Poésie ! Par quelle magie manifeste-t-elle sa puissance ? Ses valses prosodiques, le doux écho de ses vers, lui accordent la même origine qu’à la musique ou au chant. Création d’une élite, dont l’enthousiasme, cette fureur sacrée au peuple non commun, lui donne des ailes de géant, elle est la révélation d’un monde vers lequel seuls les poètes s’élèvent, mais aussi celle du monde réel que l’homme méconnaît.
C’est avec Le Parti pris des choses, recueil de trente-deux poèmes écrits entre 1924 et 1939 et publié en 1942, que Francis Ponge se fait connaître comme poète :
« Il me restait vingt minutes par jour, le soir, après m’être occupé aussi de ma femme, et avant que le sommeil me tombe dessus (…). La plupart des textes du Parti pris des choses ont été écrits pendant les vingt minutes qui me restaient le soir, avant de m’effondrer le soir dans le sommeil, sommeil d’où je ne ressortais que pour me précipiter dans le métro Télégraphe et rejoindre la station Réaumur, d’où je sortais pour travailler chez Hachette » (Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, p. 77-78)
L’oeuvre de Francis Ponge constitue un reflet de toutes les interrogations du XXe siècle sur l’art : y convergent en effet les plus vigoureuses remises en cause et les réflexions les plus radicales sur les conditions de sa possibilité. Etranger à tout courant poétique, Francis Ponge en inaugure un à lui seul, aux antipodes de la poésie traditionnelle. Selon lui, le poète a le tort d’utiliser les choses en les arrangeant, en les accommodant de manière à mettre en valeur un mot, un signifiant, une sonorité, une prosodie classique, en les idéalisant ou au contraire en les effleurant, sans jamais leur être fidèle. Il oppose alors de façon radicale les poèmes aux choses, en faveur desquelles il se prononce exclusivement. A une poésie qui se veut une fin en soi, Ponge oppose une création poétique qui se veut moyen au service d’une fin, d’une nouvelle lecture du monde, plus objective, qui ne tombe pas dans l’écueil de l’anthropomorphisme (La pluie, La fin de l’automne, Bords de mer, Un rocher). Il prend donc le parti des choses, celui des réalités naturelles ou artificielles délaissées par les poètes, dans l’espoir d’une prise de conscience par l’homme de la valeur particulière des objets domestiqués, avilis (Le cageot, Les plaisirs de la porte, Le morceau de viande), auxquels il ne prête plus attention, d’une réconciliation de l’homme avec le réel, avec sa matérialité. Il s’exprime contre les paroles toutes faites, s’interposant entre l’oeil et l’objet, barrant la voie à toute vision qui ne serait pas, comme celle de la société, utilitariste. Il va donc devoir réinventer une parole vraie, qui ressemble à la réalité physique qu’elle désigne, qui entre en adéquation avec le monde.
Car où commence et où finit la poésie ? D’où nous vient ce sentiment de beauté poétique ? Ponge semble nous répondre par sa quête de l’expression la plus juste : la beauté d’une parole se révèle elle-même par la jubilation qu’elle provoque (l’objoie), par le surplus de sens qu’elle accorde à son objet, par le sentiment d’une perfection dans le relatif qu’elle suscite. Aussi Ponge ne peut-il épuiser les possibilités de décrire une crevette dans tous ses états ou un galet à différentes heures de la journée et des marées. Il se garde bien d’ôter aux choses tout leur mystère…
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Je me souviens avoir découvert les Pièces de Francis Ponge, son autre recueil de Proêmes, en hypokhâgne, et avoir recopié et affiché La Bougie sur le placard de ma chambre, de même que je la contemplais se noyer dans son aliment tard le soir. Presque vingt ans après, en lisant ce recueil, je suis tombée en arrêt sur ces textes qui redonnent tout leur éclat à ces objets, lieux ou personnes qui semblent anodins, et en particulier sur Pluie, La Fin de l’automne, La Bougie, L’Orange, L’Huître, Le Pain, Escargots, Le restaurant Lemeunier rue de la chaussée d’Antin et L’introduction au galet.
A découvrir absolument en contemplant les choses.