 ans aurait pu être qualifiée de biographie… Aurait pu… Ce serait faire fi de la caractéristique d’Emmanuel Carrère qui est de se mettre en scène dans ses romans en tant qu’auteur-narrateur : « La party chez les Liberman, il faudrait idéalement la raconter comme le bal au château de la Vaubyessard dans Madame Bovary, sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage. J’aimerais savoir faire ça, je ne sais pas. » (p. 144), tout comme le rythme allegro qu’il donne à la vie trépidante de ce personnage, rendant la lecture énergique, palpitante, et usant des artifices romanesques pour y parvenir. Au final un bon roman, qui se lit avec infiniment de plaisir et d’intérêt.

 

En écoute la rencontre avec Emmanuel Carrère à la librairie des Temps modernes, le jeudi 29 septembre 2011.

LE livre qui fait parler de lui en cette rentrée littéraire : les critiques de Bernard Pivot, Yasmina Reza, Jérôme Garcin,… ici, recensées sur le site de P.O.L..

Il ne fait plus aucun doute qu’il gagnera un prix. Pas le Goncourt puisqu’il n’est plus sélectionné. Alors lequel ?

Réponse ce mercredi 2 novembre 2011 : le prix Renaudot.

 

CARRERE, Emmanuel. – Limonov. – P.O.L., 2011. – 488 p.. – EAN13 9782818014059 : 20 €.

 

Manituana de Wu Ming

29.11
2009

cop. Métailié

«La chose au pied des guerriers offensait les yeux. La chose au pied des guerriers avait une apparence humaine. Le corps de Samuel Waterbridge était maintenant une proie écorchée, laissée à pourrir au sol.

Molly connaissait la mort, obscène et cruelle, mais elle ne l’avait jamais vue dans le lieu où se conservait la vie. Pas traînée au milieu du village, pas exhibée pour que de jeunes mâles puissent se promettre vengeance. » (p. 62)

 

En 1775, dans un monde baptisé Iroquirlande proche de la frontière canadienne, les colons se disputent les terres des tribus iroquoises dans la vallée mohawk.

 

Hélas, on se doute bien du sort tragique de ces Indiens d’Amériques. Mais dans cette formidable épopée historique, le collectif italien Wu Ming se place du côté des futurs vaincus, hommes comme femmes, Joseph l’interprète ou le jeune Peter comme la sage Molly ou sa nièce Esther, la visionnaire. Et, plutôt que de décrire avec force détails les batailles, il renouvelle le genre du roman d’aventures en hachant ce récit dramatique, dépourvu de manichéisme, par des chapitres brefs et incisifs et des ellipses narratives, où tout est terriblement perçu par ces grands perdants de l’Histoire des Amériques. Un roman foisonnant et passionnant, oui, qui nous prouve qu’il est possible d’écrire d’un même élan à cinq.
Vous pouvez lire d’autres avis particulièrement enthousiastes sur ce roman dans la blogosphère : Journal d’une lectrice, Actu du noir, Sur mes étagères.

Manituana / Wu Ming ; trad. de l’italien par Serge Quadruppani. – Paris : Métailié, 2009. – 507 p. : couv. ill. en coul. ; 22 cm. – (Bibliothèque italienne). – ISBN 978-2-86424-688-6 : 24 €.

Maria Moura de Rachel de Queiroz

27.05
2009

cop. Métailié

Memorial de Maria Moura

A la mort de sa mère, Maria Moura devrait se retrouver à la tête d’un grand domaine. Mais c’est sans compter sur le machiavélisme de son beau-père ni sur la cupidité de ses cousins. Elle n’hésite alors pas à utiliser les hommes à son service pour tuer les obstacles gênants et pour ensuite partir à leur tête, armée et déterminée…

Rachel de Queiroz brosse là le portrait d’une femme extraordinaire, ayant réellement existé, première femme cangaceiro, dont le destin s’apprente à un véritable roman d’aventures… qui m’a laissée de marbre, mais peut-être pas vous ?

 

QUEIROZ, Rachel de. – Maria Moura / trad. du portugais (Brésil) par Cécile Tricoire. – Métailié, 2009. – 522 p.. – (Suite brésilienne ; 148). – ISBN 978-2-86424-682-4 : 13 €.

Paralittératures ** de Daniel Fondanèche (2005)

13.09
2005

Comme l’on distingue le bon grain de l’ivraie, d’aucuns méprisent tels romans dits de gare ou à l’eau de rose, n’accordant leur crédit qu’à la littérature « noble ». Très tôt spécialisé dans la science-fiction, enseignant à Paris VII depuis de nombreuses années sur les paralittératures, Daniel Fondanèche s’est forgé une opinion nuancée mais franche sur la question. C’est donc un volume impressionnant de connaissances dont il fait aujourd’hui profiter tout un chacun, et ce sur toutes les « paralittératures » (terme supplantant depuis 1996 l’expression « littératures marginales » imaginée par Raymond Queneau), ce qui constitue une première parmi tous les ouvrages critiques publiés jusqu’ici. Opérant constamment une filiation entre la littérature lettrée et les paralittératures, décrivant soigneusement le contexte historique, économique et social de leur émergence, et s’attardant plus longuement sur la seconde moitié du 20e siècle, il nous offre une approche sérieuse et pointue de ces genres soit-disants « mineurs » qu’il classe en différents socles : spéculatif pour le roman policier ou fantastique, la science-fiction, l’utopie et la dystopie ; d’aventure pour le roman d’espionnage et le roman de western ; psychologique pour le roman sentimental, « à l’eau de rose » ou érotique ; iconique pour la bande dessinée et le roman-photo ; documentaire pour le roman historique, l’uchronie et le roman rural. Et de conclure que dans la littérature générale comme dans les paralittératures, il est publié de bons comme de mauvais romans, avant de souligner que les dernières s’attachent peut-être davantage au divertissement de son lecteur, mais réagissent certainement plus vite aux changements sociaux.

FONDANECHE, Daniel. – Paralittératures / préface de Pierre Brunel – Vuibert, 2005. – 734 p.. – ISBN : 2-7117-7214-4 : 43 €.